“C'est ce que tu m'as dit, Luke.”
Ils se trouvaient dans un petit local de service avec deux bureaux vides et une petite fenêtre. La moquette était neuve. Les murs étaient peints en blanc, sans aucune décoration. Une petite caméra vidéo était fixée dans un coin, près du plafond.
On aurait dit que la pièce n'avait jamais été utilisée. Le centre de commandement lui-même n'était ouvert que depuis moins d'un an.
Les grands yeux de Trudy le fixait intensément.
Luke soupira. “Je t'offrais une porte de sortie. Je pensais que tu l'avais compris. Au cas où un problème surgissait, tu pouvais rejeter la faute sur moi. Que tout ce que tu avais fait, c'était ce que je t'avais dit de faire. Que tu avais peur de perdre ton boulot si tu n'obéissais pas à mes ordres.”
Elle fit un pas vers lui. Dans cette pièce exigue, il pouvait sentir l'odeur de son shampoing et du parfum discret qu'elle portait souvent. La combinaison de ces odeurs fit flageoller ses genoux. Il les sentait trembler légèrement.
“Tu ne peux pas me donner un ordre direct, Luke. Tu ne travailles plus pour l'Équipe Spéciale d'Intervention.”
“Je suis en congé sans solde.”
Elle fit un autre pas vers lui. Ses yeux étaient concentrés sur lui comme des lasers. Son regard transpirait l'intelligence et le feu.
“Et tu es parti… pourquoi? À cause de moi?”
Il hocha la tête. “Non, J'avais mes raisons et tu n'en faisais pas partie.”
“Les frères Marshall?”
Il haussa les épaules. “Quand tu descends deux hommes en une nuit, c'est un bon moment pour faire une pause. Et peut-être réévaluer ta vie.”
“Tu veux dire que tu n'as jamais rien ressenti pour moi?” demanda-t-elle.
Il la regarda, étonné par la question. Il avait toujours senti que Trudy le draguait mais il n'avait jamais mordu à l'hameçon. Il y a bien eu quelques occasions où il était arrivé très près, après une soirée arrosée ou une dispute avec sa femme. Mais la seule pensée de sa femme et de son fils l'avait toujours éloigné et écarté de toute tentation stupide qu'il aurait regrettée.
“Trudy, on travaille ensemble,” dit-il fermement. “Et je suis marié.”
Elle s'approcha encore davantage.
“Je ne cherche pas à me marier, Luke,” dit-elle doucement en se penchant en avant, à quelques centimètres de lui.
Elle se pressait contre lui maintenant. Les bras de Luke pendaient à ses côtés. Il ressentait sa chaleur et cet incontrôlable désir quand elle était proche de lui, cette excitation, cette énergie… cette volupté. Elle posa les mains sur sa poitrine et dès que ses paumes touchèrent sa chemise, il sut qu'il devait agir tout de suite ou s'abandonner complètement.
Dans un acte ultime d'autodiscipline, Luke recula et retira gentiment ses mains.
“Je suis désolé, Trudy,” dit-il d'une voix râpeuse. “Je t'aime beaucoup, vraiment! Mais ce n'est pas une bonne idée.”
Elle fronça les sourcils mais avant qu'elle ne puisse ajouter autre chose, un poing s'abattit lourdement sur la porte en bois.
“Luke? Tu es là?” C'était la voix de Newsam. “Tu devrais sortir et venir jeter un coup d'oeil à ce que Swann a trouvé.”
Ils se regardèrent fixement. Luke se sentait coupable à mort à la pensée de sa femme, bien qu'il n'ait rien fait de mal. Il s'était retiré avant que quelque chose n'arrive mais il ne pouvait pas s'empêcher de se demander comment cela affecterait leur relation de travail.
Mais surtout, le pire de tout, c'est qu'il ne pouvait pas s'empêcher de penser qu'au fin fond de lui-même, il n'avait aucune envie de sortir de cette pièce.
*
Swann était assis à une longue table avec trois moniteurs vidéos étalés devant lui. Luke se dit qu'avec ses cheveux clairsemés et ses lunettes, il lui faisait penser à un physicien de la NASA dans la salle de contrôle. Luke se tenait derrière lui, accompagné de Newsam et de Trudy. Tous les trois jetaient un oeil par-dessus les épaules étroites de Swann.
“Ça, c'est le compte courant de Ken Bryant,” dit Swann, en bougeant son curseur sur l'écran du milieu. Luke enregistra les détails: dépôts, retraits, solde total, sur une période de temps du 28 avril au 27 mai.
“Cette connexion est sécurisée?” demanda Luke. Il jeta un oeil à travers la pièce et vers la porte d'entrée. La pièce principale du centre de commandement était au bout du couloir.
“Cette connexion?” dit Swann. Il haussa les épaules. “Elle est complètement indépendante du centre de commandement. Je suis connecté à nos propres tours et à nos propres satellites. C'est une connexion cryptée par nos hommes. J'imagine que la CIA ou la NSA pourrait charger quelqu'un du décryptage mais pourquoi tant d'efforts? Nous sommes tous dans le même bateau, non? Je ne me préoccuperais pas pour ça. Par contre, je me concentrerais sur ce compte en banque. Vous remarquez quelque chose de bizarre?”
“Il a un solde de plus de 24.000 dollars,” dit Luke.
“Exact,” dit Swann. “Un concierge avec un montant assez conséquent d'argent sur son compte courant. Intéressant. Maintenant, revenons un mois en arrière, du 28 mars au 27 avril. Le solde atteint jusqu'à 37.000 dollars avant qu'il ne commence à dépenser. Des virements ont été effectués à partir d'un compte sans nom pour une somme de 5.000 dollars, puis 4.000 dollars et enfin, soyons fous… un virement de 20.000 dollars.”
“OK” dit Luke.
“Passons au mois précédent, de fin février à fin mars. Au début, son solde est de 1.129 dollars et à la fin du mois, il dépasse les 9.000 dollars. Continuons de retourner en arrière, de fin janvier à fin février, où son solde n'a pas une seule fois atteint les 2.000 dollars. À partir de là, si vous retournez en arrière sur les trois années précédentes, vous verrez que son solde a rarement dépassé les 1.500 dollars. Nous avons donc ici un type qui vivait au mois par mois et qui soudainement commença à recevoir d'importants transferts d'argent à partir de mars.”
“Et d'où proviennent ces transferts?”
Swann sourit. “Ça, c'est la partie amusante. Ils proviennent d'une petite banque offshore spécialisée en comptes numérotés anonymes, la Royal Heritage Bank basée sur l'île de Grand Cayman.”
“Tu peux les pirater?” demanda Luke. Il vit du coin de l'oeil le regard désapprobateur de Trudy.
“J'ai pas besoin,” répondit Swann. “La Royal Heritage Bank appartient à un actif de la CIA nommé Grigor Svetlana. C'est un Ukrainien qui faisait partie de l'Armée Rouge dans le temps. Il s'est fait mal voir par les Russes il y a vingt ans, après que d'anciennes armes soviétiques aient disparu et réapparu sur des marchés noirs en Afrique de l'Ouest. Et je ne parle pas de fusils. Je parle de missiles anti aériens, anti tanks et de missiles de basse altitude. Les Russes étaient prêts à le pendre. Il s'est donc tourné vers nous. J'ai mes entrées à Langley et les comptes de la Royal Heritage Bank sont loin d'être anonymes. En fait, c'est un livre ouvert à destination des services de renseignements américains. Bien entendu, la plupart des clients de la Royal Heritage Bank ne sont pas au courant.”
“Donc tu sais à qui appartient le compte dont proviennent les virements?”
“Tout à fait.”
“OK, Swann,” dit Luke. “Tu es très habile mais maintenant fais-nous part de tes découvertes.”
Swann montra du doigt ses écrans d'ordinateur. “Le compte dont provient les transferts appartient à Bryant lui-même. C'est le compte qui apparaît sur mon moniteur de gauche. Il a un solde actuel d'environ 209.000 dollars. Il faisait des virements petit à petit à partir de son compte numéroté vers son compte courant, probablement pour son usage personnel. Et si nous retournons en arrière de quelques mois, vous verrez que le compte offshore de Bryant a été ouvert le 3 mars avec un virement de 250.000 dollars à partir d'un autre compte de la Royal Heritage Bank, celui qui apparaît sur mon moniteur de droite.”
Luke regarda le compte de droite. Son solde affichait plus de quarante-quatre millions de dollars.
“Quelqu'un a fait une affaire en engageant Bryant,” dit-il.
“Exactement,” dit Swann.
“Qui est-ce?”
“C'est ce type, là.” Sur l'écran, une photo de carte d'identité apparut. Il s'agissait d'un homme d'un âge moyen aux cheveux foncés tournant au gris. “Je vous présente Ali Nassar, 47 ans, Iranien, né à Téhéran dans une famille riche et influente. Il a étudié à la School of Economics de Londres, puis à l'école de droit de Harvard. Rentré dans son pays, il a obtenu un autre diplôme en droit à l'université de Téhéran. Par conséquent, il peut pratiquer tant aux États-Unis qu'en Iran. Il s'est surtout occupé de transactions commerciales internationales durant la majeure partie de sa carrière. Il vit à New York. C'est un diplomate iranien aux Nations Unies et il est couvert par l'immunité diplomatique.”
Luke se caressa le menton. Il sentait la barbe y pousser. Il commençait à fatiguer. “Donc, pour résumer, Nassar a payé Ken Bryant pour vraisemblablement accéder à l'hôpital et à toute information concernant les mesures de sécurité et comment les contourner.”
“Oui, vraisemblablement.”
“Il dirige probablement une cellule terroriste ici à New York, il a partie prise dans le vol de substances dangereuses et au moins quatre meurtres et il ne peut pas être poursuivi par la loi américaine?”
“On dirait bien.”
“D'accord. Vu que tu as accédé à son compte, on peut peut-être vérifier à qui d'autre il a envoyé de l'argent?”
“Ça me prendra un petit temps.”
“Pas de problème. J'ai une course à faire en attendant.”
Luke jeta un coup d'oeil à Ed Newsam. Le visage de Newsam était dur, ses yeux étaient plats et vides.
“Qu'est-ce que tu en penses, Ed? Tu veux venir faire un tour avec moi? On devrait peut-être aller rendre visite à Mr. Ali Nassar.”
Newsam sourit, l'air renfrogné.
“Ça pourrait être amusant.”
Chapitre 10
6h20 du matin
Centre de bien-être du Congrès – Washington DC
Ce n'était pas facile à trouver.
Jeremy Spencer se tenait devant des portes verrouillées en acier gris dans le sous-sol de l'édifice de bureaux Rayburn House. Les portes étaient dissimulées dans un coin du parking souterrain. Peu de personnes savaient que cet endroit existait et encore moins savaient où il se trouvait exactement. Il se sentait idiot mais il frappa tout de même à la porte.
La porte se déverouilla dans un grésillement. Il l'ouvrit tout en ressentant cette sensation bien connue d'incertitude lui serrant l'estomac. Il savait que la salle de fitness du Congrès était hors limites pour toute personne non membre du Congrès des États-Unis. Cependant et en dépit d'un manquement à un protocole de longue date, il avait été invité à s'y rendre.
Aujourd'hui était le jour le plus important de sa jeune vie. Il n'était à Washington que depuis trois ans et il montait en flèche.
Il y a sept ans, il n'était qu'un pauvre type vivant dans un parc à caravanes dans le nord de l'état de New York. Après ça, il était passé étudiant boursier à la State University de New York à Binghamton. Au lieu de prendre du bon temps et de profiter de l'opportunité, il est devenu président des Républicains du campus et commentateur du journal de l'école. Très vite, il commença à publier sur Breitbart et Drudge. Et maintenant, à peine le temps de se retourner et il se retrouvait journaliste régulier pour Newsmax, traitant des sujets du Capitole.
La salle de fitness n'était pas luxueuse. Il y avait quelques équipements cardios, des miroirs et quelques poids libres sur un rail. Un homme âgé en pantalon de training et en t-shirt, écouteurs rivés aux oreilles, marchait sur un tapis. Jeremy pénétra dans la silencieuse salle des vestiaires. Au détour d'un coin, il vit devant lui la personne qu'il était venu rencontrer.
L'homme était grand, la cinquantaine, avec des cheveux gris. Il se tenait devant un casier ouvert et Jeremy le vit de profil. Son dos était droit et sa large mâchoire jaillissait vers l'avant. Il portait un t-shirt et un short trempés de sueur par l'entraînement. Ses épaules, ses bras, son torse et ses jambes, tout son corps était musclé et défini. Il ressemblait à un meneur d'hommes.
L'homme était William Ryan, originaire de Caroline du Nord, Représentant pour une période de neuf ans et Président de la Chambre. Jeremy savait tout de lui. Sa famille était une vieille fortune. Ils possédaient des plantations de tabac avant la Révolution. Son arrière-arrière-grand-père était Sénateur des États-Unis durant la Reconstruction. Il avait terminé premier de sa classe à la Citadel. Il était charmant, gracieux, et il exerçait le pouvoir avec une grande confiance et une assurance si entière que peu de membres de son parti envisageaient de s'opposer à lui.
“Monsieur le Président?”
Ryan se retourna, vit Jeremy et afficha un large sourire. Il portait un t-shirt bleu avec des inscriptions en rouge et blanc: 'PROUD AMERICAN'. Il tendit la main à Jeremy. “Excusez-moi,” dit-il. “Je suis encore un peu trempé de sueur.”
“Pas de problème, monsieur.”
“OK,” dit Ryan. “Ça suffit avec les messieurs. En privé, appelez-moi Bill. Si c'est trop dur, appelez-moi par mon titre. Mais je veux que vous sachiez une chose importante. Je vous ai spécialement demandé et je vous offre une entrevue exclusive. Plus tard cet après-midi, il est possible que je finisse par donner une conférence de presse avec tous les médias. Je n'en sais encore rien. Mais jusque là, durant toute la journée à venir, mes pensées et mon avis concernant cette crise sont sous votre signature. Ça fait quoi comme impression?”
“Une impression fantastique,” répondit Jeremy. “C'est un honneur. Mais pourquoi moi?”
Ryan baissa la voix. “Vous êtes un bon gars. Je suis votre carrière depuis longtemps. Et je voudrais vous donner quelques conseils de manière totalement officieuse. À partir de demain, vous ne serez plus un chien d'attaque mais un journaliste chevronné. Je veux que vous imprimiez mot pour mot ce que je vais vous dire, mais à partir de demain, je voudrais que vous deveniez plus… nuancé, dirais-je. Newsmax n'est pas mal pour ce que c'est mais d'ici un an je vous vois au Washington Post. C'est là où on a besoin de vous et c'est ce qui se passera. Mais d'abord, il faut que les gens soient convaincus que vous avez mûri et que vous êtes devenu un journaliste traditionnel juste et pondéré. Que ce soit le cas ou non importe peu. Ce qui importe, c'est ce que les gens croient. Vous comprenez ce que je vous dis?”
“Je pense que oui,” répondit Jeremy. Le sang bouillonnait à ses oreilles. Les mots qu'il entendait étaient exaltants et terrifiants à la fois.
“Nous avons tous besoin d'amis haut-placés,” dit le Président. “Même moi. Maintenant, à ton tour.”
Jeremy sortit son téléphone. “Je viens de démarrer l'enregistreur… à l'instant. Monsieur, êtes-vous au courant du vol massif de substances radioactives qui a eu lieu à New York City la nuit dernière?”
“Je suis plus qu'au courant,” répondit Ryan. “Comme tous les Américains, je suis profondément préoccupé. Mes assistants m'ont réveillé à 4h du matin pour m'annoncer la nouvelle. Nous sommes en contact étroit avec les services de renseignements et nous surveillons la situation de près. Comme vous êtes sûrement au courant, j'ai travaillé sur une proposition de déclaration de guerre à l'Iran, mais le Président et son parti l'ont bloquée à chaque tour. Nous sommes actuellement dans une situation où l'Iran occupe un pays allié, la nation souveraine d'Irak, et notre propre personnel doit passer des contrôles iraniens pour entrer et sortir de notre ambassade là-bas. Je ne pense pas qu'il y ait eu de situation aussi humiliante depuis la crise de la prise d'otages en Iran en 1979.”