— Qu’est-ce qu’ils ont ? demanda Riley.
— Ils sont venus me voir hier. Ça ne s’est pas bien passé. C’est un foutoir, ici. Et j’étais de mauvaise humeur. Ils avaient hâte de rentrer à la maison. Riley, c’est terrible. C’est terrible. Encore une visite comme ça et Maggie ne me laissera plus les voir. Elle cherche une excuse pour couper les ponts.
Bill émit un bruit qui ressemblait à un sanglot. Mais il n’avait même pas l’énergie de pleurer. Riley comprit qu’il avait déjà beaucoup pleuré tout seul.
Bill dit :
— Riley, si je ne vaux rien comme père, à quoi je sers ? Je ne suis même plus un bon agent. Qu’est-ce qu’il me reste ?
Riley sentit la tristesse lui serrer la gorge.
— Bill, ne dis pas ça. Tu es un père formidable. Et tu es un super agent. Peut-être pas aujourd’hui, mais tous les autres jours de l’année.
Bill secoua la tête d’un air las.
— Hier, je n’étais pas le père de l’année. Et j’entends toujours ce coup de feu. Je me revois courir vers le bâtiment, et Lucy allongée par terre, dans une mare de sang.
Riley sentit son propre corps trembler.
Elle aussi ne s’en rappelait que trop bien.
Lucy s’était aventurée dans un bâtiment abandonné, sans savoir qu’elle était en danger. Elle avait été touchée par la balle d’un tireur d’élite. Survenant peu après, Bill avait tiré par erreur sur un jeune homme qui essayait de lui venir en aide. Quand Riley était arrivée, Lucy avait rassemblé ses dernières forces pour abattre le tueur.
Elle était morte peu après.
C’était une scène d’apocalypse.
Riley n’en avait pas souvent vécu de pires dans sa carrière.
Elle dit :
— Je suis arrivée encore plus tard que toi.
— Ouais, mais tu n’as pas tiré sur un gamin innocent.
— Ce n’était pas de ta faute. Il faisait noir. Tu ne pouvais pas savoir. Et puis, le gamin va bien.
Bill secoua la tête. Il leva une main tremblante.
— Regarde-moi. Je te donne vraiment l’impression de pouvoir retourner au travail ?
Riley était presque en colère maintenant. Il avait vraiment mauvaise mine. Il ne ressemblait plus au partenaire courageux et intelligent qu’elle avait appris à connaitre et à qui elle aurait confié sa vie, pas plus qu’à l’homme séduisant qui lui plaisait parfois. Et cet apitoiement sur son sort ne lui allait pas du tout.
Mais elle se rappela sévèrement qu’elle était passée par là.
Je sais ce que c’est.
Et quand elle avait été dans le même état, Bill avait tout fait pour l’en sortir.
Parfois, il avait même été dur avec elle.
Peut-être que c’était ça dont il avait besoin en ce moment.
— Tu as mauvaise mine, dit-elle. Mais la situation dans laquelle tu t’es retrouvé… Tu te l’infliges à toi-même. Et tu es le seul à pouvoir corriger le tir.
Bill la regarda dans les yeux. Elle sentit qu’il l’écoutait.
— Assieds-toi, dit-elle. Reprends-toi.
Bill se redressa en grinçant de tous ses membres et s’assit au bord du lit à côté de Riley.
— On t’a assigné un thérapeute ? demanda-telle.
Bill acquiesça.
— C’est qui ? demanda Riley.
— Peu importe, dit Bill.
— Bien sûr que ça importe, dit Riley. C’est qui ?
Bill ne répondit pas. Mais Riley devina. Le thérapeute de Bill devait être Leonard Ralston, plus connu du grand public sous le nom de Doc Leo. Elle se sentit rougir de colère. Mais ce n’était pas contre Bill.
— C’est pas vrai, dit-elle. On t’a collé Doc Leo. Qui a eu cette idée ? Walder, je parie.
— Peu importe. Je te l’ai déjà dit.
Riley eut envie de le secouer.
— C’est un charlatan, dit-elle. Tu le sais aussi bien que moi. Il aime l’hypnose, les souvenirs qui remontent et toutes ces conneries qui n’ont rien de scientifique. Tu te rappelles l’année dernière, quand il a convaincu un innocent qu’il était coupable de meurtre ? Walder aime Doc Leo parce qu’il écrit des bouquins et qu’on le voit à la télévision.
— Je ne le laisse pas me retourner le cerveau, dit Bill. Je ne le laisse pas m’hypnotiser.
Riley eut du mal à garder son calme.
— Ce n’est pas le problème. Tu as besoin de quelqu’un qui puisse t’aider.
— Qui ça ? demanda Bill.
Riley n’eut même pas besoin d’y réfléchir.
— Je vais te faire du café, dit-elle. Quand je reviens, j’attends de toi que tu sois debout et prêt à partir.
En marchant vers la cuisine de Bill, Riley baissa les yeux vers sa montre. Il ne lui restait pas beaucoup de temps avant de partir. Elle devait se dépêcher.
Elle sortit son téléphone et composa le numéro personnel de Mike Nevins, un psychiatre-légiste de Washington qui travaillait de temps en temps pour le FBI. Riley le considérait comme un ami proche. Il l’avait aidée à traverser des crises par le passé, notamment une terrible phase de SSPT.
Quand le téléphone de Mike commença à sonner, elle mit le sien en mode haut-parleur et le posa sur le plan de travail, pendant qu’elle allumait la cafetière de Bill. Elle fut soulagée que Mike réponde.
— Riley ! Quel plaisir d’avoir de tes nouvelles ! Comment vas-tu ? Et ta petite famille ?
La voix de Mike était très rafraichissante. Elle imagina dans sa tête le petit homme élégant et son visage chaleureux. Elle aurait aimé pouvoir discuter avec lui, mais elle n’avait pas le temps.
— Je vais bien, Mike. Mais je suis pressée. J’ai un avion à prendre. J’aimerais te demander une faveur.
— Vas-y, dit Mike.
— Mon partenaire, Bill Jeffreys, traverse une période difficile après notre dernière affaire.
Elle entendit une véritable inquiétude dans la voix de Mike quand il répondit.
— Oh mince, j’en ai entendu parler. C’est terrible, la mort de votre jeune protégée. C’est vrai que ton partenaire est en arrêt ? J’ai cru comprendre qu’il avait tiré sur la mauvaise cible.
— C’est bien ça. Il a besoin de ton aide. Et il en a besoin tout de suite. Il boit, Mike. Je ne l’avais jamais vu comme ça.
Il y eu un bref silence.
— Je ne suis pas sûr de comprendre, dit Mike. On ne lui a pas donné de thérapeute ?
— Oui, mais il n’aide pas Bill.
Quand Mike répondit, ce fut d’un ton prudent.
— Je ne sais pas, Riley. Je n’aime pas prendre les patients qui sont déjà à la charge de quelqu’un d’autre.
Riley s’inquiéta. Elle n’avait pas le temps d’apaiser les scrupules de Mike et de faire taire son sens de l’éthique.
— Mike, on lui demande de voir Doc Leo.
Un silence passa.
Ça suffira, pensa Riley. Elle savait très bien que Mike méprisait le célèbre thérapeute de tout son cœur.
Enfin, Mike dit :
— Quand est-ce que Bill peut venir ?
— Tout de suite ?
— Je suis dans mon bureau. Je suis occupé les deux prochaines heures, mais je suis libre après ça.
— Super. Il sera là. S’il te plait, dis-moi s’il ne vient pas.
— Pas de problème.
Alors qu’ils raccrochaient, le café frémissait dans la carafe de la cafetière. Riley en versa une tasse et retourna dans la chambre de Bill. Il n’y était pas. Mais la porte de la salle de bain attenante était fermée et Riley entendait ronronner le rasoir électrique de Bill.
Riley frappa à la porte.
— Ouais, je suis habillé, dit Bill.
Riley ouvrit la porte. Bill était en train de se raser. Elle posa la tasse au bord du lavabo.
— Je t’ai pris rendez-vous avec Mike Nevins, dit-elle.
— Pour quand ?
— Tout de suite. Dès que tu peux y aller. Je t’envoie par texto l’adresse de son bureau. Je dois y aller.
Bill eut l’air surpris. Bien sûr, Riley ne lui avait pas dit qu’elle était pressée.
— J’ai une affaire dans l’Iowa, expliqua Riley. L’avion m’attend. Ne manque pas ce rendez-vous. Je le saurai si tu n’y vas pas et ça va barder.
Bill grommela, puis il dit :
— D’accord. J’y vais.
Riley tourna les talons pour s’en aller. Puis elle pensa à quelque chose qu’elle hésita à dire.
Enfin, elle se lança ;
— Bill, Shane Hatcher est toujours en cavale. Il y a des agents tout autour de ma maison. Mais j’ai reçu un texto menaçant de sa part. Personne ne le sait à part toi. Je ne pense pas qu’il s’attaquerait à ma famille, mais je ne peux pas en être sûre. Je me demandais si…
Bill hocha la tête.
— Je vais garder un œil chez toi, dit-il. J’ai besoin de faire quelque chose d’utile.
Riley le prit dans ses bras et quitta l’appartement. Alors qu’elle marchait vers sa voiture, elle regarda l’heure.
Si elle ne tombait pas sur un embouteillage, elle arriverait à temps à l’aéroport.
Maintenant, elle devait penser à sa nouvelle affaire, mais elle n’était pas particulièrement inquiète. Ce ne serait probablement pas long.
Après tout, un meurtre dans une petite ville, cela ne demanderait pas beaucoup d’effort à des agents du FBI.
CHAPITRE NEUF
En marchant sur le tarmac en direction de l’avion, Riley se prépara mentalement à enquêter sur une nouvelle affaire. Il ne lui restait qu’une chose à faire avant de s’y plonger tout entière.
Elle envoya un texto à Mike Nevins.
Préviens-moi quand Bill sera là. Préviens-moi s’il ne vient pas.
Elle poussa un soupir de soulagement quand Mike lui répondit aussitôt.
Bien sûr.
Riley avait fait tout ce qu’elle pouvait pour aider Bill. C’était à lui d’en profiter maintenant. S’il y avait bien quelqu’un qui pouvait aider Bill à se libérer de tout ce qui le tourmentait, c’était Mike.
Elle monta les marches et entra dans la cabine. Jenn Roston était déjà assise. Elle travaillait sur son ordinateur portable. Jenn releva les yeux et adressa un signe de tête à Riley quand celle-ci s’installa en face d’elle.
Riley répondit à son salut.
Puis elle se tourna vers la fenêtre pendant le décollage. L’avion gagna de l’altitude. Riley n’aimait pas le silence glacial entre elle et Jenn. Elle se demanda ce qu’en pensait sa nouvelle partenaire. On profitait souvent des trajets en avion pour revoir le dossier en détails. Mais il n’y avait rien à dire, cette fois. Le corps avait été découvert dans la matinée, après tout.
Riley sortit un magazine de son sac et se mit à le feuilleter, mais elle n’arrivait pas à se concentrer. Il était perturbant d’avoir Jenn assise en face d’elle. Riley se contenta bientôt de faire semblant de lire.
C’est l’histoire de ma vie, surtout en ce moment…, pensa-t-elle.
Faire semblant et mentir, c’était devenu la routine pour elle.
Enfin, Jenn leva les yeux de son ordinateur.
— Agent Paige, je pensais ce que j’ai dit dans le bureau de Meredith.
— Pardon ? demanda Riley en levant les yeux de son magazine.
— C’est un honneur de travailler avec vous. J’en rêvais. Je suis votre travail depuis que j’ai commencé ma formation.
Pendant une seconde, Riley ne sut que dire. Jenn lui avait déjà fait ce compliment. Mais, une fois encore, Riley n’aurait su dire à l’expression sur le visage de Jenn si elle était sincère.
— J’ai aussi entendu parler de vous en bien, dit Riley.
Aussi évasif que ce soit, c’était vrai. En d’autres circonstances, Riley aurait été ravie de pouvoir travailler avec un nouvel agent intelligent.
Riley ajouta avec un faible sourire.
— Mais je ne me ferais pas d’illusions si j’étais vous. Pas sur cette affaire.
— Oui, dit Jenn. Ce n’est probablement pas pour l’UAC. Nous allons certainement rentrer dès ce soir à Quantico. Mais il y aura d’autres occasions.
Jenn baissa à nouveau les yeux vers son ordinateur. Riley se demanda si elle travaillait sur le dossier Shane Hatcher. Evidemment, elle s’inquiéta de nouveau à l’idée de lui avoir donné la clé-USB.
Mais, en y réfléchissant, Riley se rendit compte de quelque chose. Si Jenn avait vraiment voulu la doubler en lui demandant ces informations, ne les aurait-elle pas déjà utilisées contre elle ?
Elle se souvenait parfaitement de ce que Jenn lui avait dit la veille.
« Je suis certaine que nous voulons exactement la même chose… Mettre fin aux agissements criminels de Shane Hatcher. »
Si c’était vrai, Jenn était son alliée.
Mais comment Riley pouvait-elle en être sûre ? Elle se demanda longuement si elle devait aborder le sujet.
Elle n’avait pas parlé à Jenn de la menace que Hatcher lui avait envoyée.
Avait-elle une seule bonne raison de ne pas le faire ?
Jenn pouvait-elle l’aider d’une façon ou d’une autre ? Peut-être, mais Riley ne se sentait pas prête.
En attendant, il était vraiment bizarre que sa nouvelle partenaire continue de l’appeler par son nom de famille alors qu’elle voulait que Riley l’appelle par son prénom.
— Jenn, dit-elle.
Jenn releva les yeux de son ordinateur.
— Je crois que vous devriez m’appeler Riley.
Jenn esquissa un sourire et baissa à nouveau les yeux vers son écran.
Riley posa son magazine et fixa du regard les nuages en contrebas. Le soleil brillait, mais Riley ne trouvait pas cela réconfortant.
Elle se sentait terriblement seule. Bill lui manquait. Elle pouvait lui faire confiance et tout lui dire.
Et Lucy lui manquait tant que ça lui faisait mal.
*
Pendant que l’avion roulait sur le tarmac de l’aéroport international de Des Moines, Riley consulta ses messages. Elle fut soulagée d’en avoir reçu un de Mike Nevins.
Bill est avec moi en ce moment.
Elle avait un souci de moi.
Une voiture de police les attendait à la descendt de l’avion. Deux policiers d’Angier se présentèrent au pied de l’escalier. Darryl Laird était un jeune homme dégingandé d’une vingtaine d’années. Howard Doty était un homme plus petit, d’environ quarante ans.
Tous deux semblaient sonnés.
— Je suis content que vous soyez là, dit Doty à Riley et Jenn pendant qu’ils les conduisaient vers la voiture.
Laird ajouta :
— Toute cette histoire, c’est vraiment…
Le jeune homme secoua la tête sans finir sa phrase.
Les pauvres, pensa Riley.
C’étaient des policiers de petite ville. Il ne devait pas y avoir beaucoup de meurtres dans une petite commune de l’Iowa. Le plus vieux des deux avait peut-être un homicide ou deux dans sa carrière, mais le plus jeune n’avait probablement jamais vu ça.
Comme Doty démarrait, Riley demanda aux deux policiers de leur dire tout ce qu’ils savaient.
Doty dit :
— La fille s’appelle Katy Philbin, dix-sept ans. Elle allait au lycée Wilson. Ses parents sont les pharmaciens du coin. Une gentille fille. Tout le monde l’aimait bien. C’est le vieux George Tully qui a trouvé son corps ce matin. Avec ses garçons, il se préparait à planter. Tully a une ferme pas loin d’Angier.
Jenn demanda :
— Vous savez combien de temps elle est restée enterrée ?
— Il va falloir demander au chef. Ou au médecin légiste.
Riley pensa aux maigres informations que Meredith leur avait données sur la situation.
— Et l’autre fille ? demanda-t-elle. Celle qui a disparu ?
— Holly Struthers, dit Laird. Elle était… Enfin, elle est encore à l’autre lycée, Lincoln. Elle a disparu il y a environ une semaine. Toute la ville espérait qu’elle reviendrait. Mais maintenant… Eh bien, on continue d’espérer.
— Et on prie, ajouta Doty.
Riley fut parcourue d’un frisson quand elle l’entendit dire ça. Combien de fois lui avait-on dit la même chose ? Les gens priaient qu’un disparu leur revienne sain et sauf. Elle n’avait jamais eu l’impression que les prières servaient à grand-chose.
Cela permet aux gens de se sentir mieux ? se demanda-t-elle.
Elle ne comprenait pas pourquoi ni comment.
C’était un bel après-midi clair. La voiture quitta Des Moines et s’engagea sur l’autoroute. Bientôt, Doty prit une sortie. La route à deux voies traversait une campagne légèrement vallonnée.
Riley avait l’estomac noué. Elle mit quelques minutes à comprendre que cela n’avait rien à voir avec l’enquête – pas directement.
Elle avait souvent cette sensation quand elle avait un travail à faire dans le Midwest. Elle n’avait pas peur des grands espaces – cela devait s’appeler l’agoraphobie. Pourtant, les vastes plaines et prairies réveillaient une anxiété bien particulière en elle.
Riley n’était pas sûre de savoir ce qui était pire entre les plaines plates qu’elle avait déjà traversées dans des états comme le Nebraska, ces plaines qui partaient de tous les côtés aussi loin que portait le regard, et les prairies vallonnées comme celle-ci, avec ses fermes, ses villages, ses champs à parte de vue. Dans les deux cas, ce type de paysage lui donnait la nausée.