Eldrick sentit un frisson traverser la partie supérieure de son corps et il eut la chair de poule. Il remarqua que sa chemise était trempée de sueur. Il n'aimait pas ce qu'il venait d'entendre. S'ils étaient maintenant à Baltimore et qu'ils se dirigeaient vers le sud, alors la prochaine ville était…
“Washington,” dit-il.
“Exact.”
Ezatullah sourit à nouveau, mais d'un sourire glorieux cette fois. Le sourire d'un saint se tenant à l'entrée des portes du paradis, prêt à être accueilli avec mille grâces.
“Tranche la tête et le corps suivra.”
Eldrick le voyait clairement maintenant dans les yeux d'Ezatullah: l'homme avait perdu la tête. C'était peut-être dû à la maladie ou peut-être dû à autre chose, mais il était clair qu'il ne réfléchissait plus lucidement. Depuis le début, le plan était de dérober les substances et de laisser la camionnette dans le sud du Bronx. C'était un boulot dangereux et très difficile à réaliser mais ils y étaient parvenus. Mais il semblerait maintenant que le commanditaire ait changé les plans ou peut-être qu'il avait menti depuis le début. Et ils se retrouvaient à rouler jusqu'à Washington dans une camionnette radioactive.
Et pour y faire quoi?
Ezatullah était un jihadiste chevronné. Il devait savoir que ce qu'il insinuait était impossible. Quoi qu'il envisage de réaliser, Eldrick savait qu'ils n'allaient jamais parvenir à s'en approcher. Il s'imaginait bien la camionnette, criblée de balles, à quelques centaines de mètres de la Maison Blanche, du Pentagone ou du Capitole.
Ce n'était pas une mission suicide. Ce n'était même pas une mission du tout. Il s'agissait d'une déclaration politique.
“Ne t'inquiète pas,” dit Ezatullah. “Sois heureux d'avoir été choisi pour le plus grand des honneurs. Nous y arriverons, même si tu n'imagines pas encore comment. Le moyen deviendra clair en temps voulu.” Il se retourna et ouvrit la porte latérale de la camionnette.
Eldrick jeta un coup d'oeil à Momo, qui était occupé à terminer la plaque d'immatriculation arrière. Momo n'avait rien dit depuis un moment. Il ne se sentait probablement pas très bien non plus.
Eldrick recula d'un pas, puis d'un autre. Ezatullah s'activait à l'intérieur de la camionnette. Il avait le dos tourné. Une occasion comme celle-là pouvait ne plus jamais se présenter. Eldrick se trouvait dans un vaste espace ouvert et personne ne faisait attention à lui.
Eldrick avait fait de l'athlétisme à l'école et c'était un bon sprinteur. Il revit la foule dans la 168ème Rue à Manhattan, les positions sur le grand panneau d'affichage et le départ de la course. Il se rappela la sensation d'estomac noué juste avant le départ, la vitesse sur la piste, les poussées, les coudes relevés, et une vitesse telle qu'elle ressemblait à un rêve.
Durant toutes les années qui avaient suivi, Eldrick n'avait jamais couru aussi vite qu'il l'avait fait à l'époque. Mais peut-être qu'en rassemblant toute son énergie, il pourrait à nouveau égaler cette vitesse. Ce n'était ni le moment d'hésiter, ni d'y réfléchir trop longtemps.
Il se retourna et détala.
La seconde suivante, il entendit la voix de Momo derrière lui:
“EZA!”
Puis autre chose en farsi.
L'édifice abandonné était droit devant lui. La sensation de nausée revint, du sang gicla sur sa chemise mais il continua à courir. Il était déjà à court de souffle.
Il entendit un son ressemblant à celui d'une agrafeuse qui se répercuta faiblement contre les murs du bâtiment. C'était Ezatullah qui tirait. Son revolver était équipé d'un silencieux.
Eldrick ressenti une morsure aigue dans le dos et il tomba sur le sol, s'écorchant les bras sur l'asphalte brisé. Une fraction de seconde plus tard, un autre coup de feu retentit. Eldrick se releva et se remit à courir. La clôture était à portée de main. Il se dirigea vers l'ouverture.
Il ressentit une autre morsure le traverser. Il tomba en avant et s'accrocha à la clôture. Toute sa force semblait avoir abandonné ses jambes. Il resta suspendu là, se soutenant avec la morte étreinte de ses doigts à travers les maillons de la clôture.
“Bouge,” dit-il d'une voix rauque. “Avance.”
Il tomba à genoux, replia le pan de clôture déchiqueté et rampa à travers l'ouverture. Il était maintenant entouré d'herbes hautes. Il se remit debout, tituba sur quelques pas, trébucha sur quelque chose qu'il ne pouvait pas voir et tomba en roulant dans un fossé. Il n'essaya pas d'arrêter de rouler. Il se laissa porter par son élan jusqu'en bas du talus.
Il finit par s'arrêter, le souffle haletant. Il ressentait une douleur irréelle dans le dos. Son visage baignait dans la boue. Il était le long d'une berge de rivière et c'était humide et boueux. Il pourrait se laisser tomber dans les eaux sombres s'il le voulait. Mais au lieu de ça, il rampa plus profondément dans les buissons. Le soleil ne s'était pas encore levé. S'il restait là sans bouger, sans émettre un son, il était peut-être possible que…
Il porta une main à sa poitrine. Ses doigts étaient humides de sang.
*
Ezatullah se tenait devant l'ouverture de la clôture. Il avait le vertige et se sentait étourdi par la poursuite après Eldrick.
Il se tenait de la main à la clôture afin de pouvoir se tenir debout. Il avait envie de vomir. Les buissons étaient sombres et ça leur prendrait au moins une heure pour le retrouver là-dedans. Et s'il atteignait le grand bâtiment abandonné, ils pourraient ne jamais le retrouver.
Moahmmar se tenait à ses côtés. Il se baissa et posa les mains sur ses genoux, en respirant profondément. Il tremblait. “On continue?” demanda-t-il.
Ezatullah hocha la tête. “Nous n'avons pas le temps. Il a pris deux balles. Si la maladie n'en finit pas avec lui, ses blessures feront le boulot. Laisse-le mourir ici tout seul. Allah aura peut-être pitié de sa lâcheté. J'espère pour lui. Nous devons continuer sans lui.”
Il se retourna et se dirigea vers la camionnette. Il avait l'impression qu'elle était garée loin, si loin. Il était fatigué et malade mais il continua à poser un pied devant l'autre. Chaque pas le rapprochait un peu plus des portes du paradis.
Chapitre 9
6h05 du matin
Centre de commandement Anti-Terrorisme – Midtown Manhattan
“Luke, la meilleure chose à faire, c'est de rassembler vos hommes et de retourner à Washington,” dit l'homme en costume.
Luke se tenait au milieu du chaos ambiant dans la pièce principale du centre de commandement. Il faisait déjà jour et une faible lumière filtrait à travers les fenêtres en haut de la pièce de travail. Le temps passait trop vite et le centre de commandement était devenu un vrai bordel.
L'espace était rempli par deux cent personnes. Il y avait au moins quarante postes de travail, certains d'entre eux avec deux ou trois personnes assises devant cinq écrans d'ordinateur. Sur le grand panneau à l'avant, se trouvaient une vingtaine d'écrans de télévision et d'ordinateur. Sur les écrans, défilaient des plans numériques de Manhattan, du Bronx, de Brooklyn, des enregistrements vidéos en direct des entrées des tunnels Holland et Lincoln et des photos d'identité judiciaire de terroristes arabes connus pour être actuellement sur le territoire américain.
Trois des écrans montraient actuellement le maire DeAngelo, surplombant ses assistants du haut de son mètre nonante, se tenant devant un micro et conseillant aux braves gens de New York de rester chez eux et d'embrasser leurs enfants. Il lisait sa déclaration à partir d'un discours préparé.
“Dans le pire des cas,” dit le maire, sa voix résonnant à travers les haut-parleurs disséminés dans la pièce, “l'explosion initiale provoquerait la mort de nombreuses personnes et créerait un effet de panique généralisé dans la zone affectée. Les risques d'exposition aux radiations causeraient une terreur qui se propagerait à travers toute la région et probablement à travers tout le pays. De nombreuses personnes exposées lors de l'attaque initiale tomberaient malades et beaucoup succomberaient. Les dépenses de décontamination seraient énormes mais rien en comparaison avec les répercussions économiques et psychologiques. Une attaque à la bombe sale dans une gare principale de New York City paralyserait le transport le long de la côte Est durant un certain temps.”
“Super,” dit Luke. “Je me demande qui rédige ses discours.”
Il cribla la salle du regard. Toutes les forces principales étaient représentées ici, chacun cherchant à établir son positionnement. C'était un vrai méli-mélo de lettres et d'initiales, NYPD, FBI, NSA, ATF, DEP et même CIA. Même le DEA était présent. Luke n'était pas sûr de savoir en quoi le vol de substances radioactives constituait un crime lié aux drogues.
Ed Newsam était parti au milieu de la foule, à la recherche du personnel de l'Équipe Spéciale d'Intervention.
“Luke, tu m'as entendu?”
Luke retourna au sujet qui l'occupait. Ron Begley, de la Sécurité Nationale, se tenait à ses côtés. Ron était un homme dégarni de près de soixante ans. Il avait un ventre bedonnant et de petits doigts rondouillards. Luke connaissait son histoire. C'était un bureaucrate. Le onze septembre, il faisait partie du département du Trésor et menait une équipe en charge des évasions fiscales et des combines à la Ponzi. Il évolua vers l'anti-terrorisme au moment où la Défense Nationale fut créée. Il n'avait jamais procédé à une arrestation, ni tiré un coup de feu de sa vie.
“Tu viens de me dire que tu voulais qu'on rentre à la maison.”
“Tu marches sur des plate-bandes ici, Luke. Kurt Myerson a appelé son chef au service de police de New York pour lui dire que tu traitais ses hommes commes tes serviteurs personnels. Et que tu as pris le commandement d'une équipe SWAT. Vraiment? Une équipe SWAT? Écoute, ici, c'est leur terrain. Tu es supposé suivre leurs directives. C'est les règles du jeu.”
“Ron, c'est le service de police de New York qui nous a appelés. J'imagine que c'était parce qu'ils avaient besoin de nous. Tout le monde sait de quelle manière nous travaillons.”
“Comme des cowboys,” dit Begley. “Vous travaillez comme des cowboys de rodéo.”
“Don Morris m'a sorti du lit pour venir ici. Tu n'as qu'à parler avec Don…”
Begley haussa les épaules. L'ombre d'un sourire apparu sur son visage. “Don a été rappelé. Il est parti en hélico il y a vingt minutes. Je te conseille d'en faire autant.”
“Quoi?”
“Tout à fait. Il a été appelé en haut-lieu sur ce coup-là. Ils l'ont rappelé pour faire un rapport sur la situation au Pentagone. Un truc de très haut niveau. J'imagine qu'ils ne trouvaient pas de stagiaire pour le faire, alors ils ont appelé Don.”
Begley baissa la voix mais Luke pouvait encore facilement l'entendre. “Un conseil entre nous… Qu'est-ce qui lui reste à Don? Trois ans avant la pension? Don est une espèce en voie de disparition. C'est un dinosaure, tout comme l'Équipe Spéciale d'Intervention. Tu le sais aussi bien que moi. C'est la fin de toutes ces petites agences secrètes au sein d'une plus grande agence. La tendance est à la centralisation et à la consolidation, Luke. Ce dont nous avons besoin, c'est d'une approche basée sur des données. C'est comme ça que nous résoudrons les crimes dans le futur. Et c'est comme ça qu'on finira par attraper ces terroristes aujourd'hui. Nous n'avons plus besoin de super-espions machos et d'anciens commandos vieillissants descendant en rappel d'un édifice. C'est fini. Jouer au super héros, c'est terminé. C'est même un peu ridicule, si tu y réfléchis bien.”
“Super,” dit Luke. “J'en prends note.”
“Je pensais que tu enseignais,” dit Begley. “L'histoire, les sciences politiques, ce genre de chose.”
Luke hocha de la tête. “Et c'est ce que je fais.”
Begley posa sa main charnue sur le bras de Luke. “Tu devrais continuer.”
Luke secoua la main de son bras et plongea dans la foule à la recherche de ses hommes.
*
“On en est où?” demanda Luke.
Son équipe s'était installée dans un bureau périphérique. Ils avaient rassemblé quelques tables disponibles et construit leur propre petit poste de commandement avec ordinateurs portables et connexions satellites. Trudy et Ed Newsam étaient présents, avec quelques autres membres de l'équipe. Swann s'était isolé dans un coin avec trois ordinateurs portables.
“Ils ont rappelé Don,” dit Trudy.
“Je suis au courant. Tu as parlé avec lui?”
Elle hocha de la tête. “Il y a vingt minutes. Il était sur le point de décoller. Il a dit de continuer à travailler sur cette affaire à moins qu'il en donne l'ordre contraire. Et de poliment ignorer les autres.”
“Ça me paraît très bien. Alors, on en est où?”
Le visage de Trudy devint sérieux. “On a bien avancé. On a réussi à réduire le nombre de véhicules haute priorité à six. Ils sont tous passés à proximité de l'hôpital la nuit dernière et tous présentent des caractéristiques bizarres ou qui ne correspondent à rien.”
“Donne-moi un exemple.”
“Alors, l'un d'entre eux est une camionnette de marchand ambulant de nourriture, enregistré au nom d'un ancien parachutiste russe. On a pu le suivre via caméras de surveillance et autant qu'on sache, il a passé la nuit à rouler à travers Manhattan, vendant des hot dogs et des Pepsi à des prostituées, des proxénètes et des délinquants.”
“Où se trouve-t-il maintenant?”
“Il est garé sur la 11ème Avenue, au sud du Centre de Convention Jacob Javits. Ça fait un bout de temps qu'il y est. On pense qu'il s'est peut-être endormi.”
“OK, il vient juste de passe en non-prioritaire. Envoie l'info au service de police de New York, juste au cas où. Ils peuvent l'interpeler et vérifier son camion, histoire de savoir ce qu'il y vend d'autre. Suivant.”
Trudy consulta sa liste. Un minivan exploité en tant que voiture Uber par un ancien physicien nucléaire en disgrâce. Un semi-remorque de quarante tonnes avec une déclaration de sinistre total et de mise à la casse. Une camionnette de livraison pour un service de blanchisserie, avec des plaques d'immatriculation enregistrées sous le nom d'une entreprise de revêtement de sol sans rapport aucun à Long Island. Une ambulance déclarée volée il y a trois ans.
“Une ambulance volée?” dit Luke. “On dirait une piste.”
Trudy haussa les épaules. “En général, c'est plutôt lié au traffic illégal d'organes. Le but est de récupérer les organes de patients récemment décédés, dans les minutes qui suivent le décès. Il faut qu'ils s'emparent des organes, les emballent et les sortent rapidement de l'hôpital. Et en général, personne n'accorde beaucoup d'attention à une ambulance garée en attente sur le parking d'un hôpital.”
“Mais ce soir, peut-être qu'ils n'attendaient pas des organes. On sait où ils sont?”
Elle hocha de la tête. “Non, Le seul véhicule localisé est celui du Russe. Les caméras de surveillance ne sont pas encore présentes partout, surtout quand on sort de Manhattan. Tu peux voir passer une camionnette sur une vidéo et ne plus jamais la voir à nouveau. Il est aussi possible qu'elle réapparaisse soudain sur une autre vidéo à dix pâtés de maisons ou à une dizaine de kilomètres de là. Le semi-remorque a traversé le pont George Washington vers le New Jersey et puis on l'a perdu. La camionnette de blanchisserie a traversé le pont de la 138ème Rue vers le sud du Bronx et a disparu. Nous travaillons à les retrouver par d'autres moyens. Nous avons contacté l'entreprise du semi-remorque, Uber, l'entreprise de revêtement de sol et la blanchisserie. Nous devrions en savoir davantage bientôt. Et huit personnes du quartier général se consacrent exclusivement à visionner des heures de vidéos, à la recherche de l'ambulance.”
“Très bien. Tiens-moi au courant. Et concernant les comptes bancaires?”
Le visage de Trudy était impassible. “Sur ce sujet, tu devrais demander à Swann.”
“OK.” Il fit un pas vers le petit fief de Swann dans le coin de la pièce.
“Luke?”
Il s'arrêta. “Ouais.”
Les yeux de Trudy jetait des éclairs à travers la pièce. “Peut-on parler en privé?”
*
“Tu vas me virer parce que je ne veux pas enfreindre la loi pour toi?”
“Trudy, je ne vais pas te virer. Comment peux-tu même y songer?”