(Rien ne m'ôtera de l'idée qu'il ne fût le fruit d'un larcin.)
Comme toutes les Américaines, Minnie adore le champagne, mais pas tant que son institutrice.
La vieille outarde se chargea, à elle seule, de faire un sort aux trois quarts de la bouteille.
Minnie était indignée. Elle me prit à l'écart.
–Est-ce qu'elle va boire toute ma champagne, cette vieux chameau! Tâchez à lui faire une bonne blague pour qu'elle est dégoûtée de cette liquide.
–Si je réussis, miss, que me donnerez-vous?
–Je vous embrasserai.
–Quand?
–Le soir, sur le pont, quand le monde sont en allés coucher.
–Et vous m'embrasserez… bien?
–Le mieux que je pouverai!
–Mazette! espérai-je.
Dès le lendemain matin, devant l'institutrice, j'amenai la conversation sur le champagne.
–C'est bon, c'est même très bon; mais il y a certains tempéraments auxquels l'usage du champagne peut être nuisible et même mortel.
–Ah! vraiment? fit la vieille fille.
–Mais oui. Ainsi, vous, mademoiselle, vous devriez vous méfier du champagne. Ça vous jouera un mauvais tour, un jour ou l'autre.
–Allons donc!
–Vous verrez… C'est de ça qu'est morte madame Beecher-Stowe.
J'avais mon plan. Une vieille plaisanterie, faite jadis à Chincholle au cours d'un voyage présidentiel, me revenait en mémoire.
Le docteur Marion, dont je n'hésite pas à mêler le nom à cette plaisanterie du plus mauvais goût, me fournit une petite quantité d'acide tartrique et de bicarbonate de soude.
À sec, ces deux corps ne réagissent point l'un sur l'autre. Dissous, ils se décomposent: l'acide tartrique se jette sur la soude avec une brutalité sans exemple, chassant ce pauvre bougre d'acide carbonique qui se retire avec une vive effervescence, à l'instar de ces maris trompés qui claquent les portes pour faire voir qu'ils ne sont pas contents.
C'est ce mécontentement bien naturel de l'acide carbonique que les fabricants d'eau de seltz utilisent pour produire leurs eaux gazeuses.
Où plaçai-je ces deux poudres?
Ici, il me faudrait employer l'ingénieux stratagème auquel eut recours naguère George Auriol pour éviter les mots shocking.
Malheureusement, je n'ai pas, comme ce jeune maître, un joli bout de crayon attaché à ma lyre. La seule ressource me reste donc de la périphrase.
Je plaçai mes produits chimiques au fond d'un vase d'ordre tout intime à l'usage coutumier de la vieille outarde, et j'attendis.
Le lendemain, je m'amusai beaucoup au récit du docteur.
Dès le matin, elle l'avait fait mander, et, folle de terreur, lui avait raconté son étrange indisposition.
–Ça moussait! ça moussait! Et ça faisait pschi, pschi, pschi, pschi.
–N'auriez-vous pas bu des boissons gazeuses, hier? demanda-t-il.
–Si, du champagne.
–C'est bien cela. Vous ne pouvez pas digérer l'acide carbonique. Ne buvez plus ni champagne, ni soda, ni rien de gazeux.
Minnie trouva la farce à son goût. Elle me récompensa en m'embrassant le mieux qu'elle put. Et quand les Américaines vous embrassent du mieux qu'elles peuvent, je vous prie de croire qu'on ne s'embête pas.
Et encore j'emploie le mot embrasser pour rester dans la limite des strictes convenances.
THE PERFECT DRINK
Bien que l'heure ne fût pas, à vrai dire, encore très avancée, une soif énorme étreignait les gorges du Captain Cap et de moi (triste conséquence, sans doute, des débauches de la veille.)
D'un commun accord, nous eûmes vite défourché notre tandem, cependant que notre regard explorait l'horizon.
Précisément, un grand café très chic, ou d'aspect tel, se présenta.
Malgré l'apparence fâcheusement heuropéenne (l'h est aspiré) de l'endroit, tout de même nous voulûmes bien boire là.
–Envoyez-moi le stewart! commanda Cap.
–À votre disposition, monsieur! s'inclina le gérant.
–Donnez-nous deux grands verres.
–Voilà, monsieur.
–Je vous dis deux grands verres, et non point deux dés à coudre. Donnez-nous deux grands verres.
–Voilà, monsieur.
–Enfin!… Du sucre, maintenant.
–Voilà, monsieur.
–Non, pas de ces burlesques morceaux de sucre… Du sucre en grain.
–Voilà, monsieur.
–Pas, non plus, de ce sucre de la Havane qui empoisonne le tabac.
–Mais, monsieur…
–J'exige du sucre en grain des Barbades. C'est le seul qui convienne au breuvage que je vais accomplir.
–Nous n'en avons pas d'autre que celui-là.
–Triste! Profondément triste! Enfin…
Et Cap jeta au fond de nos verres quelques cuillerées de sucre qu'il arrosa d'un peu d'eau.
–Et maintenant, deux citrons!
–Voilà, monsieur.
Cap jeta un regard de profond mépris sur les citrons apportés.
–Deux autres citrons!
–Voilà, monsieur.
Ici, Cap entra dans une réelle fureur:
–Je vous demande deux autres citrons!… Entendez-vous? Deux autres citrons! Deux autres! Non point two more, mais bien two other! Des citrons autres! Vous me f…-là des limons de Sicile! alors que je rêve uniquement de citrons provenant de l'île de Rhodes… Avez-vous des citrons provenant de l'île de Rhodes?
–Pas pour le moment.
–Ah! c'est gai! Enfin…
Et Cap exprima dans nos verres le jus des limons de Sicile.
–Du gin, maintenant! Quel gin avez-vous?
–Du Anchor gin et du Old Tom gin.
–Du vrai Anchor?
–Du vrai.
–Du vrai Old Tom?
–Du vrai.
–Et du Young Charley gin? Est-ce que vous en avez?
–Je ne connais pas…
–Alors, vous ne connaissez rien. Enfin…
Et Cap, à chacun, nous versa une copieuse (ah! que copieuse!) rasade de Old Tom gin.
–Remuons! ajouta-t-il.
À l'aide d'une longue cuiller, nous agitâmes ce début de mélange.
–De la glace, maintenant!
–Voilà, monsieur.
–De la glace, ça!
–Mais parfaitement, monsieur!
–D'où vient cette glace?
–De l'usine d'Auteuil, monsieur!
–L'usine d'Auteuil? Elle est peut-être admirablement outillée pour fournir de l'eau bouillante à la population parisienne, mais elle n'a jamais su le premier mot du frigorifisme. Vous pouvez aller lui dire de ma part…
–Mais, monsieur!
–D'ailleurs, je ne connais qu'une glace vraiment digne de ce nom: celle qu'on ramasse l'hiver dans la Barbotte!
–Ah!
–Oui, la Barbotte! La Barbotte est une petite rivière qui se jette dans le Richelieu, lequel Richelieu se jette dans le Saint-Laurent… Et savez-vous le nom de la petite ville qui se trouve au confluent du Richelieu et du Saint-Laurent?
–Ma foi, monsieur…
–Ah! vous n'êtes pas calés en géographie, vous autres Européens! La petite ville qui se trouve au confluent du Richelieu et du Saint-Laurent s'appelle Sorel… Et surtout, n'allez pas confondre Sorel en Canada avec la très jolie et très séduisante Cécile Sorel ou avec Albert Sorel, l'éminent et très aimable nouvel académicien! Jurez-moi de ne pas confondre!
–Volontiers, monsieur!
–Alors, donnez-moi votre sale glace de l'usine d'Auteuil.
–Voilà, monsieur!
Et Cap mit en nos breuvages quelques factices ice-bergs.
–Vous n'avez plus, désormais, qu'à nous apporter deux bouteilles de soda… Quel soda détenez-vous, ici?
–Mais… le meilleur! Du schweppes!
–Ah! Seigneur! Éloignez de moi ce calice! Du schweppes!… Certainement, le schweppes n'est pas une marque dérisoire de soda, mais auprès de celui que fabrique mon vieux old fellow Moonman de Fall-River, le schweppes-soda n'est qu'un fangeux, saumâtre et miasmatique breuvage!… Enfin… Donnez-nous tout de même du schweppes!
–… Dit mon père, hugolâtrai-je.
C'était fait! Nous n'avions plus qu'à lamper notre drink, largement, comme font les hommes libres, forts, rythmiques et qui ont la dalle en pente…
… Quand le gérant eut l'à jamais regrettable idée de nous apporter des chalumeaux.
La combativité de Cap n'en demandait pas davantage.
–Ça, des pailles! fit-il avec explosion.
–Mais, monsieur…
–Non, ça, ça n'est pas des pailles! C'est de la paille, et de la paille périmée, sortant de dessous—saura-t-on jamais?—quelles innommables vaches! Je n'ai point accoutumé à boire en des étables. En allons-nous, mon ami, en allons-nous!
Cap jeta sur le marbre de la table une suffisante pièce de cent sous, et nous partîmes vers le prochain mastroquet, où nous nous délectâmes à la joie d'une chopine de vin blanc, un peu de gomme et un demi-siphon!
CONTE DE NOËL
Ce matin-là, il n'y eut qu'un cri dans tout le Paradis:
–Le bon Dieu est mal luné aujourd'hui. Malheur à celui qui contrarierait ses desseins!
L'impression générale était juste: le Créateur n'était pas à prendre avec des pincettes.
À l'archange qui vint se mettre à sa disposition pour le service de la journée, Il répondit sèchement:
–Zut! fichez-moi la paix!
Puis, Il passa nerveusement Sa main dans Sa barbe blanche, s'affaissa—plutôt qu'il ne s'assit—sur Son trône d'or, frappa la nue d'un pied rageur et s'écria:
–Ah! j'en ai assez de tous ces humains ridicules et de leur sempiternel Noël, et de leurs sales gosses avec leurs sales godillots dans la cheminée. Cette année, ils auront… la peau!
Il fallait que le Père Éternel fût fort en colère pour employer cette triviale expression, Lui d'ordinaire si bien élevé.
–Envoyez-moi le bonhomme Noël, tout de suite! ajouta-t-Il.
Et comme personne ne bougeait:
–Eh bien! vous autres, ajouta Dieu, qu'est-ce que vous attendez? Vous, Paddy, vieux poivrot, allez me quérir le bonhomme Noël!
(Celui que le Tout-Puissant appelle familièrement Paddy n'est autre que saint Patrick, le patron des Irlandais.)
Et l'on entendit à la cantonade:
–Allo! Santa Claus! Come along, old chappie!
Le bon Dieu redoubla de fureur:
–Ce pochard de Paddy se croit encore à Dublin, sans doute! Il ne doit cependant pas ignorer que j'ai interdit l'usage de la langue anglaise dans tout le séjour des Bienheureux!
Le bonhomme Noël se présenta:
–Ah! te voilà, toi!
–Mais oui, Seigneur!
–Eh bien! tu me feras le plaisir, cette nuit, de ne pas bouger du ciel…
–Cette nuit, Seigneur? Mais Notre-Seigneur n'y pense pas!… C'est cette nuit… Noël!
–Précisément! précisément! fit Dieu en imitant, à s'y méprendre, l'accent de Raoul Ponchon.
–Et moi qui ai fait toutes mes petites provisions!…
–Le royaume des Cieux est assez riche pour n'être point à la merci même de ses plus vieux clients. Et puis… pour ce que ça nous rapporte!
–Le fait est!
–Ces gens-là n'ont même pas la reconnaissance du polichinelle… Je fais un pari qu'il y aura plus de monde, cette nuit, au Chat Noir qu'à Notre-Dame-de-Lorette. Veux-tu parier?
–Mon Dieu, vous ne m'en voudrez pas, mais parier avec vous, la Source de tous les Tuyaux, serait faire métier de dupe.
–Tu as raison, sourit le Seigneur.
–Alors, c'est sérieux? insista le bonhomme Noël.
–Tout ce qu'il y a de plus sérieux. Tu feras porter tes provisions de joujoux aux enfants des Limbes. En voilà qui sont autrement intéressants que les fils des Hommes. Pauvres gosses!
Un visible mécontentement se peignait sur la physionomie des anges, des saints et autres habitants du céleste séjour.
Dieu s'en aperçut.
–Ah! on se permet de ronchonner! Eh bien! mon petit père Noël, je vais corser mon programme! Tu vas descendre sur terre cette nuit, et non seulement tu ne leur ficheras rien dans leurs ripatons, mais encore tu leur barboteras lesdits ripatons, et je me gaudis d'avance au spectacle de tous ces imbéciles contemplant demain matin leurs âtres veufs de chaussures.
–Mais… les pauvres?… Les pauvres aussi? Il me faudra enlever les pauvres petits souliers des pauvres petits pauvres?
–Ah! ne pleurniche pas, toi! Les pauvres petits pauvres! Ah! ils sont chouettes, les pauvres petits pauvres! Voulez-vous savoir mon avis sur les victimes de l'Humanité Terrestre? Eh bien! ils me dégoûtent encore plus que les riches!… Quoi! voilà des milliers et des milliers de robustes prolétaires qui, depuis des siècles, se laissent exploiter docilement par une minorité de fripouilles féodales, capitalistes ou pioupioutesques! Et c'est à moi qu'ils s'en prennent de leurs détresses! Je vais vous le dire franchement: Si j'avais été le petit Henry, ce n'est pas au café Terminus que j'aurais jeté ma bombe, mais chez un mastroquet du faubourg Antoine!
Dans un coin, saint Louis et sainte Élisabeth de Hongrie se regardaient, atterrés de ces propos:
–Et penser, remarqua saint Louis, qu'il n'y a pas deux mille ans, Il disait: Obéissez aux Rois de la terre! Où allons-nous, grand Dieu! où allons-nous? Le voilà qui tourne à l'anarchie!
Le Grand Architecte de l'Univers avait parlé d'un ton si sec que le bonhomme Noël se le tint pour dit.
Dans la nuit qui suivit, il visita toutes les cheminées du globe et recueillit soigneusement les petites chaussures qui les garnissaient.
Vous pensez bien qu'il ne songea même pas à remonter au ciel cette vertigineuse collection. Il la céda, pour une petite somme destinée à grossir le denier de Saint-Pierre, à des messieurs fort aimables, et voilà comment a pu s'ouvrir, hier, à des prix qui défient toute concurrence, 739, rue du Temple, la splendide maison:
AU BONHOMME NOËL
Spécialité de chaussures d'occasion en tous genres pour bébés, garçonnets et fillettes
Nous engageons vivement nos lecteurs à visiter ces vastes magasins, dont les intelligents directeurs, MM. Meyer et Lévy, ont su faire une des attractions de Paris.
DÉBUT DE M. FOC DANS LA PRESSE QUOTIDIENNE
Je reçois d'un jeune homme qui signe «Foc» et qui—si mes pronostics sont exacts—doit être l'un des patrons de la célèbre maison Lou, Foc et C
ie
Alors, moi malin, que fais-je? Je publie le petit conte du jeune Foc et, pendant ce temps-là, je vais fumer une cigarette sur le balcon.
La parole est à vous, jeune homme:
UN REMÈDE ANODIN
I
Hercule Cassoulade, voyez-vous, c'était un mâle. Il avait deux mètres dix environ, du sommet du crâne à la plante des pieds, et ses tripes étaient les plus vastes du monde. Il disait en parlant du Pont-Neuf:
–Il est gentil, mais il a l'air bien délicat.
D'une gaieté charmante, avec cela, et si bon enfant que la vue seule d'un malade suffisait à le faire rire.
Or, un jour, chose incroyable, cet homme de bronze prit froid et se mit à tousser, cependant qu'on entendait doucement retentir dans ses larges narines poilues les motifs principaux des Murmures de la Forêt, de Wagner, arrangés pour coryza seul.
Comme une femme, comme un veau, comme un simple mortel, Cassoulade était enrhumé!
II
Il montra quelque impatience, cria:
–Ça commence à m'embêter; je suis bon type, mais je n'aime pas qu'on se foute de moi!
Même, ayant publié ce manifeste, il gifla sans exception tous ceux qui avaient l'air de rigoler, se prit aux cheveux avec son chapeau et, rapide, s'en alla par les grouillantes rues.
Examinant les portes, farouche, le géant marchait… Enfin, vers le soir, il put lire au-dessous d'une sonnette ces mots gravés dans le plus rare porphyre:
Docteur médecin
3 h. à 6 h
Après avoir lacéré des paillassons, enfoncé des portes, étranglé de vagues huissiers, il pénétra comme un obus dans le cabinet d'un prince de la science.
III
Le prince était un vieux petit monsieur pâle et grêle et de qui les traits arborèrent à l'entrée tumultueuse d'Hercule l'expression polie mais réservée de l'antilope des Cordillères quand les hasards de la promenade la mettent subitement en présence de la panthère noire du Bengale.
Il tenta même de s'enfuir; mais Cassoulade le rattrapa d'une main et, de l'autre, tint le crachoir, à peu près dans le sens que voici:
–Je suis un mâle; il me faut un remède sérieux, un remède comme pour cinq chevaux! D'ailleurs, c'est bien simple: si vos médicaments ne me font pas d'effet, je vous casse la gueule.
À cet ultimatum très net, Cassoulade crut devoir ajouter la suivante proclamation:
–Je suis bon type, mais je ne veux pas qu'on se foute de moi!
Le docteur, après avoir ausculté son terrible client, fit entendre ces humbles mots:
–Allez à Arcachon et baladez-vous sous les sapins. La senteur balsamique des sapins est tout ce qu'il y a de meilleur pour l'affection dont vous souffrez.
Il dit, et faisant un bond, se barricada dans sa chambre, sans réclamer ses honoraires.