Alors qu’elle replaçait l’étagère et allait repartir dans le salon, elle se vit dans le miroir de la salle de bains. C’était la première fois qu’elle se regardait vraiment de près depuis sa formation. Elle aima ce qu’elle vit.
Au premier abord, elle avait plus ou moins le même air qu’avant. Pendant sa formation au FBI, elle avait passé un anniversaire et, maintenant, elle avait vingt-neuf ans, mais elle n’avait pas l’air plus âgée qu’avant. En fait, elle trouvait qu’elle avait l’air en meilleure forme que quand elle était partie.
Elle avait encore les cheveux marron mais, d’une façon ou d’une autre, ils avaient l’air plus fringants, moins mous que quand elle avait quitté Los Angeles plusieurs semaines auparavant. Malgré les nombreux jours qu’elle avait passés au FBI, ses yeux verts étincelaient d’énergie et n’avaient plus les cernes qui lui étaient devenues si familières. Elle mesurait encore un mètre soixante-dix sept et elle était encore aussi mince, mais elle se sentait plus forte et plus résistante qu’avant. Elle avait les bras plus tonifiés et la ceinture abdominale tendue après tous les abdos et toutes les planches qu’elle avait exécutés. Elle se sentait … prête.
Elle passa dans le salon et alluma finalement les lumières. Il lui fallut une seconde pour se souvenir que tous les meubles qui s’y trouvaient lui appartenaient. Elle en avait acheté la majorité avant de partir pour Quantico. Elle n’avait pas eu grand choix. Elle avait vendu tout ce qu’il y avait eu dans la maison qu’elle avait possédée avec son ex-mari sociopathe et actuellement incarcéré, Kyle. Pendant la période qui avait suivi, elle avait dormi à l’appartement de sa vieille amie d’université, Lacy Cartwright. Cependant, quand l’appartement avait été vandalisé par quelqu’un qui avait envoyé un message à Jessie de la part de Bolton Crutchfield, Lacy avait insisté pour que Jessie parte le plus tôt possible.
C’était exactement ce qu’elle avait fait. Elle avait habité quelque temps dans un hôtel à la semaine puis elle avait trouvé un appartement, celui-ci, qui lui permettait de vivre dans la sécurité dont elle avait besoin. Cependant, comme elle manquait de meubles, elle avait immédiatement dépensé une partie de l’argent du divorce en mobilier et en appareils. Comme elle avait dû partir pour la National Academy très vite après son achat, elle n’avait pas eu le temps d’apprécier son confort.
Maintenant, elle espérait qu’elle allait pouvoir le faire. Elle s’assit sur la causeuse et se pencha en arrière pour se mettre à l’aise. Par terre, à côté d’elle, il y avait une boîte en carton sur laquelle elle avait marqué « À classer ». Elle la ramassa et commença à en fouiller le contenu. Il s’y trouvait surtout des papiers qu’elle avait pas l’intention de ranger maintenant. Tout au fond de la boîte, il y avait une photo de mariage d’elle et de Kyle de 20 centimètres sur 25.
Elle la regarda fixement comme si elle ne la comprenait pas, étonnée que la personne qui avait connu cette vie soit la même que celle qui était assise là maintenant. Presque dix ans auparavant, pendant sa deuxième année à l’université de Californie du Sud, elle avait commencé à sortir avec Kyle Voss. Ils avaient emménagé ensemble peu après avoir obtenu leurs diplômes et ils s’étaient mariés trois ans auparavant.
Pendant longtemps, la vie avait semblé belle. Ils avaient vécu dans un appartement cool proche d’ici, dans le centre-ville de Los Angeles, que l’on appelait souvent DTLA. Kyle avait un bon emploi dans la finance et Jessie était en train de finir sa maîtrise. Ils vivaient confortablement. Ils allaient dans les nouveaux restaurants et faisaient la tournée des bars à la mode. Jessie était heureuse et le serait probablement restée longtemps.
Seulement, Kyle avait reçu une promotion au bureau de l’entreprise, dans le Comté d’Orange, et il avait insisté pour qu’ils déménagent dans une maison de luxe située là-bas. Jessie avait consenti, malgré son appréhension. Ce n’était qu’à cette occasion que la vraie nature de Kyle était apparue. Il avait absolument tenu à rejoindre un club secret qui s’était avéré être la couverture d’un réseau de prostitution. Il avait commencé à coucher avec une des femmes du club et, quand il avait eu des problèmes avec elle, il l’avait tuée et avait tenté de faire accuser Jessie du meurtre. Comme si cela n’avait pas suffi, quand Jessie avait découvert son plan, il avait essayé de la tuer, elle aussi.
Pourtant, même maintenant, alors qu’elle examinait la photo de mariage, il était impossible d’y détecter ce dont son mari était finalement capable. Il ressemblait à un futur conquérant beau, aimable quoiqu’un peu brutal. Jessie froissa la photo et la jeta vers la poubelle de la cuisine. Elle tomba en plein dedans et, à sa grande surprise, Jessie se sentit toute libérée.
Diable ! Ça doit vouloir dire quelque chose.
D’une façon ou d’une autre, cet appartement la libérait. Tout, dont le nouveau mobilier, l’absence de souvenirs personnels, même les mesures de sécurité qui frôlaient la paranoïa, tout lui appartenait. Elle recommençait à zéro.
Elle s’étira pour permettre à ses muscles de se détendre après le long vol dans cet avion bondé. Cet appartement lui appartenait. En plus de six ans, c’était le premier endroit duquel elle pouvait vraiment le dire. Elle pouvait manger une pizza sur le sofa et laisser la boîte à côté sans craindre que quelqu’un se plaigne. Ce n’était pas qu’elle faisait ce genre de chose mais, le plus important pour elle, c’était de pouvoir le faire.
Quand elle pensa à la pizza, cela lui donna faim. Elle se leva et ouvrit le réfrigérateur, qui était non seulement vide mais également éteint. Ce ne fut qu’à ce moment-là qu’elle se souvint qu’elle l’avait laissé comme ça, car elle n’avait pas vu pourquoi elle aurait dû payer l’électricité pendant ses deux mois et demi d’absence.
Elle rebrancha le réfrigérateur et, comme elle se sentait agitée, elle décida d’aller faire des courses. Alors, elle eut une autre idée. Comme elle ne reprenait le travail que le lendemain et comme il n’était pas trop tard dans l’après-midi, il y avait un autre endroit où aller. Elle pouvait aller rendre visite à une personne qu’il faudrait qu’elle revoie un jour ou un autre, comme elle le savait.
Elle avait réussi à ne plus y penser pendant la plus grande partie de sa formation à Quantico, mais il y avait encore le problème de Bolton Crutchfield. Elle savait qu’elle devrait l’oublier, qu’il l’avait appâtée lors de leur dernière rencontre.
Et pourtant, il fallait qu’elle sache : est-ce que Crutchfield avait vraiment trouvé un moyen de rencontrer son père, Xander Thurman, le bourreau des Ozarks ? Avait-il trouvé un moyen d’entrer en contact avec l’assassin de tant de personnes, dont sa mère, avec l’homme qui l’avait laissée, à l’âge de six ans, attachée près du corps de sa mère, dans cette cabane isolée où elle avait failli mourir de froid ?
Elle allait le découvrir.
CHAPITRE TROIS
Quand Gray rentra à la maison ce soir, Eliza l’attendait. Il arriva à l’heure pour le dîner et l’expression de son visage suggérait qu’il savait ce qui se profilait à l’horizon. Comme Millie et Henry étaient assis dans la cuisine et qu’ils y mangeaient leurs macaronis au fromage avec des tranches de hot-dog, aucun parent ne parla de la situation.
Ce ne fut que quand les enfants furent au lit pour la nuit que tombèrent les apparences. Quand Gray entra dans la cuisine après avoir couché les enfants, Eliza l’y attendait. Il avait enlevé sa veste sport mais portait encore sa cravate desserrée et son pantalon chic. Elle soupçonna que c’était pour avoir l’air plus crédible.
Gray n’était pas grand. Avec un mètre soixante-dix-neuf et soixante-douze kilos, il ne dépassait sa femme que de deux centimètres et demi, même s’il pesait bien treize kilos de plus qu’elle. Cependant, ils savaient tous les deux qu’il était beaucoup moins imposant en tee-shirt et en pantalon de survêtement. Les costumes d’affaires étaient son armure.
— Avant de dire quoi que ce soit, commença-t-il, laisse-moi essayer de t’expliquer, je t’en prie.
Eliza, qui avait passé une grande partie de la journée à se demander comment cela avait bien pu arriver, fut heureuse de se débarrasser temporairement de son angoisse et de le laisser souffrir en essayant de se justifier.
— Vas-y, dit-elle.
— D’abord, je suis désolé. Quoi que je dise d’autre, je veux que tu saches que je m’excuse. Je n’aurais jamais dû accepter que cela se produise. C’était un moment de faiblesse. Elle me connaissait depuis des années. Elle connaissait mes points faibles et savait ce qui était le plus susceptible d’éveiller mon intérêt. J’aurais dû me méfier, mais je me suis laissé abuser.
— Que dis-tu ? demanda Eliza, tout aussi abasourdie que vexée. Que Penny était une séductrice qui t’a manipulé pour que tu couches avec elle ? Nous savons tous les deux que tu es un homme faible, Gray, mais là, tu me moques de moi, non ?
— Non, dit-il en décidant de ne pas répondre à l’insulte. J’assume toute la responsabilité pour mes actions. J’ai bu trois whiskey sours. Elle portait sa robe fendue sur le côté et j’ai lorgné ses jambes. Cependant, elle sait ce qui me fait vibrer. J’imagine que ce sont toutes ces conversations à cœur ouvert que vous avez eues ensemble au cours des années. Elle a eu l’idée de frôler mon avant-bras du bout des doigts. Elle a eu l’idée de parler dans mon oreille gauche en ronronnant presque. Elle savait sans doute que tu ne l’avais plus fait depuis longtemps et elle savait que tu n’irais pas à ce cocktail parce que tu étais à la maison, assommée par les somnifères que tu prends la plupart des soirs.
Il s’interrompit pendant plusieurs secondes. Eliza essayait de se calmer. Quand elle fut sûre qu’elle n’allait pas crier, elle répondit d’une voix au calme choquant.
— Est-ce que tu m’accuses d’avoir provoqué ça ? À t’entendre, on croirait que tu n’arrives pas à contrôler tes pulsions parce que j’ai du mal à dormir la nuit.
— Non, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, pleurnicha-t-il, reculant devant le venin qu’il avait entendu dans sa réponse. C’est juste que tu as toujours du mal à dormir la nuit. De plus, tu n’as jamais l’air d’avoir envie de rester éveillée pour moi.
— Soyons clairs, Grayson. Tu dis que tu ne m’accuses de rien puis tu ajoutes immédiatement que je suis trop assommée par le Valium que je prends, que je ne m’occupe pas assez du grand garçon que tu es et que cela t’a forcé à coucher avec ma meilleure amie.
— De toute façon, quelle meilleure amie ferait ça ? lança désespérément Gray.
— Ne change pas de sujet, cracha-t-elle en se forçant à garder une voix ferme, en partie pour éviter de réveiller les enfants mais surtout parce que rester calme était la seule chose qui l’empêchait de devenir folle. Elle est déjà sur ma liste. Maintenant, c’est ton tour. Tu n’aurais pas pu venir et me dire : « Hé, chérie, j’aimerais vraiment passer une soirée entre amoureux ce soir » ou « Chérie, j’ai l’impression que je ne te vois plus ces temps-ci. Est-ce qu’on peut se rapprocher ce soir ? » Ce n’était pas possible ?
— Je ne voulais pas te réveiller pour t’ennuyer avec des questions de ce style, répondit-il d’une voix humble mais avec des mots acerbes.
— Donc, tu as décidé que le sarcasme était la meilleure attitude ? demanda-t-elle.
— Écoute, dit-il en essayant de se tirer de ce mauvais pas, avec Penny, c’est terminé. Elle me l’a dit cet après-midi et j’ai accepté. Je ne sais pas comment nous allons dépasser ce moment difficile, mais je le veux, ne serait-ce que pour les enfants.
— « Ne serait-ce que pour les enfants ? » répéta-t-elle, sidérée de le voir accumuler les maladresses. Va-t’en, c’est tout. Je te donne cinq minutes pour remplir un sac et monter dans ta voiture. Tu n’as qu’à aller à l’hôtel jusqu’à ce qu’on en reparle.
— Tu me chasses de ma propre maison ? demanda-t-il, incrédule. De la maison que j’ai payée ?
— Non seulement je t’en chasse, siffla-t-elle, mais, si tu n’es pas parti dans cinq minutes, j’appelle les flics.
— Pour leur dire quoi ?
— Essaye donc, dit-elle furieusement.
Gray la regarda fixement. Sans se laisser démonter, elle alla au téléphone et le décrocha. Ce ne fut que quand Gray entendit la tonalité qu’il passa brusquement à l’action. Trois minutes plus tard, il détalait par la porte comme un chien qui fuit la queue entre les jambes, son sac de toile bourré de chemises élégantes et de vestes. Une chaussure tomba du sac quand il se rua vers la porte. Il ne le remarqua pas et Eliza ne dit rien.
Ce ne fut que quand elle entendit la voiture s’en aller qu’elle reposa le téléphone sur son socle. Elle regarda sa main gauche et vit qu’elle avait la paume en sang parce qu’elle avait enfoncé ses ongles dedans. Ce ne fut qu’à ce moment-là qu’elle sentit la plaie la piquer.
CHAPITRE QUATRE
Même si elle manquait de pratique, Jessie négocia la circulation du centre-ville de Los Angeles à Norwalk sans trop de difficultés. En chemin, comme pour oublier un instant où elle se rendait, elle décida d’appeler ses parents.
Ses parents adoptifs, Bruce et Janine Hunt, habitaient à Las Cruces, dans le Nouveau Mexique. Bruce était retraité du FBI et Janine retraitée de l’éducation. Jessie avait passé quelques jours chez eux en allant à Quantico et avait espéré recommencer au retour mais, comme elle n’avait pas eu assez de temps entre la fin de la formation et la reprise de son travail, elle avait dû renoncer à la seconde visite. Elle espérait les revoir bientôt, surtout parce que sa mère se battait contre cancer.
Jessie trouvait ça injuste. Cela faisait maintenant plus de dix ans que Janine se battait contre le cancer et cette tragédie s’ajoutait à celle qu’ils avaient subie plusieurs années auparavant. Juste avant d’adopter Jessie quand elle avait eu six ans, ils avaient perdu leur jeune fils, qui était mort du cancer lui aussi. Ils avaient été impatients de combler le vide de leur cœur, même si cela signifiait adopter la fille d’un tueur en série qui avait assassiné sa mère et avait abandonné sa fille comme si elle avait été morte. Comme Bruce avait été agent du FBI, les U.S. Marshals qui avaient placé Jessie en protection des témoins avaient trouvé logique de la confier aux Hunt. En théorie, c’était idéal.
Jessie se força à ne plus penser à ça et composa leur numéro.
— Salut, papa, dit-elle. Comment ça va ?
— Bien, répondit-il. Maman fait la sieste. Veux-tu rappeler plus tard ?
— Non. On peut parler. Je lui parlerai ce soir ou plus tard. Quoi de neuf ?
Quatre mois auparavant, elle n’aurait pas voulu lui parler sans que sa mère participe à la conversation. Bruce Hunt n’était pas un homme d’abord facile et Jessie n’était pas non plus la plus tendre des filles. Les souvenirs qu’elle avait de sa jeunesse avec lui étaient un mélange de joie et de frustration. Il y avait eu des vacances au ski, ils avaient campé et randonné à la montagne et ils avaient rendu visite à la famille à Mexico, à tout juste cent kilomètres.
Cependant, il y avait aussi eu de grosses disputes, surtout quand elle avait été adolescente. Bruce était un homme qui appréciait la discipline. Jessie, qui avait connu des années de rancœur muette après avoir perdu simultanément sa mère, son nom et son foyer, avait tendance à faire l’idiote. Pendant les années qu’elle avait passées à l’université de Californie du Sud et après, ils avaient probablement parlé moins de vingt-quatre fois au total. Elle leur avait rarement rendu visite.