»Je ne sais pas si notre petite histoire va vous intéresser, mais, dans tous les cas, nous avons joliment rigolé, nous.
»Tâchez d'arranger ça, vous ferez plaisir à des petites jeunes filles de la rue de la Paix, qui font des chapeaux pour les belles dames et qui vous aiment bien sans vous connaître.
»Et puis, si vous étiez chic et qu'il n'y ait pas derrière vous une terrible madame Alphonse Allais, vous nous feriez signe et vous viendriez un de ces jours nous chercher pour déjeuner, en bons camarades, dans un petit endroit de la rue Saint-Honoré que nous connaissons et où on n'est pas trop mal.
»N'ayez crainte, on ne vous cramponnera pas, car il faut que nous soyons rentrées à une heure.
»N. B.—On n'est pas laides.
»À bientôt?
»Lucienne et Moi.»Eh bien! c'est entendu, Lucienne et vous! Dites-moi le jour et l'endroit. On déjeunera dans le fameux petit endroit, en bons camarades, comme vous dites, car mon cœur, mon pauvre cœur, est devenu la propriété exclusive et définitive d'une jeune princesse toute d'ambre clair, laquelle n'aimerait pas beaucoup, je crois, que je la trompasse déjà.
LE MYSTÈRE DE LA SAINTE-TRINITÉ DEVANT LA JEUNESSE CONTEMPORAINE
Il y a deux ou trois jours, pas plus, j'ai rencontré mon jeune ami Pierre, dont j'eus l'heur de faire la connaissance à Nice, cet hiver.
Aux Champs-Elysées, mon jeune ami Pierre accompagnait, sans enthousiasme, le baby, sa sœur, qui jonchait, inerte, la copieuse poitrine de sa percheronne nounou.
Étendu sur deux chaises tangentes, Pierre affectait des attitudes plutôt asiatiques et ne semblait point s'amuser autrement.
Il m'aperçut, se décliqua, tel le ressort A. Boudin (voyez ce ressort) et vint vers moi, l'œil plein d'une rare désinvolture et, toute large ouverte, sa main loyale:
–Tiens, te v'là, toi!… j'suis pas fâché de te voir. Faudra venir nous dire bonjour… Tu sais que nous sommes revenus de Nice?
–Je m'en doute un peu, à ta seule rencontre.
–C'est vrai!… je suis bête… Viens nous dire bonjour… Maman te gobe beaucoup… Elle dit que rien que de voir ta bobine, ça la fait rigoler.
–Je remercierai Madame ta mère de la bonne opinion…
–Fais pas ça!… Tu seras bien avancé quand tu m'auras fait engueuler comme un pied!
–Et puis, je lui dirai aussi que tu te sers de la détestable expression engueuler, laquelle est l'apanage exclusif de gens de basse culture mondaine.
–Oh! la la! ousqu'est mon monok!… Et puis, tu sais, j' m'en fiche, tu peux lui dire tout ce que tu voudras, à maman. Quand elle est un peu fâchée, je n'ai qu'à lui passer mes bras autour du cou, je l'appelle p'tite mère chérie… je l'embrasse sur les yeux… Et elle ne me dit plus rien.
–Tu as de la chance d'avoir une mère comme ça.
–Eh ben! il ne manquerait plus que ça… C'est vrai, tout de même, j'ai pas trop à me plaindre… Elle est très chouette, maman!
–Dis donc, mon vieux Pierre!…
–Mon vieux Alphonse!…
–Surtout, ne va pas t'offusquer de ce que je te dirai.
–Marche toujours!
–Il me semble que tu ne me tutoyais pas à Nice?
–Ah! oui… tu ne sais pas?
–Non, je ne sais pas.
–Eh ben! mon vieux, maintenant je tutoie tout le monde!
–Tout le monde?
–Tout le monde!… Tiens, le pape arriverait, là, tout de suite, le pape lui-même, en bicyclette, et me demanderait de lui indiquer le boulevard Malesherbes, je lui dirais: «Prends la rue Royale, monte tout droit, et puis, au bout, à gauche, tu trouveras le boulevard Malesherbes.» Et, s'il n'était pas content, le Saint-Père, ça serait le même prix!
–À la suite de quelle évolution ce parti pris t'est-il venu?
–Une nuit que je ne pouvais pas dormir… J'avais pris du café chez des gens qu'on avait dîné… Maman s'était pas aperçu… Et moi, avec tout ça, j'pouvais pas m'endormir… Alors, je pensais à des tas de trucs… Tout d'un coup, je me suis dit que c'était idiot d'employer le pluriel quand on n'avait affaire qu'à un seul type… Tu comprends?
–À merveille.
–Vois-tu, comme c'est bête, quand on n'a qu'un bonhomme ou qu'une bonne femme devant soi, de lui dire: Comment allez-vous? Comme s'ils étaient trente-quatre mille. Alors, je me suis juré, dans ce cas-là, de lui dire, au bonhomme, ou à la bonne femme: Comment vas-tu? Ceux que ça épate, je leur dis: Vous vous croyez donc des tas?
–Bravo, mon vieux Pierre, tu te rapproches de la nature, et de la raison.
–Et puis, tu sais, on m'en fait pas démordre!… Ainsi, l'autre jour, en plein catéchisme, j'ai tutoyé le ratichon.
–Le…?
–Le ratichon… le curé, quoi! Si t'avais vu sa bobine!…
–Tu vas donc au catéchisme?
–Oh! m'en parler pas! C'est assez rasoir!… Je comprends pas que des parents, qui se vantent d'être des gens sérieux, peuvent abrutir des pauv'gosses comme nous à toutes ces… Tiens, j'allais encore employer un mot de basse culture mondaine, comme tu dis.
–Ne te gêne pas avec moi.
–Ce matin, c'était le mystère de la Sainte-Trinité. Te souviens-tu du mystère de la Sainte-Trinité?
–Brumeusement.
–C'est crevant!… Le Père, le Saint-Esprit, le Fils!… Le Père a engendré le Saint-Esprit en se contemplant lui-même… Toi, qui commences à être un vieux type, tu comprends pas grand'chose à ça, déjà? Alors, quoi, nous, les mômes!… Et après, le Père a contemplé le Saint-Esprit, et ils ont engendré le Fils!… C'est dommage, dis donc, qu'on n'ait pas organisé des trains de plaisir pour assister à ça, hein?… Ils sont trois et ils ne sont qu'un… Ils ne sont qu'un et ils sont trois!… Arrange ça… Moi, encore, je ne suis pas trop bête, j'en prends et j'en laisse; mais, autour de moi, au catéchisme, il y a un tas de petites gourdes qui en deviennent gaga. Tiens, veux-tu que je te dise?… Seulement, tu le répéteras pas à p'tite mère, qui coupe un peu dans ces godants-là?
–Tu parles dans l'oreille d'un sépulcre.
–Eh ben! le mystère de la Sainte-Trinité…
–Dis.
–Ça manque de femmes!
LA VAPEUR
Il n'y a qu'à moi que ces veines arrivent.
J'ai rencontré, hier, Valentine, dans des conditions exceptionnellement avantageuses qu'on va pouvoir apprécier plus bas.
Valentine est une jeune personne de Montmartre qui se destine au théâtre.
Son physique est attrayant, ses manières sont accortes, son intelligence pétille, mais son impudicité est notoire dans tout le neuvième arrondissement et une partie du dix-huitième (sans préjudice, d'ailleurs, pour quelques autres quartiers de Paris).
–Que fais-tu par là? m'informai-je après l'avoir baisée sur le front.
–Devine?
–Je ne suis pas somnambule.
–Je sors de chez l'oncle.
(C'est ainsi que la jeune Valentine désigne familièrement le vigoureux cénobite de la rue de Douai.)
–Tu es restée longtemps chez cet esthète?
–Dans les une heure, une heure et demie.
–Mâtin!
–Ah! dame! il n'a plus vingt ans, le pauvr' bonhomme!
–Et il t'a fait répéter le Songe d'Athalie?
–Non, ça n'est plus le Songe qui marche maintenant, c'est les Imprécations de Camille… Une idée à lui.
Et Valentine prit, en disant ces paroles, un air extraordinairement malin, dont je ne sus point percer le sens. Je feignis de comprendre.
Et elle ajouta:
–Ce qui m'embête le plus, c'est que je lui ai dit que je rentrais chez moi, rue Rochechouart. Alors, il m'a priée de remettre au Petit Journal sa chronique de demain.
–Montre.
–Ah! non, par exemple! Tu lui ferais encore des blagues, et il m'attraperait, lors de mes débuts, à la Comédie-Française.
–Poseuse, va!
Toutefois, à la suite d'habiles manœuvres, cinq minutes après ce dialogue, je détenais le manuscrit de M. Francisque Sarcey et j'en copiais le passage suivant, qu'on a pu lire, le même jour, et dans mon journal, et dans le Petit Journal.
M. Marinoni manifesta un vif mécontentement, mais j'ai autre chose à faire dans la vie que de me préoccuper des allégresses ou des déboires de M. Marinoni.
Et puis si M. Marinoni n'est pas content, il sait où me trouver.
LA VAPEUR
«Ah! c'est bien vrai, mes amis, il n'y a encore que les voyages pour apprendre quelque chose! Si on restait chez soi, tous les jours, du matin au soir, je vous demande un petit peu ce qu'on saurait de la vie.
»On n'en saurait rien du tout. Voilà ce qu'on en saurait.
»Ainsi, voilà la vapeur. Tout le monde parle de la vapeur: la vapeur par-ci, la vapeur par-là.
»Mais qui de nous sait exactement ce que c'est que la vapeur?
»J'en excepte, bien entendu, les personnes qui s'occupent spécialement de cette question, ingénieurs, mécaniciens, etc.
»Moi, il y a huit jours, j'étais comme tout le monde: je parlais de la vapeur, mais j'aurais été pendu s'il m'avait fallu dire en quoi consistait ce phénomène.
»La semaine dernière, je suis allé, au Havre, assister à la réouverture du Grand-Théâtre.
»Ah! mes amis, vous n'avez pas idée de ce que je suis populaire au Havre.
»C'est que le Havre est une ville de bon sens qui ne se laisse pas emballer par les idées nouvelles, ou soi-disant nouvelles.
»Au Havre, c'est moi qui vous le dis, le symbole ne ferait pas un sou.
»Ibsen et Wagner sont appréciés à leur juste place, et on leur préfère une bonne représentation du Verre d'eau ou de la Favorite.
»Mais, me voilà parti sur le théâtre, alors que je m'étais proposé d'aborder dans cette causerie la question de la vapeur.
»Quelques Havrais, dont un fort aimable, ma foi, M. Jules Heuzey, m'ont mené voir un transatlantique.
»Les transatlantiques sont ces énormes bâtiments qui font le trajet, chaque semaine, entre le Havre et New-York. C'est même de là que leur vient leur nom de transatlantiques (des mots latins: trans, au delà, et atlanticum, atlantique).
»J'ai pris un vif plaisir à visiter la Touraine, le plus bel échantillon de la Compagnie.
»À Paris, on ne saurait s'imaginer tout le confortable et tout le luxe que l'on peut entasser dans ces maisons flottantes. (Le mot est de M. Jules Heuzey et il est fort juste.)
»Mais c'est surtout la machine, ou plutôt les machines, dont je fus émerveillé.
»Quelle puissance, mes chers amis, et quelle régularité!
»Comment ne point admirer ces monstres de force qui se laissent mener avec la docilité du mouton et l'exactitude du chronomètre?
»Nous étions guidés dans ces merveilleux labyrinthes par le chef-mécanicien lui-même, M. François (François est seulement son prénom, mais son nom est un nom alsacien extrêmement difficile à retenir). M. François nous expliqua avec une bonne grâce, une lucidité d'esprit et un rare bonheur d'expressions, ce que c'est que la vapeur.
»Avez-vous vu bouillir de l'eau?
»Il s'en échappe une sorte de buée qui se dissipe dans l'air. Eh bien! cette buée-là, c'est la vapeur.
»Répandue dans l'air libre, elle n'a aucune force.
»Mais si vous la contraignez à passer dans un espace restreint, oh! alors, elle acquiert une excessive puissance d'extension, et elle met tout en œuvre pour s'échapper de ce milieu confiné.
»C'est cette propriété que les ingénieurs utilisent pour faire marcher leurs machines.
»Et, à ce propos, une remarque assez intéressante.
»Les Anglais dénomment leurs mécaniciens engineers, mot qui, à la prononciation, ressemble à notre mot ingénieur.
»Ingénieur dérive évidemment du mot latin ingenium, qui signifie génie. C'est d'autant plus vrai que le génie est le mot qui sert à désigner la profession des ingénieurs.
»Engineer vient de engine, machine, la traduction de notre mot engin.
»Il serait assez piquant de déterminer le degré de cousinage linguistique entre ingénieur et engineer.
»Jules Lemaître a peut-être son idée là-dessus.
»Mais me voilà loin de la vapeur.
»J'y reviens.
»Les machines à vapeur consistent en de l'eau qu'on fait chauffer dans de gros tubes sur un bon feu de charbon de terre.
»La buée de cette eau est amenée dans une sorte de cylindre où se meut un piston.
»Elle pousse ce piston jusqu'au bout du cylindre.
»Alors, à ce moment, grâce à un mécanisme extrêmement ingénieux, la vapeur passe de l'autre côté du piston qu'elle repousse à l'autre bout du cylindre.
»Et ainsi de suite.
»Il résulte de ce va-et-vient du piston un mouvement alternatif qu'on transforme, par d'habiles stratagèmes, en mouvements rotatoires de roues ou d'hélices.
»Tout cela est très simple, comme vous voyez, mais il fallait le trouver.
»L'éternelle histoire de la brouette qui fut invantée par Descartes (sic).
«Francisque Sarcey.»L'espace restreint, comme dit notre oncle, dont je dispose, me force à n'insérer point l'éloquente à la fois et bonhomme péroraison de cette chronique.
Je le regrette surtout pour vous, pauvres lecteurs!
L'ACIDE CARBONIQUE
C'était un vendredi soir, le dernier jour que je passais en Amérique, peu d'heures avant de m'embarquer, car la Touraine partait dans la nuit, à trois heures.
À une table voisine de celle où je dînais, dînaient aussi deux dames, ou plutôt, comme je l'appris par la suite, deux jeunes filles, dont une vieille.
Ou même, pour être plus précis, une miss et une demoiselle.
La miss était Américaine, jeune et très gentille. La demoiselle était Française, entre deux âges, et plutôt vilaine.
La miss avait, entre autres charmes, deux grands yeux noirs très à la rigolade. La demoiselle s'agrémentait de deux drôles de petits yeux tout ronds, de véritables yeux d'outarde (Bornibus).
Toutes deux parlaient français, la demoiselle très correctement (parbleu! c'est une institutrice); la miss avec un accent et des tournures de phrases d'un comique ahurissant.
Je prêtai l'oreille…
(Je prête assez volontiers l'oreille, fâcheuse habitude, car, un de ces jours, on ne me la rendra pas, et je serai bien avancé!)
Ô joie! Ces deux dames parlaient de la Touraine en termes qui ne laissaient aucun doute… J'allais les avoir comme compagnes de route.
Toute une semaine à voir, plusieurs fois par jour, les grands yeux noirs très à la rigolade de la petite miss!
Tout de suite, j'espérai qu'on enverrait la vieille outarde au lit, de bonne heure, alors que, très tard, la petite miss et moi nous dirions des bêtises dans les coins.
Cependant, se poursuivait la conversation des deux dames.
L'outarde était d'avis qu'on allât tout de suite après dîner au paquebot et qu'on se couchât bien tranquillement.
Miss Minnie (car enfin, voilà deux heures que je vous parle de cette jeune fille sans vous la présenter), miss Minnie disait d'un air résolu:
–Oh! pas tout de suite, coucher! Allons faire une petite tour avant embarquer!
–On ne dit pas une petite tour, mais on dit un petit tour.
–Pourtant on dit la tour Eiffel.
–Ce n'est pas la même chose. Dans le sens de monument, tour est du féminin; dans le sens de promenade, ce mot est masculin.
Les questions de philologie m'ont toujours passionné, et je crois détenir, en cette partie, quelques records.
–Pardon, mademoiselle, intervins-je, la règle que vous venez de formuler n'est pas sans exception. Tour, dans le sens du voyage, n'est pas toujours masculin.
Les yeux ronds de l'outarde s'arrondirent encore, interloqués.
–Il est masculin pour tous les pays, sauf le Cantal, le Puy-de-Dôme et la Haute-Loire.
Du coup, ces dames eurent un léger frisson de terreur. J'étais, sans nul doute, un fou, peut-être furieux, si on le contrariait.
–Parfaitement! insistai-je. Ainsi, l'on dit le tour de France, le tour du monde, mais on dit la tour d'Auvergne.
Ma compatriote s'effondra de stupeur, mais j'eus la joie de voir que Minnie, en bonne petite humouriste yankee, s'esclaffait très haut de mon funny joke.
Alors, nous voilà devenus des camarades.
On fit un petit tour dans quelques roof-concerts, on but des consommations exorbitantes et, finalement, on s'échoua, près du port, dans une espèce de café français, où une clientèle assez mêlée tirait une tombola au profit d'un artiste.
Minnie gagna douze bouteilles de champagne, qu'elle n'hésita pas à faire aussitôt diriger sur sa cabine.
Pas plutôt à bord, elle tint à constater la valeur de son breuvage. Vous me croirez si vous voulez, il était exquis et de grande marque.