Mais Mackenzie, qui n’en était qu’à ses premières années de carrière, n’était pas aussi endurcie et sans coeur. Elle avait examiné la femme dans le but de découvrir ce qui s’était passé mais elle l’avait également vue comme une mère laissant deux petits garçons derrière elle et qui seraient orphelins le reste de leur vie. Pour qu’une mère de deux enfants soit strip-teaseuse, Mackenzie supposait qu’elle avait des soucis d’argent et qu’elle était prête à faire tout et n’importe quoi pour subvenir aux besoins de ses enfants. Et maintenant, elle était là, attachée à un poteau et partiellement mutilée par un homme inconnu qui…
Le bruissement des épis de maïs derrière elle l’interrompit dans ses réflexions. Elle se retourna et vit Walter Porter s’approchant à travers champ. Il avait l’air contrarié en atteignant la clairière, frottant sa veste pour en faire tomber la crasse et les filaments d’épis.
Il inspecta l’endroit des yeux durant un instant avant que son regard ne tombe sur le corps de Hailey Lizbrook attaché au poteau. Il eut un rictus de surprise, sa moustache grisonnante se relevant en angle droit. Puis il vit Mackenzie et Nelson et vint directement à leur rencontre.
« Porter » dit le chef Nelson. « White a déjà résolu cette affaire. Elle est sacrément intelligente. »
« Ça lui arrive » répondit Porter d’un ton dédaigneux.
C’était toujours comme ça. Nelson ne lui faisait pas vraiment un compliment. En fait, il taquinait Porter d’être coincé avec la jolie jeune fille surgie de nulle part qui avait obtenu le poste de détective, la jolie jeune fille que peu d’hommes au commissariat âgés de plus de trente ans prenaient au sérieux. Et ça énervait Porter.
Bien qu’elle apprécie réellement de voir Porter souffrir de la taquinerie, ça n’en valait pas la peine de se sentir sous-estimée. À maintes reprises, elle avait résolu des affaires que d’autres hommes n’avaient pas pu résoudre et elle savait qu’ils se sentaient menacés. Elle avait seulement vingt-cinq ans, bien trop jeune pour se sentir surmenée dans une carrière qu’elle avait adorée. Mais aujourd’hui, coincée avec Porter et dans ce commissariat, elle commençait à la détester.
Porter fit un effort pour se placer entre Nelson et Mackenzie, histoire de lui faire comprendre qu’il était maintenant aux commandes. Mackenzie sentit monter la colère en elle mais elle se contint. Cela faisait maintenant trois mois qu’elle se contenait, depuis le jour où on l’avait affectée à travailler avec lui. Depuis le premier jour, Porter n’avait pas caché l’aversion qu’il ressentait à son égard. Après tout, elle était venue remplacer le partenaire avec qui il travaillait depuis vingt-huit ans et qui avait été remercié des forces de police, du point de vue de Porter, pour faire de la place à une jeune femme.
Mackenzie ignora ce manque de respect flagrant car elle refusait que ça puisse avoir un impact sur son éthique professionnelle. Sans un mot, elle s’approcha à nouveau du corps. Elle l’observa attentivement. Elle souffrait pour cette femme mais en même temps, aucun cadavre ne pourrait jamais autant l’affecter que le premier corps qu’elle avait vu dans sa vie. Elle arrivait presque à ne plus voir le corps de son père lorsqu’elle arrivait sur une scène de crime, mais pas encore tout à fait. Elle avait sept ans lorsqu’elle était entrée dans la chambre où elle avait trouvé le corps de son père étendu sur un lit et baignant dans une mare de sang. Et elle n’avait jamais cessé de le voir depuis lors.
Mackenzie examina attentivement le corps, à la recherche d’indices démontrant que ce meurtre n’avait rien de sexuel. Elle ne vit aucun signe de bleus ni d’égratignures sur la poitrine ni sur les fesses, pas de saignement externe autour du vagin. Elle examina alors les mains et les pieds de la femme, se demandant s’il pouvait y avoir une motivation religieuse. Des signes de perforations au niveau des paumes, des chevilles et des pieds pourraient faire référence à la crucifixion. Mais là encore, elle ne trouva aucun signe de ce genre.
Dans le bref compte-rendu qu’elle et Porter avaient reçu, il était stipulé que les vêtements de la victime n’avaient pas été retrouvés. Mackenzie supposait donc que le tueur les avait gardés ou s’en était débarrassé. Cela lui faisait penser que le tueur était soit très prudent, soit d’une nature limite obsessive. Ajoutez à cela que ses actes de la nuit dernière n’avaient pas été motivés par des raisons sexuelles, et ça en faisait un tueur potentiellement insaisissables et très calculateur.
Mackenzie recula jusqu’à la limite de la clairière et observa la scène dans son entièreté. Porter la regarda du coin de l’œil puis l’ignora complètement pour continuer à parler avec Nelson. Elle remarqua que les autres policiers l’observaient. Au moins, certains d’entre eux la regardaient travailler. Elle était arrivée à ce poste de détective avec la réputation d’être exceptionnellement intelligente et très estimée par la majorité de ses instructeurs à l’école de police et de temps en temps, de jeunes policiers, hommes et femmes confondus, lui posaient des questions sincères ou lui demandaient son opinion.
D’un autre côté, elle savait aussi que certains des hommes présents la regardaient plutôt avec un œil lubrique. Elle ne savait pas vraiment ce qui était le pire : les hommes qui mataient ses fesses lorsqu’elle passait à proximité ou ceux qui riaient derrière son dos en se moquant de la petite fille jouant au détective.
Alors qu’elle examinait la scène, elle fut de nouveau assaillie par la conviction tenace que quelque chose ne tournait pas rond. Elle avait l’impression d’ouvrir un livre et de lire seulement la première page d’une histoire qui réservait encore de nombreux chapitres.
Ceci n’est qu’un début, pensa-t-elle.
Elle examina le sol autour du poteau et remarqua quelques marques laissées par des chaussures mais pas assez pour fournir des empreintes. Il y avait également toute une série de formes au sol qui ressemblaient à des serpentins. Elle s’agenouilla pour les observer de plus près et elle vit que bon nombre de ces formes étaient côte à côte, serpentant autour du poteau d’une manière saccadée, comme si l’objet qui les avait laissées avait fait plusieurs fois le tour du poteau. Elle examina de nouveau le dos de la victime et vit que les entailles dans la chair avaient la même forme que les marques au sol.
« Porter » dit-elle.
« Quoi encore ? » répondit Porter, visiblement ennuyé d’avoir été interrompu.
« Je pense avoir trouvé des traces laissées par l’arme. »
Porter hésita un instant, puis se dirigea vers l’endroit où Mackenzie était accroupie au sol. Lorsqu’il s’agenouilla, il grogna légèrement et elle entendit craquer sa ceinture. Il avait une vingtaine de kilos en trop et c’était d’autant plus visible qu’il s’approchait des cinquante-cinq ans.
« Une sorte de fouet ? » demanda-t-il.
« On dirait. »
Elle examina le sol, suivant les traces dans le sable jusqu’au poteau et c’est alors qu’elle remarqua autre chose. C’était quelque chose de minuscule, de si petit qu’elle faillit ne pas le remarquer.
Elle s’approcha du poteau en veillant bien à ne pas toucher le corps avant que ne soit arrivée la police scientifique. Elle s’accroupit à nouveau et sentit tout le poids de la chaleur de l’après-midi s’abattre sur ses épaules. Imperturbable, elle tendit le cou pour s’approcher au plus près du poteau. Elle en était tellement proche que son front le touchait presque.
« Qu’est-ce que tu fous ? » demanda Nelson.
« Il y a quelque chose de gravé » dit-elle. « On dirait des chiffres. »
Porter s’approcha à nouveau pour y jeter un coup d’oeil mais prit soin de ne plus s’agenouiller. « White, ce morceau de bois a facilement plus de vingt ans » dit-il. « Et cette gravure est probablement aussi vieille. »
« Peut-être » dit Mackenzie. Mais elle n’en était pas convaincue.
Se désintéressant de la découverte, Porter retourna discuter avec Nelson, comparant des notes sur les informations obtenues du fermier qui avait découvert le corps.
Mackenzie sortit son téléphone et prit les chiffres en photo. Elle agrandit l’image et les chiffres apparurent sur l’écran. En les voyant clairement en détails, elle sentit à nouveau que tout ceci n’était que le début de quelque chose de bien plus important.
N511/J202
Les chiffres ne lui inspiraient rien de particulier. Peut-être que Porter avait raison et peut-être qu’ils ne signifiaient absolument rien. Peut-être qu’ils avaient été gravés là par un bûcheron lorsque le poteau avait été fabriqué. Ou peut-être que c’était des enfants qui les avaient gravés à une époque ou à une autre.
Mais il y avait quelque chose qui ne collait pas.
Il n’y avait rien qui collait en fait.
Et elle était persuadée, du fond du coeur, que tout ceci n’était qu’un début.
CHAPITRE DEUX
Mackenzie sentit son estomac se nouer lorsqu’elle vit à travers la vitre de la voiture toutes les camionnettes de journalistes amassées et les reporters s’efforçant d’avoir les meilleures places afin de les assaillir, elle et Porter, au moment où ils arriveraient au commissariat. Pendant que Porter se garait, elle vit comment de nombreux journalistes s’approchaient, traversant en courant la pelouse du commissariat avec leur caméraman à la suite.
Mackenzie vit également Nelson qui se tenait déjà devant les portes d’entrée et qui faisait tout son possible pour essayer de les calmer. Il avait l’air agité et embarrassé. De là où elle se trouvait, elle pouvait voir la sueur scintiller sur son front.
Au moment de sortir du véhicule, Porter se plaça à ses côtés afin de s’assurer qu’elle ne soit pas la première détective que les journalistes rencontrent. Alors qu’il la dépassait, il lui dit : « Ne raconte surtout rien à ces vampires. »
Elle sentit l’indignation monter en elle en entendant son commentaire condescendant.
« Je sais, Porter. »
La foule de journalistes et de caméras arrivèrent jusqu’à eux. Au moins une dizaine de micros étaient tendus vers leurs visages alors qu’ils essayaient de traverser la mêlée. Les questions jaillissaient dans tous les sens.
« Est-ce que les enfants de la victime ont été informés ? »
« Quelle a été la réaction du fermier lorsqu’il a découvert le corps ? »
« Est-ce que c’est une affaire d’abus sexuel ? »
« Est-ce une bonne idée qu’une femme s’occupe d’une telle affaire ? »
Cette dernière question ennuya un peu Mackenzie. Bien sûr, elle savait qu’ils cherchaient uniquement à provoquer une réponse, espérant une annonce juteuse de vingt secondes pour le journal de l’après-midi. Il n’était que seize heures et s’ils agissaient rapidement, ils pourraient obtenir une info pour les actualités de dix-huit heures.
Alors qu’elle se frayait un passage à travers les portes et le hall d’entrée du commissariat, cette dernière question continuait à résonner dans sa tête.
Est-ce une bonne idée qu’une femme s’occupe d’une telle affaire ?
Elle se rappela la manière impassible avec laquelle Nelson lui avait communiqué les informations concernant Hailey Lizbrook.
Bien sûr que c’était une bonne idée, pensa Mackenzie. En fait, c’était même primordial.
Ils pénétrèrent finalement dans le commissariat de police et les portes se refermèrent derrière eux. Mackenzie se sentit soulagée d’être enfin au calme.
« Saloperies de sangsues » dit Porter.
Il avait abandonné sa démarche arrogante maintenant qu’il ne se trouvait plus face aux caméras. Il passa lentement devant la réception et se dirigea vers le hall qui menait aux salles de conférence et aux bureaux qui constituaient leur commissariat. Il avait l’air fatigué, prêt à rentrer chez lui, déjà prêt à clôturer cette affaire.
Mackenzie rentra la première dans la salle de conférence. De nombreux officiers de police étaient déjà assis à la grande table, certains en uniforme et d’autres en civil. Étant donné leur présence et l’apparition soudaine des camionnettes de journalistes, Mackenzie en déduisit qu’il y avait eu des fuites concernant cette affaire durant les deux heures et demie qui s’étaient écoulées entre le moment où elle avait quitté son bureau pour se rendre dans le champ de maïs et le moment où elle en était revenue. Ce n’était plus uniquement un meurtre horrible, c’était devenu un vrai show.
Mackenzie se servit une tasse de café et s’assit. Des dossiers avec les informations rassemblées jusqu’ici sur l’affaire étaient éparpillés sur la table. Elle y jeta un œil pendant que la salle se remplissait petit à petit. Porter finit par entrer et prit place à l’autre bout de la table.
Mackenzie jeta un coup d’oeil à son téléphone et vit qu’elle avait reçu huit appels en absence, cinq messages vocaux et une dizaine d’emails. C’était un dur rappel du fait qu’elle avait déjà une bonne série d’affaires en cours avant même d’avoir été envoyée au champ de maïs ce matin. Le côté ironique de sa situation était qu’en dépit de passer beaucoup de temps à la dénigrer et à l’insulter de manière subtile, ses collègues plus âgés avaient également conscience de son talent. Et par conséquent, elle était en charge du plus grand nombre de dossiers. Jusqu’à maintenant, elle n’avait jamais pris de retard et elle avait résolu un nombre exemplaire d’affaires.
Elle envisagea de répondre à certains des emails en attendant mais le chef de police Nelson entra avant qu’elle n’ait eu l’occasion de s’y mettre. Il ferma rapidement la porte de la salle de conférence derrière lui.
« Je ne sais pas comment les journalistes ont pu être au courant aussi vite, » grogna-t-il, « mais si j’apprends que l’un d’entre vous est responsable, ça va barder. »
Le silence envahit la pièce. Quelques policiers et employés commencèrent à feuilleter nerveusement les dossiers étalés en face d’eux. Bien que Mackenzie n’aime guère Nelson, elle devait admettre que sa présence et sa voix en imposaient sans aucun effort à une salle entière.
« Voilà où on en est. » dit Nelson. « La victime s’appelle Hailey Lizbrook, une strip-teaseuse d’Omaha, trente-quatre ans, mère de deux garçons âgés de neuf et quinze ans. D’après les informations que nous avons pu récolter, elle a été enlevée avant d’arriver au travail vu que son employeur affirme qu’elle ne s’est pas montrée au boulot la nuit dernière. Les caméras de sécurité du club Runway, l’endroit où elle travaillait, ne nous ont rien appris. Nous supposons donc qu’elle a été enlevée quelque part entre son appartement et le club de strip-tease. Ça couvre une distance de douze kilomètres, une zone où certains de nos hommes sont actuellement occupés à faire des recherches en collaboration avec le département de police d’Omaha. »
Il se tourna alors vers Porter en le regardant comme s’il s’agissait d’un premier de classe et il dit :
« Porter, tu peux nous décrire la scène ? »
Bien sûr, il avait choisi Porter.
Porter se mit debout et fit le tour de la pièce du regard afin de s’assurer qu’il avait l’attention de toutes les personnes présentes.
« La victime était attachée avec les mains dans le dos à un poteau en bois. La scène du crime se situe dans une clairière au milieu d’un champ de maïs, à un peu moins d’un kilomètre et demi de l’autoroute. Son dos était couvert de marques de lacérations, causées par une sorte de fouet. Nous avons observé la présence au sol de marques de même taille et de même forme que les lacérations. Même si nous ne serons absolument certains qu’après avoir reçu le rapport du médecin légiste, nous sommes presque sûrs qu’il ne s’agissait pas d’une attaque d’ordre sexuel même si la victime était dévêtue, ne portait plus que ses sous-vêtements et que ses vêtements n’ont pas pu être retrouvés. »