“EN AVANT !” cria Vesuvius de sa voix grave et rauque, loin au dessous.
Le groupe de trolls chargea et envoya le bélier en avant. Un moment plus tard, il frappa les portes avec une telle force que Merk sentit la vibration remonter jusqu'à lui. Le tremblement lui traversa les chevilles et le fit souffrir jusqu'à l'os.
Il y eut un autre choc, puis un autre et encore un autre. Ils secouèrent la tour et firent trébucher tous les soldats. Merk atterrit à quatre pattes sur un corps, un compagnon Gardien, et ne s’aperçut qu'à ce moment-là qu'il était déjà mort.
Merk entendit un sifflement, sentit un souffle de vent et, quand il leva les yeux, il ne comprit pas ce qu'il voyait : au-dessus de sa tête, il vit voler un boulet en feu. Des boulets en feu atterrirent au sommet de la tour et des explosions résonnèrent tout autour de lui. Merk s'accroupit, regarda par-dessus le bord et vit des dizaines de catapultes les prendre pour cible d'en dessous en visant le toit de la tour. Tout autour de lui, ses hommes mouraient.
Un autre boulet en feu atterrit près de Merk et tua deux Gardiens à côté de lui, deux hommes qu'il avait appris à apprécier. Les flammes s'étendaient et il les sentait près de son propre dos. Merk regarda autour de lui, vit que presque tous les hommes étaient morts et comprit qu'il ne pourrait plus rien faire ici, mis à part attendre la mort.
Merk savait que c'était maintenant ou jamais. Il n'allait pas mourir comme ça, blotti en haut de la tour à attendre la mort. Il voulait mourir avec courage, bravement, en affrontant l'ennemi l'arme à la main, face à face, et il voulait tuer autant de ces créatures que possible.
Merk poussa un grand cri, tendit la main vers la corde fixée à la tour et sauta par-dessus le bord. Il descendit à toute vitesse vers la nation de trolls qui l'attendait en dessous, prêt à faire face à son destin.
CHAPITRE QUATRE
Kyra cligna des yeux quand elle regarda le ciel, le monde qui se mouvait au-dessus d'elle. C'était le ciel le plus beau qu'elle ait jamais vu, violet foncé avec de doux nuages blancs qui dérivaient au-dessus de sa tête, illuminé par la lumière diffuse du soleil. Elle sentit qu'elle bougeait et elle entendit le doux clapotis de l'eau tout autour d'elle. Elle n'avait jamais eu une telle sensation de paix.
Allongée sur le dos, Kyra regarda autour d'elle et eut la surprise de constater qu'elle flottait au milieu d'une vaste mer, sur un radeau en bois, loin de toute rive. D'immenses rouleaux faisaient doucement monter et descendre son radeau. Elle eut l'impression qu'elle dérivait vers l'horizon, vers un autre monde, une autre vie. Vers un endroit de paix. Pour la première fois de sa vie, elle ne se soucia plus du monde; elle se sentit étreinte par l'univers, comme si elle pouvait finalement baisser sa garde et être prise en charge, à l'abri de tout mal.
Kyra sentait une autre présence sur son bateau. Elle se redressa et fut étonnée de voir une femme assise là. La femme portait une robe blanche, était enveloppée de lumière, avait de longs cheveux dorés et des yeux bleus saisissants. C'était la plus belle femme que Kyra ait jamais vue.
Kyra ressentit un choc quand elle se sentit certaine que c'était sa mère.
“Kyra, mon amour”, dit la femme.
La femme lui fit un sourire d'une telle tendresse qu'il apporta du baume à l'âme de Kyra, qui regarda sa mère et se sentit encore plus profondément en paix. La voix résonnait en elle, la faisait se sentir en paix dans le monde.
“Mère”, répondit-elle.
Sa mère tendit une main presque translucide. Kyra leva le bras et la prit. Le toucher de sa peau était électrisant et, alors qu'elle tenait cette main, Kyra avait l'impression qu'une partie de sa propre âme guérissait.
“Je t'ai regardée”, dit-elle, “et je suis fière. Plus fière que tu ne le sauras jamais.”
Kyra essaya de se concentrer mais, alors qu'elle sentait la chaleur de l'étreinte de sa mère, elle eut l'impression qu'elle quittait ce monde.
“Suis-je en train de mourir, Mère ?”
Sa mère la regarda de ses yeux brillants et lui serra la main plus fort.
“C'est le moment, Kyra”, dit-elle, “et pourtant, ton courage a changé ton destin. Ton courage, et mon amour.”
Kyra la regarda en clignant des yeux, perplexe.
“Nous n'allons pas être ensemble maintenant ?”
Sa mère lui sourit et Kyra la sentit lâcher prise lentement, s'en aller. Kyra eut soudain peur car elle savait que sa mère allait partir, la quitter pour toujours. Kyra essaya de la retenir mais elle retira sa main et plaça plutôt sa paume sur le ventre de Kyra. Kyra sentit une chaleur et un amour intenses le traverser et la guérir. Lentement, elle sentit qu'elle revenait à la vie.
“Je ne te laisserai pas mourir”, répondit sa mère. “Mon amour pour toi est plus fort que le destin.”
Soudain, sa mère disparut.
A sa place se tenait un beau garçon qui la regardait fixement. Ses yeux gris brillants et ses longs cheveux droits l'hypnotisaient. Elle sentait l'amour qui émanait de son regard.
“Moi non plus, je ne te laisserai pas mourir, Kyra”, répéta-t-il.
Il se rapprocha, plaça sa paume sur son ventre, au même endroit que sa mère, et elle sentit une chaleur encore plus intense lui traverser le corps. Elle vit une lumière blanche, sentit la chaleur se répandre en elle et, quand elle sentit qu'elle revenait à la vie, elle put à peine respirer.
“Qui es-tu ?” demanda-t-elle d'une voix à peine plus forte qu'un murmure.
Elle se noya dans la chaleur et dans la lumière et ne put s'empêcher de fermer les yeux.
Qui es-tu ? La question résonna dans son esprit.
Kyra ouvrit lentement les yeux et se sentit inondée de paix, de tranquillité. Elle regarda tout autour d'elle en s'attendant à être encore sur l'océan, à voir l'eau, le ciel.
Au lieu de cela, elle entendit le chant omniprésent des insectes. Elle se tourna, étonnée de se retrouver dans les bois. Elle était allongée dans une clairière et sentait une chaleur intense rayonner dans son ventre, à l'endroit où elle avait été poignardée. Elle regarda vers le bas et vit une seule main à cet endroit. C'était une belle main pâle qui lui touchait le ventre, comme dans son rêve. Étourdie, elle leva les yeux et vit ces beaux yeux gris la regarder, avec une telle intensité qu'on aurait dit qu'ils brillaient.
Kyle.
Il s'agenouilla à côté d'elle, un main sur son front et, quand il la toucha, Kyra sentit sa blessure guérir lentement, se sentit lentement revenir dans ce monde, comme si Kyle l'y ramenait par la seule force de sa volonté. Avait-elle vraiment reçu une visite de sa mère ? Est-ce que cela avait été réel ? Elle avait l'impression qu'elle avait été censée mourir mais que, d'une façon ou d'une autre, son destin avait été modifié. C'était comme si sa mère avait intervenu. Kyle aussi. Leur amour l'avait ramenée. Leur amour et, comme avait dit sa mère, son propre courage.
Kyra se lécha les lèvres, trop faible pour se relever. Elle voulait remercier Kyle mais elle avait la gorge trop sèche et les mots ne venaient pas.
“Chut”, dit-il en la voyant faire des efforts. Il se pencha en avant et lui embrassa le front.
“Suis-je morte ?” réussit-elle finalement à demander.
Au bout d'un long silence, il répondit d'une voix douce mais puissante.
“Tu es revenue”, dit-il. “Je ne t'aurais jamais laissée partir.”
C'était une sensation étrange; en le regardant dans les yeux, elle avait l'impression qu'elle l'avait toujours connu. Elle tendit la main, lui saisit le poignet et le serra pour montrer sa gratitude. Il y avait tant de choses qu'elle voulait lui dire. Elle voulait lui demander pourquoi il avait risqué sa vie pour elle, pourquoi il tenait tant à elle, pourquoi il s'était sacrifié pour la ramener. Elle sentait qu'il avait réellement fait un grand sacrifice pour elle, un sacrifice qui lui ferait du mal d'une façon ou d'une autre.
Elle voulait surtout qu'il sache ce qu'elle ressentait en ce moment.
Je t'aime, voulait-elle dire.
Cependant, les mots ne venaient pas. Au lieu de cela, une vague d'épuisement la submergea et, quand ses yeux se fermèrent, elle fut forcée de succomber à la fatigue. Elle sentit qu'elle s'enfonçait de plus en plus profondément dans le sommeil, que le monde passait à côté d'elle à toute vitesse et elle se demanda si elle était en train de mourir une deuxième fois. N'avait-elle été ramenée que pour un moment ? N'était-elle revenue une dernière fois que pour adieu à Kyle ?
Puis, quand un sommeil profond finit par la submerger, elle fut quasi-certaine d'entendre quelques derniers mots avant de perdre conscience pour de bon :
“Je t'aime, moi aussi.”
CHAPITRE CINQ
Le bébé dragon souffrait le martyre. Alors qu'il volait, chaque battement d'ailes était un effort et il fallait qu'il se batte pour rester en l'air. Cela faisait des heures qu'il survolait la campagne d'Escalon. Il se sentait perdu et seul dans ce monde cruel où il était né. Son esprit était hanté par des images de son père qui mourait allongé par terre et de ses grands yeux qui se refermaient alors que tous ces soldats humains le tuaient à coup de lance. Son père, qu'il n'avait jamais eu le temps de connaître, sauf pendant cet unique et glorieux moment de combat; son père, qui était mort pour le sauver.
Le bébé dragon ressentait la mort de son père comme si c'était la sienne et, à chaque battement d'ailes, il se sentait plus accablé par la culpabilité. Si ce n'avait pas été pour lui, son père aurait pu être en vie à l'instant même.
Le dragon volait, déchiré par le chagrin et le remords parce qu'il savait qu'il n'aurait jamais la possibilité de connaître son père, de le remercier pour son acte désintéressé de bravoure, pour lui avoir sauvé la vie. Une partie de lui-même ne voulait plus vivre, elle non plus.
Cela dit, une autre partie enrageait, voulait désespérément tuer ces humains, venger son père et détruire le pays qu'il survolait. Il ne savait pas où il était, mais son intuition lui disait qu'il était à des océans de distance de sa patrie. Un instinct le poussait à repartir chez lui, mais il ne savait pas où c'était.
Le bébé volait sans but, complètement perdu dans le monde. Il crachait le feu sur le sommet des arbres, sur tout ce qu'il trouvait. Bientôt, il fut à court de feu, et peu de temps après, il se rendit compte qu'il volait de plus en plus bas à chaque battement d'ailes. Il essaya de reprendre de l'altitude mais paniqua en constatant qu'il n'en avait plus la force. Il essaya d'éviter le haut d'un arbre mais ses ailes ne pouvaient plus le porter et il fonça droit dedans. Les vieilles blessures qui n'avaient pas guéri le faisaient toutes souffrir.
A l'agonie, il rebondit sur l'arbre et continua à voler. A mesure qu'il perdait de la force, son altitude ne cessait de diminuer. Il saignait et le sang tombait en dessous comme des gouttes de pluie. La faim, ses blessures et les milliers de coups de lance qu'il avait reçus l'affaiblissaient. Il voulait continuer à voler, trouver une cible à détruire, mais il sentait que ses yeux se fermaient et que les paupières lui pesaient trop lourd maintenant. Il sentait qu'il perdait conscience par intermittence.
Le dragon savait qu'il mourait. D'une certaine façon, c'était un soulagement; bientôt, il rejoindrait son père.
Il fut réveillé par le son d'un bruissement de feuilles et de craquement de branches et, quand il sentit qu'il s'écrasait au sommet des arbres, il ouvrit finalement les yeux. Sa vision était obscurcie dans ce monde de verdure. Il ne pouvait plus se contrôler et sentit qu'il tombait en cassant des branches et en souffrant encore plus à chaque branche qu'il cassait.
Il finit par s'arrêter brusquement, haut dans un arbre, coincé entre les branches, trop faible pour se débattre. Il resta pendu là, immobile. Il avait trop mal pour bouger et avait de plus en plus mal à chaque souffle. Il était sûr qu'il allait mourir là-haut, emmêlé dans les arbres.
Une des branches céda soudain avec un bruit fort et sec. Le dragon chuta. Il tomba en faisant des tonneaux et en cassant d'autres branches. Il tomba sur une quinzaine de mètres jusqu'à ce qu'il finisse par heurter le sol.
Il y resta en ayant l'impression que toutes ses côtes étaient cassées et qu'il crachait du sang. Il battit lentement d'une aile mais ne put guère en faire plus.
Alors qu'il sentit la vie le quitter, son destin lui apparut injuste, prématuré. Il savait qu'il avait un destin mais il ne comprenait pas en quoi il consistait. Il lui semblait bref et cruel de n'être né dans ce monde que pour assister à la mort de son père puis pour mourir soi-même. Peut-être la vie était-elle comme ça : cruelle et injuste.
Quand il sentit ses yeux se fermer pour la dernière fois, le dragon se rendit compte que son esprit était rempli par une dernière pensée : Père, attends-moi. Je te retrouverai bientôt.
CHAPITRE SIX
Alec se tenait sur le pont et s'accrochait au bastingage du navire noir luisant. Il regardait la mer depuis des jours. Il regardait les vagues géantes rouler, soulever leur petit navire à voiles, et il regardait l'écume se briser en dessous de la cale pendait qu'ils fendaient l'eau à une vitesse qui dépassait tout ce qu'il avait jamais connu. Leur navire avançait penché car les voiles étaient tendues par le vent et les coups de vent forts et constants. Alec examinait le navire avec les yeux d'un artisan. Il se demandait en quoi il était fait; visiblement, il était confectionné à partir d'un matériau inhabituel et luisant qu'il n'avait jamais rencontré et qui leur avait permis de foncer à toute vitesse jour et nuit, de passer à côté de la flotte pandésienne dans le noir, puis de sortir de la Mer du Chagrin et de passer dans la Mer des Larmes.
Alec réfléchit et se souvint que cela avait été un voyage difficile de plusieurs jours et de plusieurs nuits. Les voiles n'avaient jamais été baissées, les longues nuits sur la mer obscure avaient été pleines des sons hostiles des craquements du navire et des créatures exotiques qui bondissaient et battaient des ailes. Plus d'une fois, il s'était réveillé et avait vu un serpent qui luisait dans le noir essayer de monter à bord, puis, à chaque fois, il avait vu l'homme avec lequel il voyageait le repousser d'un coup de botte.
Ce qu'il y avait d'encore plus mystérieux que tout l'exotisme de la vie maritime, c'était Sovos, l'homme à la barre du navire. Alec se demandait s'il avait été fou de faire confiance à cet homme qui était allé le chercher à la forge, l'avait emmené sur ce navire et l'emmenait vers une destination lointaine. Jusque là, au moins, Sovos avait déjà sauvé la vie à Alec. Alec se souvint avoir regardé la cité de Ur alors qu'ils étaient au large et d'avoir souffert le martyre et de s'être senti démuni en voyant la flotte pandésienne resserrer son étau. De l'horizon, il avait vu les boulets fendre l'air, avait entendu le grondement lointain, avait vu s'effondrer les grands bâtiments, des bâtiments à l'intérieur desquels il s'était trouvé lui-même il y avait seulement quelques heures. Il avait essayé de descendre du navire pour aller aider les citoyens d'Ur mais, à ce stade-là, ils avaient été trop loin. Il avait plusieurs fois demandé à Sovos de faire demi-tour mais ce dernier avait fait la sourde oreille.
Alec eut les larmes aux yeux en pensant à tous ses amis qui étaient restés là-bas, surtout Marco et Dierdre. Il ferma les yeux et essaya en vain de penser à autre chose. Il avait le cœur serré car il sentait qu'il les avait tous abandonnés.