Alistair le dévisagea, surprise. Elle ne pouvait pas comprendre comment quiconque pouvait considérait Erec avec autre chose que de l’amour.
« Et est-il encore ainsi ? » demanda-t-elle.
Erec haussa les épaules.
« Je ne les ai pas vus depuis que j’étais enfant. C’est mon premier retour dans ma terre natale ; presque trente cycles du soleil ont passé. Je ne sais pas à quoi m’attendre. Je suis plus un fruit de l’Anneau maintenant. Et pourtant si mon père meurt…je suis l’aîné. Mon peuple comptera sur moi pour régner. »
Alistair fit une pause, s’interrogeant, ne voulant pas s’immiscer.
« Et le feras-tu ? »
Erec haussa les épaules.
« Ce n’est pas quelque chose que je cherche à obtenir. Mais si mon père le souhaite…je ne peux dire non. »
Alistair l’étudia.
« Tu l’aimes beaucoup. »
Erec opina, et elle put voir ses yeux luire dans la lumière des étoiles.
« Je prie seulement pour que le navire arrive à temps avant qu’il ne meure. »
Alistair réfléchit à ses mots.
« Et qu’en est-il de ta mère ? » demanda-t-elle. « M’apprécierait-elle ? »
Erec esquissa un grand sourire.
« Comme une fille », dit-il. « Car elle verra à quel point je t’aime. »
Ils s’embrassèrent, et Alistair se pencha en arrière et contempla le ciel, s’étendant et prenant la main d’Erec.
« Souviens-toi juste de cela, ma dame. Je t’aime. Toi plus que tout. C’est tout ce qui compte. Mon peuple nous donnera le plus grand mariage que les Îles Méridionales aient jamais vu ; ils nous combleront de fêtes. Et tu seras aimée et adoptée par tous. »
Alistair examina les étoiles, tenant fermement la main d’Erec, et elle s’interrogea. Elle n’avait pas de doute quant à son amour pour elle, mais elle se posait la question quant à son peuple, un peuple que lui-même connaissait à peine. L’adopteraient-ils comme il pensait qu’ils le feraient ? Elle n’en était pas si sûre.
Subitement, Alistair entendit des pas lourds. Elle jeta un œil pour voir un des membres d’équipage traverser vers le bord du bastingage, soulever un gros poisson mort au-dessus de sa tête, et le jeter par-dessus bord. Il y eut un petit clapotement en contrebas, et peu de temps après un plus grand bruit, quand un poisson bondit et le mangea.
Puis suivit un horrible son dans les eaux en dessous, comme un gémissement ou un sanglot, suivi d’un autre bruit d’éclaboussure.
Alistair leva les yeux vers le marin, un personnage douteux, mal rasé, habillé de haillons, avec des dents manquantes, tandis qu’il se penchait par-dessus bord, arborant un rictus comme un idiot. Il pivota et la regarda directement, son visage mauvais, caricatural dans la lumière des étoiles. Alistair eut un terrible sentiment pendant qu’il le faisait.
« Qu’avez-vous jeté par-dessus bord ? » demanda Erec.
« Les entrailles d’un poisson, un simka », répliqua-t-il.
« Mais pourquoi ? »
« C’est du poison », répondit-il, souriant. « N’importe quel poisson qui le mange meurt sur place. »
Alistair le dévisagea, horrifiée.
« Mais pourquoi voudriez-vous tuer le poisson ? »
L’homme sourit plus largement.
« J’aime les regarder mourir. J’aime les entendre crier, et j’aime les voir flotter, ventre en l’air. C’est amusant. »
L’homme pivota et retourna lentement vers le reste de son équipage, et tandis qu’Alistair le regardait partir, elle eut la chair de poule.
« Qu’y a-t-il ? » lui demanda Erec.
Alistair détourna le regard et secoua la tête, essayant de faire disparaître son impression. Mais cela ne marchait pas ; c’était un terrible pressentiment, elle n’était pas sûre de quoi.
« Rien, mon seigneur », dit-elle.
Elle se réinstalla dans ses bras, essayant de se convaincre que tout allait bien. Mais elle savait, au plus profond d’elle, que c’était bien loin d’être le cas.
*
Erec se réveilla dans la nuit, sentant le navire bouger doucement de haut en bas, et il sut immédiatement que quelque chose n’allait pas. C’était le guerrier en lui, la part en lui qui l’avait toujours avertit un instant avant que quelque chose de mauvais n’arrive. Il avait toujours eu ce sens, depuis qu’il était enfant.
Il s’assit rapidement, alerte, et regarda tout autour de lui. Il se tourna et vit Alistair profondément endormie à côté de lui. Il faisait encore noir, le bateau tanguait encore sur les vagues, pourtant quelque chose n’allait pas. Il regarda tout autour, mais ne vit aucun signe de quelque chose clochant.
Quel danger pourrait-il y avoir, se demanda-t-il, ici au milieu de nulle part ? Était-ce un simple rêve ?
Erec, faisant confiance en son instinct, tendit la main pour attraper son épée. Mais avant que sa main ait pu se saisir de la garde, il sentit brusquement un lourd filet recouvrir son corps, se rabattant tout autour de lui. Il était fait de la corde la plus lourde qu’il ait jamais sentie, presque assez lourde pour écraser un homme, et cela atterrit sur lui tout d’un coup, serré tout autour de lui.
Avant qu’il ait pu réagir, il se sentit être soulevé haut dans les airs, le filet l’attrapant comme un animal, ses cordes si serrées autour de lui qu’il ne pouvait même pas bouger, ses épaules et bras et poignets et pieds tous contraints, écrasés ensemble. Il fut hissé de plus en plus haut, jusqu’à ce qu’il se trouve lui-même à six mètres au-dessus du pont, pendant, comme un animal pris au piège.
Le cœur d’Erec cogna dans sa poitrine alors qu’il tentait de comprendre ce qui se passait. Il regarda en bas et vit Alistair en dessous de lui, en train de se réveiller.
« Alistair », cria Erec.
En bas, elle le chercha du regard partout, et quand enfin elle leva les yeux et le vit, son visage s’assombrit.
« EREC ! » hurla-t-elle, confuse.
Erec regarda alors que plusieurs douzaines de membres d’équipage, portant des torches, s’approchaient d’elle. Ils arboraient tous des sourires grossiers, le mal dans leurs yeux, tandis qu’ils la cernaient.
« Il était temps qu’il la partage », dit l’un d’entre eux.
« Je vais apprendre à cette princesse ce que signifie vivre avec un marin ! » dit un autre.
Le groupe éclata de rire.
« Après moi », dit encore un autre.
« Pas avant que je n’aie eu mon content », dit un autre.
Erec lutta pour se libérer de toutes ses forces pendant qu’ils continuaient à se rapprocher d’elle. Mais c’était en vain. Ses épaules et bras étaient comprimés si fermement qu’il ne pouvait même pas les remuer.
« ALISTAIR ! » cria-t-il, désespéré.
Il était impuissant, ne pouvant rien faire d’autre que regarder pendant qu’il se balançait au-dessus.
Trois marins se jetèrent brusquement sur Alistair par-derrière ; Alistair hurla tandis qu’ils la mettaient sur pied, déchiraient sa chemise, tirant brutalement ses bras derrière son dos. Ils la maintinrent fermement cependant que plus de marins approchaient.
Erec fouilla le navire du regard à la recherche d’un signe du capitaine ; il le vit sur le pont supérieur, regardant en bas, observant tout.
« Capitaine ! » tonna Erec. « C’est votre navire ! Faites quelque chose ! »
Le capitaine le dévisagea, puis lentement tourna le dos à la scène, comme s’il ne voulait pas la regarder.
Erec observa, désespéré, alors qu’un marin sortait un couteau et le tenait contre la gorge d’Alistair, et Alistair hurla.
« Non ! » cria Erec.
C’était comme regarder un cauchemar se dérouler sous lui – et pire que tout, il n’y avait rien qu’il puisse faire.
CHAPITRE CINQ
Thorgrin faisait face à Andronicus, eux deux seuls sur le champ de bataille, des soldats morts tout autour d’eux. Il leva haut son épée et l’abattit sur le bouclier d’Andronicus ; ce faisant, Andronicus déposa ses armes, fit un grand sourire, et tendit les bras pour l’étreindre.
Mon fils
Thor essaya de stopper son coup d’épée, mais il était trop tard. L’épée passa droit à travers son père, et alors qu’Andronicus se scindait en deux, Thor se sentit dévasté par le chagrin.
Thor cligna des yeux et se trouva descendant vers un autel infiniment long, tenant la main de Gwen. Il réalisa qu’il s’agissait du cortège de leur mariage. Ils marchaient vers un soleil rouge sang, et comme Thor regardait des deux côtés, il vit que tous les sièges étaient vides. Il se tourna pour contempler Gwen, et alors qu’elle dévisageait, il fut horrifié de voir sa peau se dessécher et elle devint un squelette, tombant en poussière dans sa main. Elle s’affaissa en un tas de cendres à ses pieds.
Thor se retrouva debout devant le château de sa mère. Il avait, d’une quelconque manière, franchi la passerelle, et il se tenait devant les immenses doubles portes, en or, brillantes, trois fois plus grandes que lui. Il n’y avait pas de poignée, et il tendit les mains et les frappa de ses paumes jusqu’à ce qu’il commence à saigner. Le bruit résonnait à travers le monde. Mais personne ne vint répondre.
Thor renversa la tête.
« Mère ! » s’écria-t-il.
Thor s’effondra à genoux, et à l’instant où il le fit, le sol se changea en boue, et Thor chuta le long d’une falaise, tombant encore et encore, s’agitant dans tous les sens à travers les airs, plus bas, des dizaines de mètres, vers un océan déchaîné en contrebas. Il tendit les mains vers le ciel, vit le château de sa mère disparaître de sa vue, et hurla.
Thor ouvrit les yeux, le souffle court, le vent caressant son visage, et il balaya du regard les alentours, essayant de déterminer où il était. Il regarda en dessous et vit l’océan défiler sous lui, à une vitesse étourdissante. Il leva les yeux et vit qu’il s’accrochait à quelque chose de rugueux, et en entendant le battement des grandes ailes, il prit conscience qu’il se tenait aux écailles de Mycoples, ses mains froides à cause de l’air nocturne, son visage engourdi par les rafales du vent marin. Mycoples volait à grande vitesse, ses ailes battant en permanence, et tandis que Thor portait son regard droit devant, il réalisa qu’il s’était endormi sur elle. Ils volaient encore, comme ils l’avaient fait depuis des jours maintenant, se hâtant sous le ciel nocturne, sous les millions d’étoiles rouges scintillantes.
Thor soupira et essuya sa nuque, qui était en sueur. Il s’était juré de rester alerte, mais tant de jours avaient passé, leur périple ensemble, volant, à la recherche du Pays des Druides. Par chance Mycoples, le connaissant si bien, savait qu’il était assoupi et avait volé avec constance, s’assurant qu’il ne tombe pas. Ils avaient voyagé si longtemps ensemble, ils étaient devenus comme un. Pour autant que l’Anneau manquait à Thor, il était excité, au moins, d’être à nouveau avec sa vieille amie, juste eux deux, explorant le monde ; il pouvait dire qu’elle aussi était heureuse d’être avec lui, ronronnant avec contentement. Il savait que Mycoples ne laisserait jamais quelque chose de mal lui arriver – et il se sentait de même envers elle.
Thor regarda en dessous et scruta les eaux vertes, écumantes et lumineuses de la mer ; c’était une mer étrange et exotique, une qu’il n’avait jamais vue auparavant, une parmi toutes celles qu’ils avaient survolées durant leur recherche. Ils continuaient à voler vers le nord, toujours le nord, suivant la flèche de la relique qu’il avait trouvée dans son village natal. Thor sentit qu’ils se rapprochaient de sa mère, de sa terre, du Pays des Druides. Il pouvait le sentir.
Thor espérait que la flèche était exacte. Au plus profond de lui, il le savait qu’elle l’était. Il pouvait sentir dans chaque fibre de son être qu’elle les menait plus près de sa mère, de sa destinée.
Thor frotta ses yeux, décidé à rester éveillé. Il avait imaginé qu’ils auraient déjà trouvé le Pays des Druides à présent ; il semblait qu’ils avaient déjà couvert la moitié du monde. Pour un moment il s’inquiéta : et si ce n’était qu’une illusion ? Si sa mère n’existait pas ? Si le Pays des Druides n’existait pas ? Et s’il était condamné à ne jamais la trouver ?
Il tenta de déloger ces pensées de son esprit tout en pressant Mycoples.
Plus vite, pensa Thor.
Mycoples gronda et battit des ailes plus fort, et alors qu’elle baissait la tête, ils plongèrent dans la brume, se dirigeant vers un point à l’horizon qui, Thor le savait, pouvait ne pas exister.
*
Le jour perça comme Thor ne l’avait jamais vu, le ciel inondé non pas par deux soleils, mais trois, tous se levant ensemble depuis différents points de l’horizon, l’un rouge, l’autre vert, le dernier violet. Ils volaient juste au-dessus des nuages, qui étaient étalés en dessous de lui, si près que Thor pouvait les toucher, un manteau de couleur. Thor se prélassa dans le plus beau levé de soleil qu’il n’ait jamais vu, les différentes couleurs des soleils perçant les nuages, les rayons zébrant sur lui, sous lui, au-dessus de lui. Il avait le sentiment de voler lors de la naissance du monde.
Thor dirigea Mycoples vers le bas, et il se sentit humide tandis qu’ils passaient la couverture nuageuse ; momentanément, le monde fut inondé de différentes couleurs, puis il fut aveuglé. Comme ils sortaient des nuages, Thor s’attendit à voir encore un autre océan, encore une autre étendue de néant.
Mais cette fois-ci, il y avait quelque chose à voir.
Le cœur de Thor s’accéléra lorsqu’il remarqua en contrebas une chose qu’il avait toujours espéré voir, une scène qui avait occupé ses rêves. Là, loin en dessous, une terre apparaissait. C’était une île, entourée de brumes tourbillonnantes, au milieu de cet incroyable océan, large et profond. Sa relique vibra, il baissa les yeux et vit la flèche étinceler, pointant droit en bas. Mais il n’avait même pas besoin de le voir à présent. Il le sentait, dans chaque fibre de son être. Elle était là. Sa mère. Le magique Pays des Druide existait, et il était arrivé.
En bas, mon amie, pensa Thor.
Mycoples s’orienta vers le bas, et alors qu’ils se rapprochaient, l’île s’offrit de plus en plus à la vue. Thor vit des champs de fleurs sans fin, remarquablement similaires aux champs qu’il avait vus à la Cour du Roi. Il n’arrivait pas à comprendre. L’île semblait si familière, presque comme s’il était arrivé de retour chez lui. Il s’était attendu à un pays plus exotique. Il était troublant de voir à quel point il était étrangement familier. Comment était-ce possible ?
L’île était enchâssée par une grande plage de sable rouge étincelant, des vagues se brisaient dessus. Pendant qu’ils approchaient, Thor vit quelque chose qui le surprit : il paraissait y avoir une entrée pour l’île, deux piliers massifs s’élevant vers les cieux, les plus grands piliers qu’il ait vus, disparaissant dans les nuages. Un mur, peut-être de six mètres de haut, encerclait la totalité de l’île, et passer entre ces piliers semblait être la seule manière d’entrer à pieds.
Comme il était sur Mycoples, Thor décida qu’il n’avait pas besoin de passer entre les piliers. Il volerait simplement au-dessus des murs et atterrirait sur l’île, n’importe où il le voudrait. Après tout, il n’était pas à pied.
Thor ordonna à Mycoples de voler par-dessus le mur, mais quand elle arriva plus près, soudainement, elle le surprit. Elle poussa un cri strident et fit brusquement marche arrière, levant ses serres jusqu’à ce qu’elle soit presque à la verticale. Elle s’arrêta net, comme si elle se heurtait à un bouclier invisible, et Thor se cramponna de toutes ses forces. Thor l’enjoignit de continuer à voler, mais elle ne pouvait aller plus loin.
C’est là que Thor réalisa : l’île était encerclée par une sorte de bouclier énergétique, un si puissant que même Mycoples ne pouvait passer au travers. On ne pouvait voler au-dessus du mur ; il fallait passer entre les piliers, à pied.
Thor commanda à Mycoples, et ils plongèrent vers le rivage rouge. Ils atterrirent devant les piliers, et Thor essaya de diriger Mycoples pour qu’elle vole entre eux, à travers la grande porte, pour pénétrer avec lui dans le Pays des Druides.
Mais une fois encore, Mycoples recula, levant ses serres.
Je ne peux entrer.
Thor sentit les pensées de Mycoples passer à travers lui. Il la regarda, la vit fermer ses énormes yeux brillants, clignant des paupières, et il comprit.
Elle était en train de lui dire qu’il devrait entrer dans le Pays des Druides seul.