Cependant, récemment, le retour du cancer de Maman les avait forcés à parler sans intermédiaire et, d’une façon ou d’une autre, ils avaient brisé la glace. Bruce était même allé à Los Angeles pour aider Jessie à récupérer après la blessure à l’abdomen que Kyle lui avait infligée l’automne dernier.
— Rien de spécial, dit-il en réponse à la question de Jessie. Maman a eu une nouvelle séance de chimio hier et c’est pour cela qu’elle récupère maintenant. Si elle se sent assez bien ce soir, nous irons peut-être dîner plus tard.
— Avec toute la bande de tes collègues flics ? demanda-t-elle pour plaisanter.
Quelques mois auparavant, ses parents avaient déménagé de chez eux pour aller habiter dans un bâtiment destiné aux seniors essentiellement peuplé de retraités de la police de Las Cruces, du Sheriff’s Department et du FBI.
— Non, rien que nous deux. Je pense à un dîner aux chandelles, mais dans un restaurant où nous pourrons mettre un seau à côté de la table si elle a besoin de vomir.
— Tu es vraiment un romantique, papa.
— Je fais de mon mieux. Comment ça va pour toi ? Je suppose que tu as réussi la formation du FBI.
— Pourquoi est-ce que tu supposes ça ?
— Parce que tu savais que j’allais te le demander et parce que tu n’aurais pas appelé si les nouvelles avaient été mauvaises.
Jessie dut admettre qu’il avait raison. Malgré son âge, il avait encore l’esprit très éveillé.
— J’ai réussi, lui assura-t-elle. Je suis de retour à Los Angeles, maintenant. Je recommence le travail demain et je suis … sortie faire des courses.
Elle ne voulait pas que sa vraie destination actuelle l’inquiète.
— Cela me paraît bien sinistre. Pourquoi ai-je l’impression que tu n’es pas sortie acheter une miche de pain ?
— Je ne voulais pas te donner cette impression. Je suppose que je suis fatiguée après le voyage. En fait, je suis presque arrivée, mentit-elle. Devrais-je rappeler ce soir ou attendre demain ? Je ne veux pas gêner votre dîner chic avec son seau à vomi.
— Peut-être demain, conseilla-t-il.
— OK. Dis bonjour à Maman. Je t’aime.
— Moi aussi, dit-il avant de raccrocher.
Jessie essaya de se concentrer sur la circulation. Il y en avait de plus en plus et il restait encore une demi-heure pour compléter le trajet jusqu’à la DNR, qui prenait environ quarante-cinq minutes.
La DNR, c’est-à-dire la Division de Non-Réhabilitation, était une unité indépendante spéciale affiliée au Département des Hôpitaux d’État de Norwalk. L’hôpital principal accueillait une gamme étendue de coupables malades mentaux qui avaient été jugés incapables de purger leur peine dans une prison conventionnelle.
Cependant, l’annexe à la DNR, inconnue du public et même de la plus grande partie du personnel policier et des hôpitaux psychiatriques, jouait un rôle plus clandestin. Elle était conçue pour accueillir un maximum de dix coupables hors-norme. Pour l’instant, il n’y en avait que cinq, tous des hommes, tous des violeurs ou des tueurs en série. L’un d’eux était Bolton Crutchfield.
Jessie repensa à sa dernière visite. Elle avait sur le point de partir pour la National Academy, mais elle ne l’avait pas dit à Crutchfield. Jessie avait rendu régulièrement visite à Crutchfield depuis l’automne dernier, quand elle avait eu la permission de l’interroger dans le cadre de son internat de maîtrise. Selon le personnel de l’établissement, Crutchfield n’acceptait presque jamais de parler aux docteurs ou aux chercheurs, mais, pour des raisons que Jessie n’avait comprises que plus tard, il avait accepté de la rencontrer.
Les quelques semaines qui avaient suivi, ils étaient arrivés à une sorte d’accord. Il acceptait de parler des détails de ses crimes, dont les méthodes et les motifs, si elle lui révélait quelques détails de sa propre vie. À l’origine, ce marché avait paru honnête. Après tout, le but de Jessie était de devenir profileuse criminelle spécialisée en tueurs en série. Si l’un d’eux acceptait de décrire en détail ce qu’il avait fait, cela pouvait s’avérer précieux.
De plus, il y avait eu un bonus. Crutchfield avait une capacité à la Sherlock Holmes de déduire des informations, alors qu’il était enfermé dans une cellule de son hôpital psychiatrique. Il pouvait trouver des informations relatives à la vie de Jessie rien qu’en la regardant.
Il avait utilisé cette compétence avec les informations des affaires qu’elle lui avait communiquées pour lui donner des indices sur plusieurs crimes, dont le meurtre d’une riche philanthrope de Hancock Park. Il lui avait aussi suggéré que son propre mari n’était peut-être pas aussi digne de confiance qu’il le paraissait.
Malheureusement pour Jessie, les capacités de déduction de Crutchfield avaient aussi fonctionné contre elle. Si elle avait voulu rencontrer Crutchfield, c’était parce qu’elle avait remarqué qu’il avait calqué ses meurtres sur ceux de son père, le légendaire tueur en série Xander Thurman, qui n’avait jamais été capturé. Cependant, Thurman avait commis ses crimes dans la campagne du Missouri plus de vingt ans auparavant. Cela semblait être un choix irraisonné et obscur pour un tueur de Californie du Sud.
En fait, il s’était avéré que Bolton était un grand fan de Thurman et, quand Jessie avait commencé à lui demander pourquoi il s’intéressait à ces vieux meurtres, il n’avait pas mis longtemps à comprendre que la jeune femme qui se tenait devant lui était intimement liée à Thurman. Finalement, il avait admis qu’il savait qu’elle était sa fille et il avait révélé une autre chose : il avait rencontré son père deux ans auparavant.
D’une voix pleine de joie, il avait informé Jessie que son père était entré à l’hôpital déguisé en docteur et avait réussi à avoir une longue conversation avec le prisonnier. Apparemment, il cherchait sa fille, qui avait changé de nom et bénéficiait du programme de protection des témoins après que Thurman avait tué la mère de Jessie. Thurman soupçonnait que Jessie pourrait rendre visite à Crutchfield un de ces jours parce que leurs crimes étaient très similaires. Thurman voulait que Crutchfield l’avertisse si Jessie venait et qu’il lui communique son nouveau nom et son adresse.
Dès ce moment-là, leur relation était devenue si inégale que Jessie s’était sentie extrêmement mal à l’aise. Crutchfield lui fournissait encore des informations sur ses crimes et des indices sur d’autres, mais ils savaient tous les deux qu’il avait les cartes en main.
Il connaissait son nouveau nom. Il savait à quoi elle ressemblait. Il savait dans quelle ville elle habitait. À un moment, elle avait découvert qu’il savait même qu’elle avait habité chez son amie Lacy et où se trouvait l’appartement en question. Enfin, apparemment, malgré son incarcération dans un hôpital officiellement placé sous le sceau du secret, il avait la capacité de transmettre toutes ces informations au père de Jessie.
Jessie était quasiment sûre que c’était au moins en partie pour cela que Lacy, qui voulait devenir styliste, était partie travailler six mois à Milan. C’était une grande opportunité mais c’était aussi à des milliers de kilomètres de la vie dangereuse de Jessie.
Quand Jessie sortit de l’autoroute, seulement quelques minutes avant d’arriver à la DNR, elle se souvint comment Crutchfield avait finalement révélé la menace auparavant tacite qui avait toujours pesé sur leurs rencontres.
Peut-être était-ce parce qu’il avait senti qu’elle allait partir pour plusieurs mois. Peut-être était-ce seulement par méchanceté. Cependant, la dernière fois qu’elle avait regardé dans ses yeux perfides, derrière la vitre, il lui avait infligé un grand choc.
— Je vais avoir une petite conversation avec votre père, lui avait-il dit avec son accent du sud raffiné. Je ne veux pas gâcher le suspense en disant quand, mais ça va être un plaisir, j’en suis tout à fait certain.
Étranglée par la peur, Jessie avait tout juste réussi à prononcer un seul mot :
— Comment ?
— Oh, ne vous souciez pas de ça, Miss Jessie, avait-il dit sur un ton apaisant. Sachez seulement que, quand nous parlerons, je n’oublierai pas de lui transmettre vos salutations.
En entrant sur le parking de l’hôpital, elle se posa la question qui l’avait hantée depuis cette époque, celle qu’elle ne pouvait chasser de sa tête que quand elle était concentrée sur un autre travail : avait-il vraiment fait ça ? Pendant qu’elle était partie apprendre comment attraper des gens comme lui et son père, est-ce que ces deux hommes s’étaient vraiment rencontrés une deuxième fois, malgré toutes les mesures de sécurité précisément conçues pour empêcher cette sorte de chose ?
Elle avait la sensation que ce mystère allait être résolu.
CHAPITRE CINQ
Entrer dans la DNR était exactement l’expérience dont elle se souvenait. Quand elle avait obtenu l’autorisation d’entrer dans l’hôpital fermé par une porte gardée, elle était passée derrière le bâtiment principal et s’était approchée d’un second bâtiment, quelconque et plus petit, qui s’élevait au-delà.
C’était un bâtiment fade d’un étage en béton et en acier qui s’élevait au milieu d’un parking en terre. Seul le toit était visible derrière une grande clôture en barbelé à mailles vertes qui entourait le bâtiment entier.
Elle passa par une deuxième porte gardée pour accéder à la DNR. Quand elle se fut garée, elle se rendit à l’entrée principale à pied en faisant semblant de ne pas voir les plusieurs caméras de sécurité qui la suivaient à chaque pas. Quand elle atteignit la porte extérieure, elle attendit qu’on la laisse entrer. À la différence de la première fois où elle était venue, maintenant, le personnel la reconnaissait et la laissait entrer pour cette raison.
Cependant, cela ne concernait que la porte extérieure. Quand elle eut traversé une petite cour, elle atteignit l’entrée principale qui menait à l’hôpital. Cette entrée avait d’épaisses portes en verre pare-balles. Jessie passa sa carte d’accès et la lumière du panneau devint verte. Alors, l’agent de sécurité qui se trouvait à son bureau à l’intérieur et qui avait vu lui aussi la couleur changer lui ouvrit la porte, ce qui mit fin au processus d’entrée.
Dans un petit vestibule, Jessie attendit que la porte extérieure se ferme. D’expérience, elle savait que la porte intérieure ne s’ouvrirait que quand la porte extérieure se serait complètement refermée. Quand la porte extérieure se verrouilla en produisant un clic audible, l’agent de sécurité déverrouilla la porte intérieure.
Jessie entra. À l’intérieur, un deuxième agent armé l’attendait. Il récupéra les affaires personnelles de Jessie, qui en avait très peu. Avec le temps, elle avait appris qu’il valait mieux laisser presque tout dans la voiture, qui ne courait aucun risque d’être vandalisée.
Le garde procéda à une fouille par palpation puis fit signe à Jessie de passer sous le scanner à ondes millimétriques de style aéroport, qui afficha un aperçu détaillé de tout son corps. Quand ce fut fait, on lui rendit ses affaires sans un mot. C’était la seule indication qu’elle avait le droit de continuer.
— Est-ce que l’inspecteur Gentry m’attend ? demanda-t-elle à l’inspectrice qui se trouvait derrière le bureau.
La femme leva le regard vers elle d’un air totalement indifférent.
— Elle sera là dans un moment. Attendez devant la porte de l’aire transitionnelle de préparation.
Jessie fit ce qu’on lui ordonnait. L’aire transitionnelle de préparation était la pièce où tous les visiteurs se changeaient avant d’interagir avec un patient. Quand ils se retrouvaient à l’intérieur, on leur ordonnait de mettre une blouse stérile grise comme on en voyait dans les hôpitaux, d’enlever tous leurs bijoux et de se retirer toute sorte de maquillage. Comme on en avait déjà averti Jessie, ces hommes n’avaient pas besoin qu’on les stimule encore plus.
Un moment plus tard, l’inspecteur Katherine Gentry, Kat pour les intimes, sortit par la porte de l’aire transitionnelle et salua Jessie. Ce n’était pas une beauté. Même si, l’été dernier, les deux femmes avaient commencé par s’entendre plutôt mal, maintenant, elles étaient amies, liées l’une à l’autre par leur conscience commune des ténèbres qui hantaient certaines personnes. Jessie avait fini par avoir tellement confiance en Kat que cette dernière était une des moins de six personnes au monde à savoir que Jessie était la fille du bourreau des Ozarks.
Quand Kat approcha, Jessie remarqua une fois de plus que la directrice de la sécurité de la DNR était une dure à cuire. Physiquement imposante malgré son mètre soixante-treize et ses soixante-trois kilos assez communs, elle était presque entièrement composée de muscles et d’une volonté de fer. Ex-ranger de l’armée américaine qui avait fait deux périodes de service en Afghanistan, elle portait le souvenir de ces jours-là au visage, qui était constellé par des brûlures d’éclats d’obus et portait une longue cicatrice qui commençait juste au-dessous de l’œil gauche et descendait le long de la joue. Ses yeux gris évaluaient complètement et rationnellement tout ce qu’elle voyait pour déterminer si c’était une menace.
Visiblement, elle ne considérait pas que Jessie en soit une. Elle fit un sourire et la serra fermement dans ses bras.
— Ça fait un bail, dame du FBI, dit-elle avec enthousiasme.
Quand elle fut soumise à l’étreinte énergique de Kat, Jessie eut le souffle coupé et ne parla quand son amie la lâcha.
— Je ne suis pas agente du FBI, rappela-t-elle à Kat. C’était juste une formation. Je suis encore affiliée à la Police de Los Angeles.
— Peu importe, dit Kat avec dédain. Tu es allée à Quantico, tu as travaillé avec les autorités de ton secteur d’activité et tu as appris les mystérieuses techniques du FBI. Si je veux dire que tu es une dame du FBI, je le ferai.
— Si tu ne me casses pas la colonne vertébrale en deux, tu peux m’appeler tout ce que tu veux.
— Certes, mais je ne crois pas que je pourrais encore te briser en deux, fit remarquer Kat. Tu as l’air plus forte qu’avant. J’imagine qu’ils ne se sont pas contentés d’entraîner ton cerveau pendant ton séjour.
— Six jours par semaine, lui dit Jessie. De nombreuses courses sur piste, à obstacles, de l’auto-défense et de la formation au maniement des armes. Ils m’ont vraiment remise en forme à coups de pieds dans le cul.
— Faut-il que je m’en inquiète ? demanda Kat en faisant semblant d’être préoccupée, reculant et levant les bras comme pour se défendre.
— Je ne crois pas que je pourrais être une menace pour toi, admit Jessie, mais j’ai vraiment l’impression que je pourrais interroger un suspect sans danger, ce qui n’était vraiment pas le cas auparavant. Quand j’y repense, je me dis que j’ai de la chance d’avoir survécu à quelques-unes de mes dernières rencontres.
— C’est formidable, Jessie, dit Kat. Peut-être devrions-nous nous entraîner un de ces jours, faire quelques rounds, juste pour que tu gardes la forme.
— Si par quelques rounds tu entends aller tirer sur cible, je te suis. Autrement, je crois que je vais me reposer un peu. Là-bas, je courais, je me battais et je faisais des tas d’autres choses de ce type tous les jours.
— Je retire tout, dit Kat. Tu es encore la même trouillarde qu’avant.
— Ah, voilà la vraie Kat Gentry que j’ai appris à connaître et à aimer. Je savais bien que, si tu étais la première personne que je voulais voir en revenant en ville, c’était parce qu’il y avait une raison.