L'Agent Zéro - Джек Марс 7 стр.


Il était dix-huit heures trente. Il avait du temps devant lui pour se rendre en avance au rendez-vous et pour s’y préparer.

*

Il faisait presque nuit quand il arriva à l’adresse qu’on lui avait donnée au téléphone. Le coucher de soleil sur Paris projetait de longues ombres sur le boulevard. Le 187 Rue de Stalingrad était un bar du 10ème arrondissement portant le nom de Féline, un tripot de boîte de nuit aux vitres recouvertes de peinture et à la façade fissurée. Il était situé dans une rue autrement remplie de studios d’art, de restaurants indiens et de cafés bohèmes.

Reid s’arrêta, la main sur la porte. S’il entrait, il ne pourrait pas faire machine arrière. Il pouvait encore passer son chemin. Non, décida-t-il, il ne le pouvait pas. Où irait-il ? Chez lui pour qu’ils viennent de nouveau le chercher ? Et pour vivre avec ces étranges visions dans sa tête ?

Il entra à l’intérieur.

Les murs du bar étaient peints en noir et rouge, recouverts de posters des années 50 à l’effigie de silhouettes, de pin-up souriantes et de publicités pour des cigarettes. Il était trop tôt, ou peut-être trop tard, pour que l’endroit soit fréquenté. Les rares clients autour de lui parlaient à voix basse, repliés sur leur boisson en guise de protection. Un air de blues mélancolique émanait doucement d’un poste stéréo derrière le comptoir.

Reid balaya de nouveau la pièce du regard, de gauche à droite. Personne ne regardait dans sa direction et il n’y avait apparemment personne qui ressemblait aux types qui l’avaient pris en otage. Il s’installa à une petite table dans le fond de la pièce et s’assit face à la porte d’entrée. Il commanda un café, qui arriva encore fumant presque immédiatement devant lui.

Un cinquantenaire au dos courbé se glissa au bas de son tabouret et se dirigea en boîtant vers les toilettes. Le regard de Reid fut rapidement attiré par ce mouvement, détaillant l’homme de la tête aux pieds. Né à la fin des années soixante. Dysplasie à la hanche. Doigts jaunis, respiration difficile : un fumeur de cigares. Ses yeux se tournèrent vers l’autre côté du bar, sans bouger sa tête, où deux hommes à l’allure bourrue, vêtus de bleus de travail, avaient une conversation animée à voix basse à propos de sport. Des ouvriers d’usine. Celui de gauche ne dort pas assez, certainement un jeune père de famille. L’homme de droite s’est battu récemment ou, du moins, a donné un coup de poing : les jointures de ses doigts sont meurtries. Sans même s’en rendre compte, il se retrouva en train d’examiner les ourlets de leurs pantalons, leurs manches et la façon dont ils posaient leurs coudes sur la table. Quelqu’un avec une arme se protégerait, essayerait de la dissimuler, même inconsciemment.

Reid secoua la tête. Il devenait paranoïaque et ces pensées étrangères constantes ne l’aidaient pas. Mais il se souvint de la scène étrange à propos de la pharmacie, du souvenir de son emplacement rien qu’en pensant au besoin d’en trouver une au plus vite. L’académicien qui se trouvait en lui prit le dessus. Peut-être y a-t-il une leçon à tirer de tout ça ? Peut-être qu’au lieu de lutter contre ça, il faudrait accepter la chose ?

La serveuse était une jeune femme à l’air fatigué et à la crinière brune emmêlée. “Vous auriez un stylo ?” demanda-t-il alors qu’elle passait près de lui. “Ou un crayon ?” Elle chercha dans l’enchevêtrement de ses cheveux et en sortit un stylo. “Merci.”

Il étendit une serviette en papier devant lui et posa la pointe du stylo dessus. Cette fois, il ne s’agissait pas d’une nouvelle compétence qu’il n’avait jamais apprise. C’était la tactique du Professeur Lawson, mise en pratique à maintes reprises par le passé pour se souvenir des choses et faire travailler sa mémoire.

Il repensa à sa conversation, s’il pouvait appeler ça ainsi, avec les trois ravisseurs arabes. Il essaya de ne pas penser à leurs yeux mornes, au sang sur le sol, ni aux instruments acérés du plateau, conçus pour découper n’importe quelle vérité qu’ils pensaient que Reid détenait en lui. Au lieu de ça, il se concentra sur les données qui avaient été exprimées et il nota le premier nom qui lui vint en tête.

Puis, il le prononça doucement à voix haute. “Cheikh Mustafar.”

Un site secret au Maroc. Un homme qui a passé sa vie entière dans la richesse et l’opulence, piétinant les moins chanceux que lui, les écrasant sous ses chaussures. À présent, il est apeuré car il sait que tu peux l’enterrer dans le sable jusqu’au cou et que personne ne trouvera jamais ses os.

“Je vous ai dit tout ce que je sais !” insiste-t-il.

Non, non. “Mon intuition me souffle le contraire. Quelque chose me dit que vous en savez bien plus, mais que vous avez peut-être peur des mauvaises personnes. Je vais vous dire, Cheikh… Mon ami, dans l’autre pièce, il commence à s’impatienter. Et il a ce marteau, vous savez ? C’est juste un petit outil pour briser de la roche, un truc utile aux géologues par exemple. Mais ça fait des merveilles sur les petits os, les jointures des doigts…”

“Je le jure !” Le cheikh se tord nerveusement les mains. Tu sais que c’est un signe qui ne trompe pas. “Il y a eu d’autres conversations au sujet des plans, mais elles étaient en allemand, en russe… Je n’ai rien compris !”

“Vous savez, Cheikh… une balle fait le même bruit dans toutes les langues.”

Reid se retrouva de nouveau dans le tripot. Il avait la gorge sèche. Ce souvenir était intense, tellement vivace et précis qu’il sut qu’il l’avait véritablement vécu. Et c’était bien sa voix dans sa tête, proférant des menaces, disant des choses qu’il n’aurait jamais pensé dire à qui que ce soit.

Des plans. Le cheikh avait bien dit quelque chose à propos des plans. Quelle que soit la chose terrible qui harcelait son subconscient, il avait la sensation claire que ça ne s’était pas encore produit.

Il avala une gorgée du café, à présent tiède, pour se calmer les nerfs. “OK,” se dit-il. “OK.” Durant son interrogatoire dans le sous-sol, ils lui avaient posé des questions à propos des autres agents de son camp et trois noms lui étaient venus en tête. Il en nota un, puis le lut à haute voix. “Morris.”

Un visage lui revint immédiatement à l’esprit, un homme d’une petite trentaine d’années, charmant et conscient de l’être. Un demi-sourire arrogant sur un coin de la bouche. Des cheveux bruns, coiffés pour le faire paraître plus jeune.

Une piste privée de décollage à Zagreb. Morris court à côté de toi. Vous avez tous les deux vos flingues en main, pointés devant vous. Vous ne pouvez pas laisser les deux iraniens atteindre l’avion. Morris vise entre les pas et tire deux coups. L’un atteint le mollet et le premier homme tombe. Tu touches l’autre qui s’écroule brutalement sur le sol…

Un autre nom. “Reidigger.”

Un sourire d’enfant, des cheveux coupés courts. Un peu de bide. Son poids serait mieux réparti s’il mesurait quelques centimètres de plus. Ce n’est pas un apollon, mais il le prend avec bonhommie.

Le Ritz de Madrid. Reidigger surveille le couloir pendant que tu balance un coup de pied dans la porte et prend le terroriste par surprise. L’homme veut saisir l’arme sur le bureau, mais tu es plus rapide. Tu lui tords le poignet… Plus tard, Reidigger te dira qu’il a entendu le bruit depuis le couloir. Que ça lui a retourné l’estomac. Vous éclatez de rire tous les deux.

Le café était froid désormais, mais Reid s’en aperçut à peine. Ses doigts tremblaient. Il n’y avait plus aucun doute : peu importe ce qui était en train de lui arriver, il s’agissait de souvenirs… ses souvenirs. Ou ceux de quelqu’un. Les ravisseurs avaient sorti quelque chose de son cou et avaient parlé de suppresseur de mémoire. Cela ne pouvait pas être vrai, ce n’était pas lui. C’était quelqu’un d’autre. Les souvenirs de quelqu’un d’autre se mêlaient aux siens.

Reid posa de nouveau le stylo sur la serviette en papier et inscrivit le troisième nom. Il le prononça à haute voix : “Johansson.” Une silhouette se forma dans son esprit. De longs cheveux blonds et brillants. Des pommettes lisses et rebondies. Des lèvres pulpeuses. Des yeux gris, couleur ardoise. Une vision le submergea…

Milan. De nuit. Un hôtel. Du vin. Maria est assise sur le lit, jambes repliées sous elle. Les trois premiers boutons de sa chemise sont ouverts. Ses cheveux sont ébouriffés. Tu n’avais jamais remarqué avant à quel point ses cils sont longs. Deux heures plus tôt, tu l’as vue tuer deux hommes dans une fusillade. Mais, maintenant, il n’y a plus que le Sangiovese et le Pecorino Toscano. Vos genoux se touchent presque. Son regard croise le tien. Aucun de vous deux ne parle. Tu peux lire du désir dans ses yeux, mais elle sait bien que tu ne peux pas. Elle demande des nouvelles de Kate…

Reid grimaça à la venue d’un mal de tête, se répandant dans son crâne comme un nuage de fumée. En même temps, la vision s’estompa et s’effaça. Il ferma les yeux, serra fortement ses paupières et posa ses mains sur ses tempes une minute entière, jusqu’à ce que le mal de tête s’atténue.

C’était quoi ce bordel ?

Pour dieu sait quelle raison, il semblait que le souvenir de cette femme, Johansson, avait déclenché chez lui une légère migraine. Toutefois, une sensation encore plus gênante que le mal de tête s’était emparée de lui. Il ressentait du… désir. Non, c’était bien plus que ça : il ressentait de la passion, renforcée par de l’excitation et même par un brin de danger.

Il ne pouvait s’empêcher de se demander qui était cette femme, mais il chassa ces pensées. Il ne voulait pas qu’elles déclenchent un autre mal de tête. De nouveau, il dirigea le stylo sur la serviette en papier, sur le point d’écrire le dernier nom : Zéro. C’était ainsi que l’avait appelé l’interrogateur iranien. Mais, avant qu’il n’ait pu l’écrire ou le prononcer, une sensation bizarre le saisit. Les poils se dressèrent sur sa nuque.

Quelqu’un l’observait.

En relevant les yeux, il vit un homme, debout sur le pas de porte sombre du Féline, son regard tourné vers Reid, tel un faucon épiant une souris. Reid en eut le sang glacé. Quelqu’un l’observait.

C’était l’homme qu’il était venu rencontrer ici, il en était certain. Est-ce qu’il le reconnaissait ? Il n’avait pas eu cette impression avec les trois arabes. Est-ce que cet homme-là attendait quelqu’un d’autre ?

Il reposa le stylo. Lentement et subrepticement, il froissa la serviette en boule et la laissa tomber dans sa tasse de café à moitié vide.

L’homme lui fit un signe de tête. Et Reid fit de même.

Puis, l’homme chercha quelque chose derrière lui, quelque chose de calé à l’arrière de son pantalon.

CHAPITRE CINQ

Reid se leva avec une force telle qu’il reversa presque sa chaise. Sa main enveloppa immédiatement le manche texturé du Beretta, chaud contre le bas de son dos. Son esprit lui hurlait frénétiquement dessus. C’est un lieu public. Il y a des gens ici. Je n’ai jamais tiré au pistolet avant.

Avant même que Reid ait pu dégainer, l’étranger sortit un portefeuille de sa poche arrière. Il décocha un sourire à Reid, manifestement amusé par sa nature nerveuse. Personne d’autre dans le bar ne semblait y avoir prêté attention, sauf la serveuse avec sa queue de rat en guise de cheveux, qui se contenta de lever un sourcil.

L’étranger approcha du bar, posa un billet sur le comptoir, et murmura quelque chose à la barmaid. Puis, il se dirigea vers la table de Reid. Il resta debout un long moment devant la chaise vide, un léger sourire sur les lèvres.

Il était jeune, trente ans tout au plus, avec des cheveux coupés courts et une barbe naissante. Il était plutôt maigre et son visage était très fin, rendant presque caricaturaux ses pommettes et son menton saillants. Le plus étonnant était la paire de lunette à monture en corne noire qu’il portait. On aurait vraiment dit un Buddy Holly né dans les années 80 qui aurait découvert la cocaïne.

Reid remarqua qu’il était droitier, tenant son coude gauche près de son corps, ce qui signifiait certainement qu’il avait un pistolet accroché à un étui d’épaule, sous l’aisselle, afin de pouvoir le dégainer de la main droite en cas de besoin. Son bras gauche épousait sa veste en daim noire pour cacher son arme.

“Mogu sjediti ?” finit par demander l’homme.

Mogu… ? Reid ne comprit pas immédiatement, comme cela avait été le cas en arabe et en français. Cette langue n’était pas le russe, mais assez proche tout de même pour qu’il puisse déduire le sens de ses mots. L’homme demandait s’il pouvait s’asseoir.

Reid montra d’un geste la chaise vide face à lui et l’homme s’assit, gardant toujours son coude gauche collé à lui.

Dès qu’il fut assis, la serveuse apporta un verre de bière brune ambrée et le posa devant lui. “Merci,” dit-il. Il fit un sourire à Reid. “Votre serbe n’est pas très bon ?”

Reid secoua la tête. “Non.” Serbe ? Il aurait parié que l’homme qu’il allait rencontrer serait arabe comme ses ravisseurs et l’interrogateur.

“En anglais, alors ? Ou en français ?”

“C’est le dealer qui donne.” Reid fut surpris par le ton calme et posé de sa voix. Son cœur le brûlait presque de peur dans sa poitrine et… s’il devait être honnête, au moins d’une once d’excitation anxieuse.

Le sourire du serbe s’élargit. “J’aime bien cet endroit. C’est sombre. C’est tranquille. C’est le seul bar que je connaisse dans cet arrondissement qui serve de la Franziskaner. C’est ma préférée.” Il but une longue gorgée de son verre, les yeux fermés et un râle de plaisir s’échappa de sa bouche. “Que delicioso.” Il rouvrit les yeux et ajouta, “Ce n’est pas vous que j’attendais.”

Une vague de panique enfla dans le ventre de Reid. Il sait, lui cria son esprit. Il sait que ce n’est pas toi qu’il était censé rencontrer et il est armé.

Du calme, lui dit l’autre voix, la nouvelle part de lui. Tu peux gérer la situation.

Reid déglutit, mais parvint toutefois à conserver son attitude cool. “Moi non plus,” répondit-il.

Le serbe rigola. “Très juste. Mais nous sommes nombreux, n’est-ce pas ? Et vous, vous êtes américain ?”

“Expatrié,” répondit Reid.

“Ne le sommes-nous pas tous ?” Un nouveau rire. “Avant vous, je n’avais rencontré qu’un seul autre américain dans notre, euh… quel est le terme… conglomérat ? Oui. Donc, pour moi, ce n’est pas si bizarre.” L’homme lui fit un clin d’œil.

Reid se raidit. Il n’aurait su dire si c’était une blague ou pas. S’il était au courant que Reid était un imposteur et qu’il faisait semblant ou cherchait à gagner du temps ? Il posa les mains sur ses genoux pour cacher le tremblement de ses doigts.

“Vous pouvez m’appeler Yuri. Comment puis-je vous appeler ?”

“Ben.” Ce fut le premier nom qui lui vint en tête, le nom de l’un de ses mentors à l’époque où il était professeur assistant.

“Ben. Comment en êtes-vous venu à travailler pour les iraniens ?”

“Avec,” corrigea Reid. Il plissa les yeux pour se donner un genre. “Je travaille avec eux.”

L’homme, ce Yuri, but une autre gorgée de bière. “Bien sûr. Avec. Comment est-ce arrivé ? Malgré nos intérêts mutuels, le groupe a tendance à être, euh… plutôt fermé.”

“Je suis fiable,” dit Reid sans un seul clignement d’œil. Il n’avait aucune idée d’où ces mots avaient pu venir, tout comme la conviction avec laquelle il les avait prononcés. Il les avait sortis aussi aisément que s’il avait répété la scène.

“Et où est Amad ?” demanda tout à coup Yuri.

“Il ne pouvait pas s’en occuper,” répondit Reid d’un ton neutre. “Il vous salue.”

“Très bien, Ben. Vous avez dit que le contrat est rempli.”

“Oui.”

Yuri se pencha en avant en plissant les yeux. Reid pouvait sentir le malt dans son haleine. “J’ai besoin de vous l’entendre dire, Ben. Dites-moi que l’agent de la CIA est mort.”

Reid resta interdit un léger moment. CIA ? Genre, la CIA ? Tout à coup, tout le discours à propos des agents sur le terrain, les visions en train d’arrêter des terroristes sur des pistes de décollage et dans les hôtels prenaient plus de sens, même s’il ne saisissait pas tout. Puis il se rappela la gravité de situation et espéra n’avoir donné aucun indice pouvant compromettre sa couverture.

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