Keri repoussa sa pulsion de vouloir y rentrer et d’arracher le gars de là. Même sans l’insigne, c’était son inclinaison naturelle. Mais elle ne savait pas s’il s’agissait d’un client et si l’activité en cours faisait partie des procédures standards.
Ses tristes expériences lui avaient apprises que parfois, venir à la rescousse était contre-productif sur le long terme. S’il s’agissait d’un client et que Keri l’interrompait, le type pourrait s’énerver et se plaindre au proxénète de Lupita, qui se vengerait sur elle. À moins qu’une fille soit prête à changer de vie pour de bon, comme c’était le cas de Susan Granger, s’interposer tout en suivant la loi ne ferait qu’empirer les choses pour elle dans l’ensemble.
Keri s’avança un peu plus dans la chambre et son regard croisa celui de Lupita. La frêle fille aux cheveux sombres et bouclés lui envoya un regard familier, un mélange d’imploration, de peur et de mise en garde. Keri sut presque immédiatement ce que cela signifiait. Elle avait besoin d’aide, mais pas trop.
C’était clairement un client, peut-être un nouveau, une surprise de dernière-minute, parce qu’il était là quand Lupita avait accepté de rencontrer Keri. Mais on lui avait demandé de le servir quand même. Il était probable que les gifles n’étaient pas prévues. Mais elle n’était pas en position d’objecter au cas où son proxénète en avait donné la permission.
Keri savait comment gérer cela. Elle s’avança rapidement et silencieusement tandis qu’elle sortait une matraque en caoutchouc de la poche de sa veste. Lupita écarquilla les yeux et Keri comprit que le client avait remarqué. Il commençait tout juste à se retourner pour regarder derrière lui lorsque la matraque entra en contact avec l’arrière de son crâne. Il tomba en avant et s’effondra sur la fille, inconscient.
Keri leva un doigt devant ses lèvres pour indiquer à Lupita de rester silencieuse. Elle fit le tour du lit pour s’assurer que le client était vraiment assommé. Il l’était.
— Lupita ?
La fille hocha la tête.
— Je suis le détective Locke, dit-elle, négligeant de préciser que pour le moment, elle n’était techniquement plus détective. Ne t’inquiète pas. Si nous sommes rapides, ce ne sera pas un problème. Si ton proxénète demande, voilà ce qui s’est passé : un petit type caché par une cagoule est entré, a assommé ton client et volé son portefeuille. Tu n’as jamais vu son visage. Il a menacé de te tuer si tu faisais un bruit. Quand je quitterai la chambre, tu compteras jusqu’à vingt, puis tu crieras à l’aide. Il n’y a aucune raison de te blâmer. D’accord ?
Lupita hocha une nouvelle fois la tête.
— Ok, dit Keri tandis qu’elle fouillait les poches du jean de l’homme et en tirait son portefeuille. Je ne pense pas qu’il restera inconscient plus d’une minute ou deux, alors allons droit au but. Susan a dit que tu avais entendu des types parler de la Vista, disant qu’elle aurait lieu demain soir. Tu sais qui parlait ? L’un deux était-il ton proxénète ?
— Non, non, murmura Lupita. Je n’ai pas reconnu les voix. Et quand j’ai regardé dans le couloir, ils étaient partis.
— Ce n’est pas grave. Susan m’a raconté ce qu’ils disent à propos de ma fille. Je veux que tu te concentres sur l’emplacement. Je sais qu’ils organisent toujours le truc de la Vista à Hollywood Hills. Mais est-ce qu’il y a plus de détails que ça ? Est-ce qu’ils ont parlé d’une rue ? D’un quelconque point de repère ?
— Ils n’ont pas parlé de rue. Mais l’un d’eux se plaignait que ça allait être plus difficile que l’an dernier parce que ça allait être gardé. En fait, il a dit « le domaine est gardé ». Alors j’imagine que c’est plus qu’une simple maison.
— C’est très bien, Lupita Autre chose ?
— L’un d’eux a dit qu’il était déçu car ils ne seraient pas assez proches pour voir le panneau Hollywood. J’imagine que l’an dernier, la maison était juste à côté. Mais cette fois, ils seront trop loin, dans une zone différente. Est-ce que ça vous aide ?
— En fait, oui. Ça veut dire que c’est sans doute plus proche de West Hollywood. Ça réduit les recherches. C’est vraiment d’une grande aide. Tu as autre chose encore ?
L’homme sur elle gémit doucement et commença à remuer.
— Je ne vois rien d’autre, murmura Lupita de façon à peine audible.
— Ce n’est pas grave. C’est plus que ce que j’avais avant. Tu m’as beaucoup aidé. Et si jamais tu décides de vouloir changer de vie, tu peux me contacter via Susan.
Lupita, malgré sa situation, sourit. Keri enleva sa casquette, sortit une cagoule noire de sa poche et l’enfila. Il y avait de petites fentes pour les yeux et la bouche.
— Maintenant, souviens-toi, dit-elle d’une voix grave pour masquer sa vraie voix, attends vingt secondes ou je te tue.
L’homme sur Lupita revenait à lui, Keri pivota donc et se précipita hors de la chambre. Elle courut dans le couloir et avait descendu la moitié des escaliers lorsqu’elle entendit les cris à l’aide. Elle les ignora et avança jusqu’à la porte d’entrée, où elle retira la cagoule, l’enfourna dans sa poche et mis la casquette à la place.
Elle fouilla le portefeuille du type, et, après avoir pris l’argent, un total de vingt-trois dollars, elle le jeta dans un coin près de la porte. Aussi tranquillement que possible, elle retraversa la rue et marcha jusqu’à sa voiture. Alors qu’elle montait à bord, elle entendit les cris d’hommes en colère provenant de la chambre de Lupita.
Lorsqu’elle se fut éloignée de la zone, elle appela Ray pour voir s’il avait eu de la chance avec sa piste. Il décrocha après une sonnerie, et en entendant sa voix, elle devina que cela ne s’était pas bien passé.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-elle.
— C’est une impasse, Keri. Je suis remonté sur dix ans et je n’ai trouvé aucun dossier d’une ancienne enfant star retrouvée la gorge tranchée. J’ai bien retrouvé un dossier d’une ancienne enfant actrice du nom de Carly Rose qui a connu une mauvaise période et qui a disparue adolescente. Elle aurait environ vingt ans maintenant. Ça pourrait facilement être elle. Ou elle pourrait juste avoir fait une overdose dans un tunnel du métro et n’avoir jamais été retrouvée. Dur de dire. J’ai aussi trouvé des dossiers d’autres filles entre onze et quatorze ans qui correspondent à une description similaire, gorges tranchées. Les corps laissés dans des dépotoirs ou même au coin des rues. Mais en général, ce sont des filles qui étaient à la rue depuis un moment. Et elles sont vraiment étalées dans le temps.
— Ça me semble en fait assez logique, dit Keri. Ces gens n’auraient sans doute aucun scrupule à se débarrasser des corps des filles qui travaillaient dans la rue ou qui n'avaient pas de famille. Mais ils n’auraient pas voulu attirer l’attention en laissant les corps de filles venant de bonnes familles récemment enlevées ou d’une fille célèbre. Ça aurait pu entraîner des vraies enquêtes. Je parie que ces filles ont été brûlées, enterrées ou jetées dans l’océan. C’est de celles pour qui personne ne mènerait d’enquête qui étaient abandonnées n’importe où.
Keri choisit d’ignorer le fait qu’elle avait dit tout cela de façon si factuelle. Si elle y réfléchissait, elle serait dérangée par la façon dont elle s'est habituée à ce genre d'atrocités.
— Ça colle, acquiesça Ray, d’un ton tout aussi imperturbable. Ça pourrait aussi expliquer les écarts d’années. S’ils utilisaient une prostituée de rue une année, puis utilisaient quelques filles de banlieues kidnappées avant de revenir à une autre prostituée adolescente, il serait plus dur d’établir une connexion. Je veux dire, si une prostituée adolescente apparaissait une fois par an, la gorge tranchée, ça pourrait aussi attirer l’attention.
— Tu marques un point, dit Keri. Alors, il n’y avait rien sur quoi se baser pour continuer.
— Nan, désolé. Tu as eu plus de chance ?
— Un peu. D’après ce qu’a dit Lupita, il semble que l’emplacement pourrait se trouver à West Hollywood, dans un domaine gardé.
— C’est prometteur, nota Ray.
— J’imagine. Il y en a des centaines comme ça dans ces collines.
— On peut demander à Edgerton de les comparer pour voir si les titres de propriété correspondent à ceux de quelqu'un que nous connaissons. Avec des sociétés écrans, c’est peu probable. Mais on ne sait jamais ce que ce gars peut nous trouver.
C’était vrai. Le détective Kevin Edgerton était un génie lorsqu’il s’agissait de quoi que ce soit de technologique. S’il y avait bien quelqu’un qui pouvait établir un lien significatif, c’était lui.
— Ok, demande-lui de le faire, dit Keri. Mais qu’il le fasse hors du radar. Et ne lui donne pas trop de détails. Moins de gens savent ce qu’il se passe, moins grandes sont les chances que quelqu’un prévienne par inadvertance les mauvaises personnes.
— Compris. Tu vas faire quoi ?
Keri réfléchit un moment et réalisa qu’elle n’avait plus de nouvelles pistes à suivre. Cela signifiait qu’elle devait faire ce qu’elle faisait toujours lorsqu’elle se retrouvait au pied d’un mur, repartir de zéro. Et elle réalisa qu’il y avait une personne avec qui elle avait définitivement besoin d’un nouveau départ.
— En fait, dit-elle, est-ce que tu peux demander à Castillo de m’appeler, mais qu’elle le fasse de dehors avec son téléphone ?
— D’accord. À quoi tu penses ?
— Je pense qu’il est temps que je reprenne contact avec une vieille amie.
CHAPITRE 4
Keri attendait avec anxiété dans sa voiture, les yeux rivés sur l’horloge tandis qu’elle patientait devant les bureaux du Weekly L.A., le journal alternatif où elle avait demandé à l’officier Jamie Castillo de la retrouver. C’était également ici que son amie, Margaret « Mags » Merrywether travaillait en tant que chroniqueuse.
Le temps commençait à manquer. Il était déjà 12h30, vendredi, soit environ trente-six heures avant que sa fille ne soit violée et tuée rituellement pour le plaisir d’un groupe d’hommes riches à l’âme mauvaise.
Keri vit Jamie descendre la rue et elle chassa les idées noires de son esprit. Elle devait rester concentrée pour trouver un moyen d’empêcher la mort de sa fille et ne pas rester obsédée par l'horreur de la façon dont ça pourrait se dérouler.
Comme elle l’avait demandé, Jamie portait une veste civile par-dessus son uniforme afin de moins attirer l’attention. Keri lui fit un signe de main depuis le siège conducteur pour attirer son attention. Jamie sourit et se dirigea vers la voiture, ses cheveux noirs volants sous l’effet du vent amer en dépit de la queue de cheval qui les retenaient. Elle dépassait Keri de quelques centimètres et était également plus athlétique. Elle était une passionnée de parkour et Keri avait vu ce qu'elle pouvait faire sous la contrainte.
L’officier Jamila Cassandra Castillo n’était pas encore détective. Mais Keri était certaine qu’une fois qu’elle le serait, elle ferait un excellent détective. En plus de ses compétences physiques, elle était coriace, intelligente, acharnée et loyale. Elle avait déjà mis sa propre sécurité et même son travail en danger pour Keri. Si elle ne faisait pas déjà équipe avec Ray, Keri savait sur qui se porterait son choix.
Jamie monta dans la voiture avec précaution, grimaça involontairement et Keri se rappela pourquoi. Pendant la chasse au suspect qui avait infligé ses blessures actuelles à Keri, Jamie s’était retrouvée à proximité d’une bombe qui avait explosé à l’appartement du type. L’explosion avait tué l’un des agents du FBI, brûlé grièvement l’autre et laissé Ray avec un tesson de verre fiché dans sa jambe droite, quelque chose dont il n’avait pas reparlé depuis. Jamie s’en était sortie avec une commotion et de sérieux bleus.
— Tu ne viens pas de sortir de l’hôpital aujourd’hui ? demanda Keri, incrédule.
— Si, dit-elle, la fierté résonnant dans sa voix. Ils m’ont laissé sortir ce matin. Je suis rentrée chez moi, j’ai mis mon uniforme puis je suis allée au travail dix minutes plus tard. Mais le lieutenant Hillman m’a laissé un peu de répit.
— Comment vont tes oreilles ? demanda Keri qui faisait référence à la perte d’ouïe de Jamie dont elle avait souffert après l’explosion de la bombe.
— Je t’entends parfaitement maintenant. J’ai des bourdonnements intermittents. Les médecins disent que ça devrait passer dans une semaine ou deux. Pas de dommages irrémédiables.
— Je n’arrive pas à croire que tu travailles aujourd’hui, murmura Keri en secouant la tête. Et je ne peux pas croire que je te demande de te surpasser pour ton premier jour de retour.
— Ce n’est pas un problème, lui assura Jamie. J’avais besoin de sortir un peu. Tout le monde me traitait comme si j’étais en sucre. Mais il faut que je reprenne du service tout de suite sinon je me pends. J’ai apporté ce que tu m’as demandé.
Elle sortit un dossier de son sac et le tendit à Keri.
— Merci !
— Pas de problème. Et avant que tu le demandes, j’ai utilisé le nom d'utilisateur « général » lorsque j'ai fait des recherches dans la base de données, ils ne pourront pas remonter jusqu’à moi. J’imagine qu’il y a une bonne raison pour que tu ne veuilles pas que j’utilise mon propre nom d’utilisateur. Et j’imagine aussi que tu as une bonne raison de ne pas m’avoir expliqué pourquoi tu as demandé ces trucs ?
— Tu imagines bien, dit Keri qui espérait que Jamie s’en tiendrait là.
— Et j’imagines que tu ne vas pas me dire ce qu’il se passe ou me laisser aider d’une quelconque façon ?
— C’est pour ton bien, Jamie. Moins tu en sais, mieux c’est. Et moins de gens savent que tu m’as aidé, mieux c’est pour ce que je fais.
— Ok. Je te fais confiance. Mais si à un moment donné tu as besoin d’aide, tu as mon numéro.
— Oui, dit Keri avant de presser la main de Castillo.
Elle attendit jusqu’à ce que l’officier revienne à sa voiture et s’engage dans la rue avant de sortir de la sienne. Tenant fermement contre son corps le dossier donné par Castillo, Keri se dépêcha de gravir les marches du Weekly L.A. et de rentrer dans le bâtiment, où Mags, et des réponses, espérait-elle, l’attendaient.
*
Deux heures plus tard, quelqu’un frappa à la porte de la salle de conférence dans laquelle Keri avait installé ses quartiers et passé en revue des documents. La grande table au centre de la pièce était recouverte de papiers.
— Qui est là ? demanda-t-elle. La porte s’ouvrit légèrement. C’était Mags.
— Je passais juste pour vérifier si tout allait bien, dit-elle. Je voulais voir si tu avais besoin d’aide, ma chérie.
— En fait, j’aurais bien besoin d’une pause. Entre.
Mags s’avança, ferma la porte derrière elle et la verrouilla puis s’assura que les stores étaient bien complètement fermés afin que personne ne les voit, et la rejoignit. Encore une fois, Keri s’émerveilla d’être devenue amie avec ce qui était pour ainsi dire la version vivante de Jessica Rabbit.
Margaret Merrywether mesurait un peu plus de 1m80, même sans les talons hauts qu’elle avait l’habitude de porter. Digne d’une statue, avec une peau d’un blanc laiteux, des courbes amples, des cheveux roux flamboyants assortis à ses lèvres rouge rubis et des yeux vert vif, elle semblait sortir des pages d'un magazine de haute couture pour amazones.
Et tout cela, c’était avant qu’elle n’ouvre la bouche pour révéler un accent qui faisait penser à Scarlett O’Hara, légèrement coupé par une langue acidulée qui tenait plus de Rosalind Russell dans His Girl Friday. Seul ce ton légèrement mordant faisait allusion à l'alter ego de Margaret (Mags pour ses amis). Il s’était avéré qu'elle était aussi connue sous le pseudonyme de « Mary Brady », la chroniqueuse du journal alternatif qui avait fait tomber des politiciens locaux, découvert des malversations d'entreprise et dénoncé des policiers corrompus.