“Je n’en doutai pas. Je parie que tu es un type qui préfère Romeo et Juliette”. Il n’y avait aucune ironie dans sa voix, il avait fait seulement une constatation.
“Non, monsieur”. Contre-battre était naturel pour moi, comme si nous nous connaissions il y a toujours, et je pouvais être moi-même, complètement, sans subterfuges ou masques. “J’aime seulement les récits au heureux dénouement. La vie est déjà trop amère, pour renchérir avec un livre. Si je n’ai pas la concession de rêver la nuit, je veux le faire au moins le jour. Si je n’ai pas le permis de rêver dans la vie, je veux le faire au moins avec un livre”.
Il songea attentivement mes mots, pendant si beaucoup de temps que je pensais qu’il ne m’aurait pas répondu. Quand j’étais en train de prendre congés, il me retenait.
“Madame Mc Millian t’as dit le nom de cette maison?”
“Elle pourrait même l’avoir fait” admis-je avec un petit sourire. “Toutefois je crains de l’avoir écouté seulement par moitié”.
“Bravo, je me perds après le dixième mot” il se complimenta sans aucune ironie. “Je n’ai jamais eu esprit de sacrifice. Je suis un égoïste adulte”.
“Parfois il faut l’être” dis-je sans réfléchir. “Ou on verra trituré par les expectatives des autres personnes. Et on finira par vivre une vie qui n’est pas la nôtre, mais celle que les autres ont décidé pour nous”.
“Très sage, Mélisande Bruno. Tu as trouvé, seulement à vingt-deux ans, le secret de la sérénité de l’esprit. Ce n’est pas tous les chefs”.
“Sérénité?” répétai-je pleine d’amertume. “Non, la sagesse de comprendre une chose n’implique nécessairement de l’accepter. La sagesse nait de la tête, le cœur suit ses parcours, indépendants et dangereux. Et il tend à faire déviations fatales”.
Il déplaça le fauteuil roulant, en se portant de mon côté du bureau, les yeux pénétrants. “Alors? Etes-vous curieuse d’apprendre la raison du nom Midnight Rose? Ou non?”
“Rose de minuit” traduis-je, en luttant avec l’émotion de l’avoir si proche. J’échappai il y a longtemps la compagnie des mâles, du jour de mon premier et unique rendez-vous. Il fut tellement désastreux qu’il m’avait marqué pour toujours.
“Exactement. Dans cette zone il existe une légende, vieille de plusieurs siècles, peut-être millénaire, d’après laquelle si on assite à la floraison d’une rose à minuit, notre plus grand secret désir sera exaucé par magie. Même s’il s’agit d’un désir obscur et maudit”.
Il serra les mains à poing, presque en me défiant avec son regard.
“Si un désir a comme but celui de nous rendre heureux, n’est jamais obscur et maudit” dis-je avec calme.
Il me regarda avec attention comme s’il ne croyait à peine à ses oreilles.
Il lui échappa un rire presque démoniaque. Un frisson me traversa le corps.
“Très sage, Mélisande Bruno. Je te le concède. Mots scandaleux pour une fille qui ne tuerait un moustique sans se mettre à pleurer”.
“Une mouche peut être. Avec un moustique je n’aurais pas de problèmes” répondis-je lapidaire.
Il devint attentif, encore, une petite flamme lointaine à tiédir le gel de ces yeux foncés. “Combien d’informations précieuses sur toi, Mademoiselle Bruno. En quelques heures j’ai découvert que tu es la fille d’un ex-mineur passionné de Debussy, tu ne peux pas rêver et tu détestes les moustiques. Pourquoi, je me demande. Que t’ont fait ces pauvres créatures?” La dérision était évidente dans sa voix.
“Pauvres des clous !” répondis-je promptement. “Ils sont parasites, ils se nourrissent du sang des autres personnes. Ils sont insectes inutiles, à différence des abeilles, et néanmoins tant sympathiques, comme les mouches”.
Il se battit une main sur sa cuisse, en éclatant de rire. “Sympathiques les mouches? Tu es un drôle de tête Mélisande, et tant, trop, amusante”.
Plus capricieux du temps de mars, son humeur changea brusquement. Le rire s’éteignit dans une toux, et il me regarda encore. “Les moustiques sucent sang puisqu’ils n’ont d’autres choix, ma chère. C’est leur seul moyen de subsistance, tu peux les blâmer? Ils ont goûts raffinés, à différence des mouches tant encensées, habituées à être à leur aise parmi les ordures humaines”.
Je regardai le comptoir du bureau encombré de papiers, mal à l’aise sous le regard de ses yeux glaciaux.
“Qu’est-ce que tu ferais à la place d’un moustique, Mélisande? Tu renoncerais à te nourrir? Tu mourrais de faim pour n’être pas stéréotypée comme un parasite?” Son ton était pressant, comme s’il exigeait une réponse.
Je lui contentai. “Probablement pas. Toutefois je ne suis pas sure. Je devrai être à la place d’un moustique, pour en avoir la certitude. J’aime de croire que je pourrais trouver une alternative”. Je maintins le regard soigneusement détourné de lui.
“Il n’y a pas toujours d’alternatives, Mélisande”. Pendant un instant sa voix tremblait, sous la charge d’une souffrance dont je n’avais aucune idée, avec laquelle passait un accord tous les jours, il y a quinze longues années. “Nous nous verrons à deux heures, Mademoiselle Bruno. Soyez ponctuelle”.
Quand je me retournai vers lui, il avait déjà tourné le fauteuil roulant, en me cachant son visage.
La conscience d’avoir fait une gaffe me broyait le cœur dans un étau, toutefois je ne pouvais pas remédier de toute façon.
Je sortis de la pièce en silence.
Chapitre Troisième
A deux heures, ponctuelle, je me présentai dans le bureau. Kyle était en train d’en sortir, un plateau encore intact entre les mains, l’air de celui qui veut laisser tout et tous et se transférer de l’autre côté du monde.
“Il est de très mauvaise humeur, et il ne veut manger rien” marmonnait-il.
L’idée d’être moi-même la cause involontaire de son état d’âme me toucha dans le profond, dans chaque fibre de mon être, dans chaque cellule. Je n’avais jamais fait du mal à personne, en marchant presque sur la pointe des pieds pour ne pas déranger, en prêtant attention à chaque mot pour ne pas blesser.
Je traversai le seuil, une main appuyée au battant de la porte laissée ouverte par Kyle. A mon entrée ses yeux se levèrent. “Ah, êtes-vous. Entrez, mademoiselle Bruno. Alles-y, s’il vous plait”.
Je ne perdis pas de temps à obéir.
Il poussa sur le bureau des papiers couverts avec une calligraphie subtile masculine. “Envoyez ces lettres. Une au directeur de ma banque, e l’autre aux adresses indiquées au bas de la page”.
“Immédiatement, Monsieur Mc Laine” répondis-je avec déférence.
Quand je levai les yeux sur son visage je remarquai avec joie qu’il était de nouveau souriant.
“Comme vous êtes formelle, Mademoiselle Bruno. Rien ne presse. Ils ne sont pas de lettres si importantes. Ce n’est pas question de vie ou de mort. Je suis un mort vivant il y a trop d’années désormais ”.
En dépit de la cruauté de votre déclaration, il semblait qu’il lui fût retourné la bonne humeur. Son sourire était contaminé, et il échauffait mon âme en émoi. Heureusement il ne restait pas fâché pendant trop de temps, même si ses colères étaient déroutantes et violentes.
“Vous savez conduire, Mélisande? Je devrais vous envoyer à prendre quelques livres à la bibliothèque locale. Vous savez, recherches”. Le sourire fut remplacé par une grimace. “Bien évidemment je ne peux pas y aller” ajouta-t-il, à titre d’explication.
Embarrassée, je serrai encore plus les papiers dans mes mains, au risque de les chiffonner. “Je n’ai pas le permis de conduire, monsieur” je m’excusai.
La surprise altéra ses traits très beaux. “Je pensai que la jeunesse de nos jours serait pressée de croitre exclusivement pour avoir le droit de conduire. Quand même, ils le font déjà avant, et en cachette ”.
“Je suis différente, monsieur” dis-je laconique. Et je l’étais vraiment. Presque aliène dans ma diversité.
Il me scruta avec ses yeux noirs, plus perforantes d’un radar. Je soutins son regard, en inventant sur le moment une excuse plausible.
“J’ai peur de conduire la voiture, et avec une telle prémisse, je ferais des bêtises” expliquai-je rapide, en lissant les plis des papiers que j’avais chiffonné.
“Après si tante sincérité de votre côté, je sens l’odeur de mensonge ” psalmodia-t-il.
“C’est la vérité. Je pourrais vraiment...” Je perdis la voix pendant une longue instante, donc j’essayai encore. “Je pourrais vraiment tuer quelqu’un”.
“La mort est le mal mineur” chuchota. Il baissa les yeux sur ses jambes, et donc il contracta sa mâchoire.
Je me maudis mentalement. Encore. J’étais vraiment un fauteur de troubles, même sans un volant dans les mains. Une menace publique, impardonnable, insensible, habile seulement à faire des gaffes.
“Je vous ai peut-être vexé, Monsieur Mc Laine?” L’anxiété s’était manifestée dans ma question en le réveillant de son survenu torpeur.
“Mélisande Bruno, une jeune femme, arrivé d’où on ne le sait pas, bizarre et amusante comme un dessin animé... Comment peut cette fille vexer le grand écrivain de romans de l’horreur, le satanique et perverse Sébastian Mc Laine?” Sa voix était plate, en contraste avec la dureté de ses phrases.
Je me tordis les mains, nerveuse comme à la première rencontre. “Vous avez raison, monsieur. Je ne suis personne. Et...”
Ses yeux s’effilaient, menaçants. “En effet. Vous n’êtes personne. Vous êtes Mélisande Bruno. Donc vous êtes quelqu’un. Ne permettez à personne de vous humilier, néanmoins à moi-même ”.
“Je devrais apprendre à me taire. Avant d’arriver dans cette maison j’y réussissait très bien” chuchotais-je triste, la tête basse.
“Midnight rose a le pouvoir de retirer le pire de vous, Mélisande Bruno? Ou c’est moi à posséder cette incroyable habilité?” Il me fit un sourire bienveillant, avec la magnanimité d’un souverain.
J’acceptai heureuse cette offre de paix, et je retrouvai le sourire. “Je crois qu’il dépend de vous, monsieur” révélai-je à baisse voix, comme si je confirmais un péché capital.
“Je savais déjà d’être un démon” dit-il solennel. “Mais jusqu’à ce point? Vous me laissez sans mots...”
“Si vous voulez je vous passe le vocabulaire” dis-je en riant. L’atmosphère s’était allégée, et même mon cœur.
“Je crois que le vrai diable êtes-vous, Mélisande Bruno” continua-t-il à me taquiner. “Il est Satane en personne que vous envoie, pour perturber ma tranquillité ”.
“Tranquillité? Vous êtes sûr de ne pas la confondre avec ennui?” badinai-je.
“Si l’était, avec vous ici, je ne serais plus ennuyé, cela est sûr. Peut-être, à cette allure, je finirai pour vous regretter” répondit avec emphase.
Nous étions en train de rire tous les deux, sur la même longueur d’onde, quand quelqu’un frappa à la porte. Trois fois.
“Madame Mc Millian” anticipa-t-il, sans détourner le regard de mon visage.
Je le fis, à contrecœur, pour accueillir la gouvernante.
“Le Docteur Mc Intosh est arrivé, monsieur” dit la bonne femme, une pointe d’anxiété dans la voix.
L’écrivain s’assombrit à l’instant. “Il est déjà mardi?”
“Absolument, monsieur. Voulez-vous que je le fasse entrer dans votre chambre?” demanda-t-elle, gentiment.
“Ça va bien. Appelle Kyle” ordonna-t-il, le ton sec comme un quintal de poudre. Il s’adressa à moi, encore plus sec. “Nous nous verrons après, mademoiselle Bruno”.
Je suivis la gouvernante par les escaliers. Elle répondit à ma question inexprimée. “Le Docteur Mc Intosh est le médecin local. Tous les mardis il vient à visiter Monsieur Mc Laine. A part la paralyse, il est pétant de santé, toutefois il est une consuétude, et même une prudence”.
“Sa...” J’hésitai, indécise dans le choix des mots. “...condition est irréversible?”
“Malheureusement oui, il n’y a pas d’espoirs” il fut sa triste confirmation.
Aux pieds des escaliers un homme attendait, en faisant balancer la mallette avec les outils.
“Donc Millicent? Il a encore oublié la visite?” L’homme me cligna de l’œil, en cherchant ma complicité. “Vous êtes la nouvelle secrétaire, n’est-ce-pas? Il sera votre soin de lui rappeler les prochains rendez-vous. Tous les mardis, à trois heures dans l’après-midi”. Il me tendit la main, en souriant amicalement. “Je suis le médecin au service de la commune. John McIntosh”.
Il était un homme grand, presque de même que Kyle, mais plus ancien, âgée entre les soixante et les soixante-dix.
“Et je suis Mélisande Bruno” dis-je, en retournant la poignée de main.
“Un nom exotique pour une beauté digne des femmes écossaises”. L’admiration dans son regard fut éloquente. Je lui souris avec gratitude. Avant d’arriver dans ce village néanmoins repéré sur les cartes, j’étais considérée mignonne, tout au plus jolie, le plus souvent à peine passable. Jamais belle.
Madame Mc Millian s’éclaira en écoutant ce compliment, comme si elle était ma mère et moi sa fille à marier. Heureusement le médecin était âgé et marié, à juger de la grande alliance à l’annulaire, ou elle se serait donnée de la peine pour combiner un beau mariage, dans le panorama idyllique de Midnight Rose.
Après l’avoir accompagné à l’étage supérieur, elle revint chez moi, une expression coquine sur son visage maigre. “C’est dommage qu’il soit marié. Il serait un parti magnifique pour vous”.
C’est dommage qu’il soit vieux, j’aurais ajouté volontiers. Je me tus juste le temps pour me rappeler que la Mc Millian avait au moins cinquante ans et que probablement elle trouvait le médecin séduisant et désirable.
“Je ne cherche pas de fiancés” je lui rappelai avec fermeté. “J’espère que vous ne voudriez me mettre sur le dos même Kyle”.
Elle hocha la tête. “Il est marié lui aussi. Ou bien... Il est séparé, un cas rare par ici. De toute façon je ne l’aime pas. Il y a quelque chose d’inquiétant et lascif en lui”.
J’allais pour répondre que le lui potentiel devait d’abord plaire à moi, mais enfin je renonçai. Surtout puisque moi-aussi j’aimais Kyle moi non plus. Il n’était pas exactement le type d’homme que j’aurais aimé revers, si j’en aurais été capable. Non, j’étais injuste. La vérité était que, après avoir rencontré l’énigmatique et compliqué Sébastian Mc Laine, il était difficile de trouver quelqu’un à sa hauteur. Je me donnais mentalement de la stupide. Pathétique et banal tomber dans le filet tendu par le bel écrivain. Il était seulement mon employeur, et je ne voulais pas finir comme millions d’autres secrétaires, tombées amoureuses sans espoir de leurs chefs. Fauteuil roulant ou non, Sébastian Mc Laine était hors de ma portée.
Incontestablement.
“Je vais à l’étage supérieur” dis-je. “Quel est d’habitude la durée des visites?”
La gouvernante rit joyeusement. “Bien plus que ce que Monsieur Mc Laine peut supporter”. Elle se lança dans une série de contes ayant comme sujet les visites médicales. Je les tuais dans l’œuf, avec la conviction bien fondée que si je ne l’aurais fait à temps je me serais trouvée encore là, à l’écoute ininterrompue, le mardi suivant.
J’étais sur le palier, mes pas amortis par les tapis doux, quand je vis Kyle sortir d’une chambre de lit. Il me parût que c’était celle de notre commun employeur.
Il me vit et il me fit signe de façon confidentielle. Je restai sur la réserve, déterminée à ne l’encourager pas. Madame Mc Millan avait raison, pensai-je, tandis qu’il se rapprochait. Il y avait quelque chose de profondément dérangeant en lui.
“Tous les mardis la même rengaine. Je voudrais que Mc Intosh arrêtât ces visites inutiles. Le résultat est toujours le même. Après qu’il sera parti, ce serait à moi de subir la mauvaise humeur de son patient ”. Son sourire s’élargit. “Et toi”.
J’haussai les épaules. “C’est notre travail, non? Nous sommes payés même pour ça?”
“Peut-être pas assez. Il est vraiment insupportable”. Le ton de sa voix était si irréfléchi qui me laissa stupéfaite. Je n’étais pas sûre qu’il s’agissait seulement de la franchise typique des villageois, spontanés dans ses évaluations émoussée. Quelque chose d’autre se passait, comme une sorte d’envie vers ceux qui pouvaient se permettre de ne pas travailler, si ce n’était pour hobby, comme Mc Laine. Envie pour lui, même s’il était relégué sur un fauteuil roulant, plus emprisonné qu’un forçat.