« Eh bien, si c’est le cas, ils ne nous en ont pas informés, » dit Deb.
« Deb… écoute, » dit Kate, en serrant de manière réconfortante la main de son amie. « C’est encore très récent. Attends quelques jours et tu commenceras à voir les choses de manière plus rationnelle. J’ai vu ça des centaines de fois. »
Deb secoua la tête. « J’en suis sûre, Kate. Ils sont sortis ensemble pendant trois ans et je ne lui ai jamais fait confiance. Nous sommes certains qu’il l’a frappée au moins à deux reprises mais Julie n’a jamais voulu en parler. Il avait mauvais caractère. Même lui le dit. »
« Je suis sûre que la police… »
« Nous te le demandons comme une faveur, » l’interrompit Deb. « Je veux que tu y jettes un coup d’œil. Je veux que tu t’impliques dans cette affaire. »
« Deb, je suis à la retraite. Tu le sais, non ? »
« Je le sais. Mais je sais aussi combien le boulot te manque. Kate… l’homme qui a assassiné ma fille n’a rien eu de plus qu’une petite frayeur et quelques heures dans une salle d’interrogatoire. Et maintenant, il est confortablement installé chez lui pendant que je suis occupée à organiser l’enterrement de ma fille. Ce n’est pas juste, Kate. S’il te plaît… est-ce que tu peux y jeter un coup d’œil ? Je sais que tu ne peux pas le faire de manière officielle mais… quoi que tu puisses faire, je t’en serais vraiment reconnaissante. »
Il y avait tellement de chagrin dans le regard de Deb que Kate le ressentit jusqu’au fond de son âme. Tout lui disait de camper sur ses positions – de ne pas donner de faux espoirs à Deb. Mais en même temps, Deb avait raison. Son boulot lui avait vraiment manqué. Et même s’il s’agissait juste de donner quelques coups de fil au commissariat de Richmond ou même à ses anciens collègues du FBI, c’était déjà quelque chose.
Ce serait en tout cas toujours mieux que de continuer à penser de manière obsessive à sa carrière passée, en faisant des visites en solitaire au stand de tir.
« Voici ce que je peux faire, » dit Kate. « Quand j’ai pris ma retraite, j’ai aussi perdu toute mon influence. Bien sûr, ça arrive qu’on m’appelle de temps en temps pour avoir mon avis, mais je n’ai plus aucune autorité. De plus, cette affaire serait de toute façon en-dehors de ma juridiction, même si j’étais encore en service. Mais je vais passer quelques coups de fil à mes anciens contacts et m’assurer que les preuves qui ont permis de le relâcher sont solides. Franchement, Deb, c’est le mieux que je puisse faire. »
Elle vit tout de suite la gratitude envahir le visage de Deb et de Jim. Deb l’embrassa à nouveau mais cette fois-ci, elle sanglota. « Merci. »
« Ce n’est pas un souci, » dit Kate. « Mais je ne peux vraiment rien promettre. »
« Nous le savons, » dit Jim. « Mais au moins maintenant, nous savons aussi que quelqu’un de compétent veille sur nous. »
Kate n’était pas à l’aise avec l’idée qu’ils la voient comme une force de police personnelle pour les aider. Et elle n’aimait pas non plus le fait qu’ils partent du principe que la police ne soit pas de leur côté. Mais elle savait aussi que ça avait beaucoup à voir avec le chagrin qu’ils ressentaient et la manière dont ça les aveuglait dans leur recherche de réponses. Alors elle décida de fermer les yeux là-dessus pour l’instant.
Elle se rappela combien elle était fatiguée vers la fin de sa carrière – pas vraiment physiquement mais plutôt émotionnellement. Elle avait toujours adoré son boulot, mais il lui arrivait également souvent de clôturer une enquête et de se dire : Mon dieu, ça commence à me fatiguer, tout ça…
Ça lui était arrivé de plus en plus souvent au cours des dernières années.
Mais cette fois-ci, il n’était plus question d’elle.
Elle serra son amie dans ses bras et se rendit compte que, malgré tous les efforts déployés pour laisser le passé derrière soi – que ce soit une relation ou une carrière – il parvenait toujours à nous rattraper.
CHAPITRE TROIS
Kate ne perdit pas une minute. Elle rentra chez elle et resta assise un moment à son bureau. Elle regarda par la fenêtre, en direction de son petit jardin. Les rayons du soleil traversaient la vitre, projetant un rectangle de lumière sur le parquet en bois. Le parquet, comme le reste de la maison, montrait les marques et les cicatrices de sa construction dans les années 20. Cette maison était située dans le quartier Carytown de Richmond, un endroit où Kate n’avait pas l’impression d’être à sa place. Carytown était un petit quartier branché de la ville et elle savait déjà qu’elle finirait sûrement par en déménager très bientôt. Elle avait assez d’argent pour acheter une maison où elle voulait mais l’idée seule de déménager l’épuisait.
C’était ce genre de manque de motivation qui avait peut-être fait que la retraite soit si difficile pour elle. Et à ça, se combinait le fait qu’elle refuse d’oublier la personne qu’elle avait été au cours de ces trente années passées au FBI. Quand ces deux émotions se combinaient, elle se sentait le plus souvent démotivée et perdue.
Mais maintenant il y avait la demande faite par Deb et Jim Meade. Bien sûr, c’était une demande peu judicieuse mais Kate ne voyait pas ce qu’il y avait de mal à passer quelques coups de fil. Si elle n’obtenait aucune information, elle pourrait toujours rappeler Deb pour lui dire qu’elle avait fait de son mieux.
Son premier appel fut au commissaire adjoint de la police d’État de Virginie, un homme du nom de Clarence Greene. Ils avaient travaillé en étroite collaboration sur différentes enquêtes au cours des dix dernières années de sa carrière et ils se vouaient un respect mutuel. Elle espérait que l’année écoulée n’avait pas totalement balayé cette relation. Sachant que Clarence ne se trouvait jamais dans son bureau, elle choisit d’appeler directement sur son portable.
Au moment où elle commençait à croire qu’il n’allait pas décrocher, elle fut accueillie par une voix familière. Pendant un instant, Kate eut l’impression de n’avoir jamais quitté son boulot.
« Agent Wise, » dit Clarence. « Comment allez-vous ? »
« Bien, » dit-elle. « Et vous ? »
« Comme d’habitude. Mais je dois admettre… que je pensais ne plus jamais voir votre nom s’afficher sur l’écran de mon téléphone. »
« Oui, à ce sujet, » dit Kate. « Je suis désolée de vous demander ça après plus d’une année de silence, mais j’ai une amie qui vient juste de perdre sa fille. Je lui ai promis que je garderais un œil sur l’enquête. »
« Qu’est-ce que vous voulez savoir ? » demanda Clarence.
« Eh bien, le suspect principal était l’ex petit ami de sa fille. Apparemment, il a été arrêté, puis relâché trois heures plus tard. Et naturellement, les parents se demandent pourquoi. »
« Oh, » dit Clarence. « Écoutez… Wise, je ne peux pas vous divulguer ce genre d’informations. Et avec tout le respect que je vous dois, c’est quelque chose que vous devriez déjà savoir. »
« Je n’essaie pas de m’immiscer dans l’enquête, » dit Kate. « Je me demandais juste pourquoi on n’a pas expliqué aux parents la raison pour laquelle le seul suspect avait été relâché. C’est une mère en deuil qui cherche des réponses et… »
« Excusez-moi mais je vais devoir à nouveau vous interrompre, » dit Clarence. « Comme vous le savez très bien, j’ai régulièrement affaire à des mères, des pères et des veufs en deuil. Et ce n’est pas parce qu’il s’avère que vous en connaissiez une personnellement que je doive faire une entorse au protocole ou fermer les yeux. »
« Après ces années de collaboration, vous devez savoir que ça part d’une bonne intention de ma part. »
« Oh, je n’en ai aucun doute. Mais la dernière chose dont j’ai besoin, c’est qu’un agent du FBI à la retraite vienne fouiner dans une enquête en cours, même si c’est de loin. Vous devez comprendre ça, non ? »
Le pire de tout, c’était qu’elle comprenait parfaitement. Mais elle devait quand même faire une dernière tentative. « Je considèrerais ça comme une faveur personnelle. »
« Je n’en doute pas, » dit Clarence, sur un ton un peu condescendant. « Mais la réponse est non, agent Wise. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, je suis sur le point d’aller au tribunal pour parler avec l’une de ces veuves en deuil dont je viens juste de vous parler. Désolé de ne pas pouvoir vous aider. »
Il raccrocha sans un aurevoir et Kate se retrouva à fixer des yeux le rectangle de lumière qui se déplaçait lentement sur le parquet. Elle réfléchit à la prochaine étape, en prenant note du fait que le commissaire adjoint venait juste de lui révéler qu’il était sur le point de se rendre au tribunal. Elle supposa que la décision la plus sage serait de prendre son refus de l’aider comme une excuse pour arrêter les recherches. Mais son refus d’offrir des informations n’avait fait que l’encourager encore plus à poser des questions.
On m’a toujours dit que j’étais une tête de mule en tant qu’agent, pensa-t-elle, en se levant de sa chaise. C’est bon de savoir que certaines choses n’ont pas changé.
***
Une demi-heure plus tard, Kate garait sa voiture sur le parking adjacent au commissariat de police du troisième district. Sur base de l’endroit où le meurtre de Julie Meade – dont le nom de femme mariée était Julie Hicks – avait eu lieu, Kate savait que ce serait le meilleur endroit où obtenir des informations. Le seul problème, c’était qu’à part le commissaire adjoint Greene, elle ne connaissait personne d’autre au sein de la police, et encore moins du troisième district.
Elle entra dans le commissariat en toute confiance. Elle savait qu’il y avait certaines choses concernant sa situation actuelle qu’un policier observateur remarquerait. Tout d’abord, elle ne portait pas d’arme à la ceinture. Elle avait un permis de port d’arme mais vu ce qu’elle s’apprêtait à faire, cela pourrait lui causer plus de problèmes si elle leur donnait la moindre impression qu’elle puisse être malhonnête.
Et avoir l’air malhonnête était vraiment quelque chose qu’elle ne pouvait pas se permettre. À la retraite ou pas, sa réputation était en jeu – une réputation qu’elle s’était soigneusement construite pendant plus de trente ans. Elle allait devoir faire très attention à ce qu’elle faisait dans les prochaines minutes. Elle n’avait jamais été aussi nerveuse au cours de toute l’année qui s’était écoulée depuis son départ à la retraite.
Elle s’approcha du guichet d’information, une zone bien éclairée et séparée de la pièce centrale par une vitre. Une femme en uniforme était assise au bureau et tamponnait des papiers dans un registre au moment où Kate s’approcha. Elle leva les yeux vers elle avec un visage qui semblait ne pas avoir souri depuis des jours.
« Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? » demanda la réceptionniste.
« Je suis un agent du FBI à la retraite et je cherche à obtenir des informations concernant un meurtre récent. J’espérais pouvoir avoir le nom des policiers en charge de l’enquête. »
« Vous avez une carte d’identité ? » demanda la femme.
Kate sortit son permis de conduire et le fit glisser par l’ouverture prévue à cet effet dans la cloison vitrée. La femme le regarda pendant maximum une seconde, puis le lui rendit. « Je vais avoir besoin de votre badge du FBI. »
« Eh bien, comme je vous le disais, je suis à la retraite. »
« Et qui vous envoie ? J’ai besoin de leurs noms et de leurs coordonnées de contact. Puis ils devront remplir une demande pour que vous puissiez obtenir les informations. »
« J’espérais pouvoir passer outre les formalités. »
« Alors, je ne peux pas vous aider, » dit la femme.
Kate se demanda si elle avait beaucoup de marge de manœuvre pour insister. Si elle allait trop loin, quelqu’un allait finir par avertir Clarence Greene et ça pourrait mal tourner pour elle. Elle se creusa les méninges, à la recherche d’une autre approche à adopter. Elle n’en voyait qu’une seule autre et c’était beaucoup plus risqué que ce qu’elle essayait de faire pour l’instant.
Kate soupira et se contenta de lancer un bref : « OK, merci quand même. »
Elle tourna les talons et ressortit du commissariat. Elle se sentait un peu gênée. Mais qu’est-ce qu’elle avait imaginé ? Même si elle avait encore son badge du FBI, ce serait illégal de la part de la police de Richmond de lui donner une quelconque information sans l’autorisation d’un supérieur à Washington.
C’était une vraie leçon d’humilité de retourner à sa voiture avec une telle sensation – la sensation de n’être qu’une civile de plus.
Mais une civile qui n’accepte pas un non pour réponse.
Elle sortit son téléphone et appela Deb Meade. Quand Deb décrocha, elle avait l’air fatiguée et distante.
« Excuse-moi de te déranger, Deb, » dit-elle. « Mais est-ce que par hasard tu aurais le nom ou l’adresse de l’ex petit ami ? »
Il s’avéra que Deb avait les deux.
CHAPITRE QUATRE
Bien que Kate n’ait plus son ancien identifiant du FBI, elle avait toujours son vieux badge. Il trônait au-dessus de la cheminée, telle une relique venant d’une autre époque, comme une vieille photo fanée. Quand elle quitta le commissariat du troisième district, elle rentra chez elle pour aller le chercher. Elle envisagea également d’emporter son arme et elle hésita longuement avant de finir par la laisser dans le tiroir de sa table de chevet. L’emporter avec elle pour ce qu’elle était sur le point de faire, c’était probablement chercher des problèmes inutiles.
En revanche, elle décida d’emporter les menottes qu’elle gardait dans une boîte à chaussures sous son lit avec quelques autres souvenirs de sa carrière au FBI.
Juste au cas où.
Elle quitta sa maison et se mit à rouler en direction de l’adresse que Deb lui avait donnée. C’était une adresse dans le quartier de Shockoe Bottom, à environ vingt minutes de route de chez elle. Elle n’était pas nerveuse mais elle était tout de même un peu excitée. Elle savait qu’elle ne devrait pas faire ça, mais en même temps, elle était heureuse d’être à nouveau sur le terrain et en mode chasse – même si c’était en secret.
Au moment où elle arriva à l’adresse de l’ancien petit ami de Julie Hicks, un type du nom de Brian Neilbolt, Kate vit mentalement le visage de son mari. Il lui apparaissait de temps en temps mais parfois, il semblait être là pour y rester un moment. Son visage lui apparut au moment où elle tourna dans la rue de Brian Neilbolt. Il secouait la tête d’un air désapprobateur.
Kate, tu sais que tu ne devrais pas faire ça, avait-il l’air de lui dire.
Elle eut un petit sourire. Parfois, son mari lui manquait atrocement, ce qui contrastait avec le fait qu’elle ait l’impression d’être parvenue à surmonter son décès plutôt rapidement.
Elle balaya ces souvenirs de son esprit au moment où elle se gara devant l’adresse que Deb lui avait donnée. C’était une maison plutôt jolie, divisée en deux appartements différents avec des porches séparant les propriétés. Quand elle sortit de voiture, elle sut tout de suite qu’il y avait quelqu’un à la maison car elle entendit des éclats de voix venant de l’intérieur.
Quand elle monta les marches qui menaient au porche, elle eut l’impression de retourner un an en arrière. Elle avait de nouveau l’impression d’être un agent, malgré l’absence de son arme à la ceinture. Mais vu qu’elle n’était en fait qu’un agent à la retraite, elle ne savait pas du tout ce qu’elle allait dire après avoir frappé à la porte.
Mais ça ne l’arrêta pas. Elle frappa à la porte avec la même autorité qu’elle l’aurait fait un an plus tôt. En entendant les éclats de voix venant de l’intérieur, elle se dit qu’il valait mieux s’en tenir à la vérité. Mentir dans une situation à laquelle elle ne devrait même pas prendre part, ne ferait qu’empirer sa situation si elle était prise sur le fait.