Ses yeux s'éclairèrent quand il comprit soudain où ils allaient.
“Andros !” cria Aidan. “Vous allez à Andros !”
Un homme bondit d'un des chariots et se dirigea vers lui. C'était un grand homme qui avait peut-être la quarantaine. Il avait un gros ventre, une barbe brune non entretenue, une chevelure tout aussi hirsute que sa barbe et un sourire chaleureux et amical. Il se dirigea vers Aidan et lui passa un bras protecteur autour de l'épaule.
“Tu es trop jeune pour être tout seul ici”, dit l'homme. “Je dirais que tu es perdu mais, d'après tes blessures et celles de ton chien, je pense qu'il y autre chose. On dirait que t'as eu des ennuis qui te dépassent et, à mon avis”, conclut-il en observant Blanc avec méfiance, “ça avait un rapport avec le fait que tu as aidé cette bête.”
Aidan resta muet, ne sachant combien en dire. Pendant ce temps, Blanc se rapprocha et lécha la main à l'homme, à la grande surprise d'Aidan.
“Je m'appelle Motley”, ajouta l'homme en tendant une main.
Aidan le regarda avec méfiance. Il ne lui serra pas la main mais lui répondit d'un hochement de tête.
“Je m'appelle Aidan”, répondit-il.
“Vous deux, vous pouvez rester ici et mourir de faim”, poursuivit Motley, “mais ce n'est pas une façon très drôle de mourir. Moi, personnellement, je voudrais au moins manger un bon repas d'abord et mourir autrement ensuite.”
Le groupe éclata de rire pendant que Motley continuait de tendre la main et de regarder Aidan avec gentillesse et compassion.
“J'imagine que, blessés comme vous l'êtes, vous avez tous deux besoin d'aide”, ajouta-t-il.
Aidan resta là fièrement. Conformément à ce que son père lui avait appris, il ne voulait pas faire preuve de faiblesse.
“On se débrouillait très bien comme ça”, dit Aidan.
Motley donna un nouvel éclat de rire au groupe.
“Bien sûr”, répondit-il.
Aidan regardait la main de l'homme d'un air soupçonneux.
“Je vais à Andros,” dit Aidan.
Motley sourit.
“Nous aussi”, répondit-il. “Et comme on a de la chance, la cité est assez grande pour contenir plus de gens que nous deux.”
Aidan hésita.
“Tu nous ferais une faveur”, ajouta Motley. “Il nous faut plus de poids.”
“Et une bouche de plus à nourrir !” cria un imbécile dans un autre groupe, provoquant un rire général.
Aidan le regarda avec méfiance. Il était trop fier pour accepter mais avait trouvé un moyen de sauver la face.
“Eh bien ….” dit Aidan. “Si je vous fais une faveur …”
Aidan prit la main à Motley, qui le tira dans son chariot. Il était plus fort que Aidan ne s'y attendait, car, d'après sa façon de s'habiller, il avait l'air d'être le fou du roi; sa main, chaude et musclée, faisait deux fois la taille de celle d'Aidan.
Ensuite, Motley tendit le bras, souleva Blanc et le plaça doucement à l'arrière du chariot à côté d'Aidan. Blanc se blottit dans le foin à côté d'Aidan, la tête sur ses genoux, les yeux à moitié fermés par l'épuisement et la douleur. Aidan ne comprenait que trop bien ce qu'il ressentait.
Motley bondit à bord, le conducteur donna un coup de fouet et la caravane démarra. Tout le monde poussa des cris de joie et on joua à nouveau de la musique. C'était une chanson joyeuse, les hommes et les femmes jouaient de la harpe, de la flûte et des cymbales et, à la grande surprise d'Aidan, plusieurs personnes dansaient dans les chariots en mouvement.
Aidan n'avait jamais vu de groupe de gens aussi heureux de toute sa vie. Il avait passé toute sa vie dans l'obscurité et dans le silence d'un fort rempli de guerriers et il ne savait pas trop comment réagir à tout ça. Comment pouvait-on être aussi heureux ? Son père lui avait toujours enseigné que la vie était une chose sérieuse. Toute cette agitation n'était-elle pas triviale ?
Alors qu'ils poursuivaient leur chemin sur la route cahoteuse, Blanc gémissait de douleur pendant qu'Aidan lui caressait la tête. Motley se rapprocha et, à la grande surprise d'Aidan, s'agenouilla à côté du chien et appliqua à ses blessures une compresse couverte d'une pommade verte. Lentement, Blanc se calma et Aidan se sentit reconnaissant pour l'aide de Motley.
“Qui es-tu ?” demanda Aidan.
“Eh bien, j'ai porté beaucoup de noms”, répondit Motley. “Le meilleur était ‘acteur’. Ensuite, il y a eu ‘canaille’, ‘idiot,’ ‘bouffon’ … entre autres. Appelle-moi comme tu voudras.”
“Tu n'es pas guerrier, alors”, comprit Aidan, déçu.
Motley se pencha en arrière, éclata de rire et les larmes lui coulèrent sur les joues. Aidan ne pouvait comprendre ce qu'il y avait de si drôle.
“Guerrier”, répéta Motley en secouant la tête d'étonnement. “Ça, c'est un nom qu'on ne m'a jamais donné. Je ne l'ai jamais souhaité, d'ailleurs.”
Aidan plissa le front car il ne comprenait pas.
“Je viens d'une lignée de guerriers”, dit fièrement Aidan en restant assis et en bombant le torse malgré sa douleur. “Mon père est un grand guerrier.”
“Désolé pour toi, dans ce cas”, dit Motley, qui riait encore.
Aidan était perplexe.
“Désolé ? Pourquoi ?”
“C'est une malédiction”, répondit Motley.
“Une malédiction ?” répéta Aidan. “Dans la vie, il n'y a rien de plus grand que d'être guerrier. C'est tout ce dont j'ai jamais rêvé.”
“Ah bon ?” demanda Motley, amusé. “Dans ce cas, je me sens doublement désolé pour toi. Je pense que faire la fête, rire et coucher avec de belles femmes est une des choses les plus belles qui soient. En tout cas, c'est bien mieux que parader partout dans le pays en espérant planter une épée dans le ventre d'un autre homme.”
Aidan rougit, frustré; il n'avait jamais entendu d'homme parler de la guerre comme ça et il s'en sentait offensé. Il n'avait jamais rencontré personne qui ressemble à cet homme, même de loin.
“Où est l'honneur dans ta vie ?” demanda Aidan, perplexe.
“L'honneur ?” demanda Motley d'un air authentiquement surpris. “C'est un mot que je n'ai pas entendu depuis des années, et c'est un mot trop vaste pour un garçon aussi jeune.” Motley soupira. “Je ne pense pas que l'honneur existe, ou du moins, je ne l'ai jamais vu. Il fut un temps, je croyais que j'étais honorable mais ça ne m'a mené nulle part. De plus, j'ai vu trop d'hommes honorables devenir la proie de femmes sournoises”, conclut-il, et d'autres personnes de leur chariot se mirent à rire.
Aidan regarda autour de lui, vit tous ces gens qui passaient la journée à danser, chanter et boire, et il se demanda s'il fallait qu'il voyage avec cette bande de joyeux drilles. C'étaient des gens sympathiques mais qui ne s'efforçaient pas de mener la vie d'un guerrier, qui n'étaient pas dévoués au culte de la valeur. Il savait qu'il devrait leur être reconnaissant de lui permettre de voyager avec eux, et il l'était, mais il ne savait que penser de cette compagnie. Ils n'étaient certainement pas le type de gens avec lesquels s'associerait son père.
“Je vais voyager avec vous”, conclut finalement Aidan. “Nous serons compagnons de voyage. Cependant, je ne peux pas me considérer comme ton frère d'armes.”
Motley écarquilla les yeux, choqué, et resta muet pendant une dizaine de secondes, comme s'il ne savait pas comment réagir.
Puis, finalement, il éclata de rire et son rire dura bien trop longtemps et tous ceux qui l'entouraient rirent avec lui. Aidan ne comprenait pas cet homme et ne pensait pas qu'il y parviendrait un jour.
“Je crois que je vais apprécier ta compagnie, mon garçon”, dit finalement Motley en essuyant une larme. “Oui, je pense que je vais beaucoup l'apprécier.”
CHAPITRE NEUF
Entouré de ses hommes, Duncan marchait dans Andros, la capitale. Derrière lui résonnaient les pas de ses milliers de soldats victorieux et triomphants, qui paradaient dans cette cité libérée en faisant retentir leur armure. Partout où ils allaient, ils recevaient les acclamations triomphantes des citoyens, hommes et femmes, vieux et jeunes qui, tous vêtus des vêtements chics de la capitale, se précipitaient tous dans les rues pavées et leur jetaient tous des fleurs et des mets délicats. Tout le monde agitait fièrement les bannières d'Escalon. Duncan se sentait triomphant en voyant flotter à nouveau les couleurs de sa patrie, en voyant tous ces gens, encore opprimés la veille, se retrouver si réjouis, si libres. C'était une image qu'il n'oublierait jamais, une image grâce à laquelle il savait qu'il avait bien fait de se battre.
Alors que le soleil de début de matinée se levait sur la capitale, Duncan eut l'impression d'entrer dans un rêve. Il avait été sûr qu'il ne remettrait plus jamais les pieds ici, pas de son vivant et certainement pas dans ces conditions. Andros était la capitale, le bien le plus précieux d'Escalon, le siège des rois depuis des milliers d'années et, maintenant, il la contrôlait. Les garnisons pandésiennes étaient tombées. Ses hommes contrôlaient les portes; ils contrôlaient les routes; ils contrôlaient les rues. C'était plus qu'il n'aurait jamais pu espérer.
Il y avait seulement quelques jours, se dit-il avec émerveillement, il était encore à Volis et la totalité d'Escalon était encore dominée par la main de fer de Pandésia. Maintenant, tout le nord-ouest d'Escalon était libre et sa capitale elle-même, son cœur et son âme, s'était affranchie de la domination pandésienne. Bien sûr, Duncan était conscient qu'ils n'avaient obtenu cette victoire que par la vitesse et la surprise. C'était une victoire brillante mais qui risquait aussi d'être transitoire. Quand l'Empire Pandésien serait mis au courant, ses armées viendraient l'attaquer, et pas avec quelques garnisons mais avec tout le pouvoir du monde entier. Le monde serait envahi par la ruée des éléphants, le ciel noirci de flèches, la mer couverte de navires. Cependant, ce n'était pas une raison pour renoncer à faire ce qui était juste, pour renoncer à faire ce qu'un guerrier devait faire. Pour l'instant, au moins, ils s'étaient bien défendus; pour l'instant, au moins, ils étaient libres.
Duncan entendit un fracas. Il se retourna et vit s'effondrer une immense statue de marbre de Sa Majesté Ra, suprême gouverneur de Pandésia, détrônée par des dizaines de citoyens. Elle se brisa en mille morceaux en tombant par terre. Les hommes poussèrent des cris de joie et piétinèrent les débris. D'autres citoyens se précipitèrent en avant et tirèrent violemment sur les immenses bannières bleues et jaunes de Pandésia et les arrachèrent des murs, des bâtiments et des clochers.
Duncan ne put s'empêcher de sourire en voyant l'adoration, la fierté que ressentaient ces gens qui regagnaient leur liberté. C'était un sentiment qu'il ne comprenait que trop bien. Il jeta un coup d’œil à Kavos, Bramthos, Anvin, Arthfael, Seavig et à tous leurs hommes, et il vit qu'ils étaient eux aussi radieux, triomphants, et qu'ils se délectaient de ce jour que les historiens inscriraient dans les livres d'histoire. C'était un souvenir qu'ils garderaient tous pendant le reste de leur vie.