- Oh, je sais. J’ai hâte que tu reviennes.
Il l’enlaça en silence car ils n’avaient pas besoin de parler pour se comprendre. À l’issue de la dernière affaire qui l’avait obligée à surpasser de loin ses limites, cinq mois de convalescence seulement après sa césarienne, le Directeur McGrath avait choisi de lui imposer trois mois supplémentaires de congés. Elle conservait son titre d’agent mais avait été reléguée à une position subalterne : elle travaillait de chez elle, recevait des appels, faisait des recherches et parcourait des rapports pour les autres.
Elle piaffait d’impatience à la perspective de revenir dans le monde réel pour s’attaquer à de vraies enquêtes. Observer Ellington courir dans tous les sens avait été une torture - surtout le jour où l’un de ses partenaires et lui avaient pris la vie d’un homme armé qui avait bien failli provoquer une fusillade dans un centre commercial.
- Dis à McGrath de préparer mon bureau, lança-t-elle.
- D’accord. Mais Mac… tu sais, la semaine prochaine… c’est seulement une réunion. Il n’y a toujours pas de garantie.
- Oui, je sais. Parce qu’il est facile de piétiner les femmes et de les ignorer… jusqu’à ce qu’elles aient un enfant. Ensuite, elles deviennent un ornement. Une chose fragile que personne ne veut déranger ou malmener accidentellement.
- Il veut seulement éviter de prendre des risques.
- Je sais, répliqua Mackenzie. Mais j’ai envie de me plaindre.
- Je vois ça. (Il l’embrassa encore avant de se diriger vers la porte). Je passerai prendre thaï pour le dîner ce soir. Passez une bonne journée, Petit Bonhomme et toi.
Elle le regarda partir avant de sortir elle aussi. Kévin dormait sa sieste du matin dans son berceau. Il ne dérogeait jamais à sa routine. À huit mois, il se réveillait à 5h45 du matin, mangeait, jouait un peu, avant de se rendormir aux alentours de 7h30. En ce qui concernait le sommeil et les repas, il était réglé comme une horloge, ce qui rendait les journées de Mackenzie un peu plus faciles.
Et même si elle aimait son fils plus qu’elle n’aurait pu imaginer aimer quoi que ce soit dans sa vie, la perspective de le remettre à la garderie l’enthousiasmait. Une place l’attendait. L’équipe de la crèche avait été très compréhensive, étant données les circonstances exceptionnelles qui découlaient du travail de Mackenzie.
Mackenzie se servit sa deuxième tasse de café matinale et commença sa propre routine. Elle parcourut ses mails pour voir si on lui avait assigné des recherches ; ce n’était pas le cas. Elle fit tourner une machine à laver. Elle commença à rédiger une liste de courses pour le week-end. Alors qu’elle ajoutait des éléments à la liste sauvegardée dans son téléphone, elle entendit Kévin remuer. Elle jeta un coup d’œil à sa montre, vit qu’il était 8h45, et ne fut pas surprise du tout. Ce bébé était une véritable horloge.
Elle alla vers lui et le prit dans ses bras. Le sourire qu’il lui adressait toujours lorsqu’il se réveillait de sa sieste du matin était tellement proche de celui d’Ellington au réveil qu’elle ne pouvait s’empêcher de rire sous cape. Mais toute velléité joyeuse s’envola lorsqu’une odeur lui révéla la cause de son réveil. Elle changea sa couche, l’habilla pour la journée et sortit de la chambre. Elle l’installa dans son siège d’activités (qu’Ellington appelait parfois le Royaume Vibrant) et ouvrit à nouveau sa boîte mail. Elle trouva une demande d’informations, dont elle détenait toutes les réponses. Elle répondit au mail en adjoignant tous les documents en moins de dix minutes.
Mécanisme d’horloge. Routine. Couches sales. Oui, elle avait conscience de vivre une vie assez agréable mais elle était impatiente de retrouver un cadre de travail réel.
L’heure du déjeuner approchait lorsque la sonnerie de son téléphone retentit. Le nom qui s’affichait sur l’écran commença par la déconcerter : Greg McAllister. Mais elle réalisa rapidement qu’il s’agissait de l’un des co-équipiers d’Ellington depuis que Mackenzie avait été forcée de prendre son congé pendant trois mois supplémentaires et de rester chez elle. Elle avait une cuillère à la main et s’apprêtait à préparer le biberon de Kévin lorsqu’elle envisagea que cela pouvait être une mauvaise nouvelle. C’était probablement l’une des seules raisons pour lesquelles l’un des partenaires d’Ellington l’appellerait et elle n’aimait pas les hypothèses qui surgissaient dans son esprit.
La sonnerie du téléphone retentit trois fois avant qu’elle n’ait la force de décrocher.
- Agent White à l’appareil.
Il est vraiment stupide, pensa-t-elle, que je continue à utiliser mon nom alors que tout le monde au bureau m’appelle Mme Ellington, même si c’est parfois seulement pour plaisanter.
- White, ici l’Agent Mc Allister. Écoutez, ce n’est rien de grave mais Ellington voulait que je vous appelle pour vous informer qu’il est en chemin vers l’hôpital.
Elle reposa lentement le biberon et fixa Kévin, perché sur la chaise haute dans laquelle il venait d’apprendre à s’asseoir correctement.
- Que s’est-il passé ? Il va bien ?
- Ouais, du moins, d’après ce que je sais. Nous avons rendu une visite surprise au suspect d’une affaire de trafic de drogue. Il y a eu une course-poursuite et Ellington est tombé dans les escaliers. Dans le pire des scénarios, il aura le bras cassé. Sa tête a frappé contre le sol mais ça ne semble pas être très grave.
- Merci, répondit-elle. Savez-vous dans quel hôpital on l’emmène ?
McAllister lui donna tous les détails. Tandis qu’elle les enregistrait dans sa mémoire, elle essayait de déterminer quoi faire avec Kévin. Ellington s’était gentiment moqué d’elle à cause de ses peurs liées à la santé de son fils. Elle s’en souvint lorsqu’elle raccrocha avec McAllister, parce qu’elle n’avait pas la moindre intention d’emmener son fils dans un hôpital à moins qu’elle n’ait pas d’autre choix.
C’est juste un bras cassé, se répéta-t-elle. Il me rira au nez si j’en fais une montagne et si je me précipite à l’hôpital.
Mais elle voulait s’assurer qu’il allait bien ; c’était plus le coup sur la tête qui la préoccupait. Elle s’attendrait certainement à ce qu’il vienne la voir si les rôles étaient inversés. Elle regarda Kévin et fronça les sourcils.
- Tu veux rendre une petite visite à ton père, mon trésor ? Il semblerait qu’il soit aussi maladroit que toi. Il est tombé dans les escaliers. Mais je vais devoir t’emmener à l’hôpital. Qu’en dis-tu ?
Il sourit et tapota légèrement le plateau de la chaise haute en réponse.
- Je suis d’accord avec toi, enchaîna-t-elle.
Cependant, honnêtement, elle ne pouvait nier qu’une visite soudaine à l’hôpital au chevet de son mari qui venait de se casser le bras était la chose la plus excitante qu’elle avait vécue ces trois derniers mois.
CHAPITRE DEUX
Parce qu’il avait subi une très légère commotion cérébrale dans sa chute, Ellington se trouvait dans une salle d’examen et ne se contentait pas de se faire remettre le bras en place par un orthopédiste. Après s’être présentée à l’accueil, Mackenzie le retrouva dans une chambre particulière, malheureux comme les pierres - moins à cause de la souffrance physique que parce qu’il était cloué dans un lit d’hôpital.
Ses yeux s’illuminèrent brièvement lorsqu’il vit Mackenzie, et encore davantage quand il remarqua le cosy qu’elle tenait à la main.
- Oh-là-là, tu l’as emmené dans un hôpital ! lança Ellington.
- La ferme. Comment te sens-tu ? Comment est-ce que ça t’est arrivé ?
- Eh bien, les radios montrent que j’ai le poignet cassé et une fracture en motte de beurre. Ils viennent de terminer le protocole lié à la commotion cérébrale. Quelqu’un est censé venir me plâtrer le bras.
Mackenzie posa le cosy sur le bord du lit d’hôpital pour que Kévin voie son père.
- Avez-vous au moins pu coffrer le type ? demanda Mackenzie.
Elle essayait de rester désinvolte mais le voir souffrir, même s’il minimisait la gravité de ses blessures, la bouleversait bien plus qu’elle ne s’y serait attendu.
- Oui. C’est même sur lui que je suis tombé. McAllister lui a passé les menottes et a appelé une ambulance pour moi.
Mackenzie ne put pas s’en empêcher. Elle scruta son visage, trouvant l’endroit où il avait clairement reçu un choc, juste au-dessus de l’œil gauche. Il n’y avait pas de bosse mais la peau montrait une coupure et une décoloration. On aurait dit qu’il avait reçu un coup et non qu’il était tombé dans les escaliers.
- Tu n’étais pas obligée de venir, murmura Ellington. Vraiment.
- Je sais. Mais je voulais être là. J’ai pensé que ce serait un bon exemple pour Kévin, toujours faire attention quand on poursuit les méchants.
- Marrant. Hé, tu sais quoi… McGrath m’a appelé ce matin. Juste entre nous, il prenait de tes nouvelles. Il m’a demandé si je t’estimais prête à revenir. Je crois qu’il a une affaire sous le coude pour toi, dans les prochaines semaines.
- C’est une bonne nouvelle. Mais pour l’instant, je préférerais me concentrer sur toi.
- Il n’y a pas grand-chose à dire. Je suis tombé dans un escalier et je me suis cassé le bras.
Derrière Mackenzie, un médecin entra, des radiographies à la main.
- En effet, enchaîna-t-il. Une vilaine fracture, d’ailleurs. Vous n’aurez pas besoin d’agrafes, heureusement, mais la convalescence risque d’être un peu plus longue que je ne le croyais au départ. La fracture en motte de beurre est très proche de l’autre fracture… Pas de chance, vraiment.
Mackenzie déplaça le cosy de Kévin pour que le médecin puisse avoir accès au côté du lit d’Ellington.
- Prêt à avoir un plâtre ?
- Ai-je le choix ?
- Non, répondit Mackenzie. Pas du tout.
Dans le cosy, Kévin laissa échapper un petit pfff, comme pour signifier son accord.
Tandis qu’elle regardait le médecin commencer à préparer le moule du plâtre dans le grand évier de l’autre côté de la pièce, Mackenzie s’approcha d’Ellington.
- N’essaie pas de jouer au dur à cuire. Comment te sens-tu ?
- Ça fait un mal de chien mais ils m’ont donné un antidouleur juste avant que tu arrives donc je devrais me sentir mieux d’une minute à l’autre.
- Et ta tête ?
- Une petite migraine. Peut-être davantage mais c’est difficile à dire à cause de la douleur qui irradie dans tout mon bras. Comme je l’ai dit, en revanche, j’ai passé les examens pour la commotion cérébrale et…
La sonnerie du téléphone de Mackenzie l’interrompit. Elle jeta un coup d’œil à l’écran, en supposant que ce serait une requête supplémentaires suite aux recherches qu’on lui avait demandées ce matin. Quand elle vit le nom de McGrath apparaître, elle comprit que ce ne serait pas le cas.
- As-tu mis McGrath au courant de ce qui vient de se passer ? demanda-t-elle.
- Non, mais McAllister lui a transmis l’info. Pourquoi, c’est lui ?
Mackenzie hocha la tête en décrochant le téléphone, légèrement troublée.
- Agent White à l’appareil.
- Bonjour White. Je suppose que vous êtes au courant pour le petit accident d’Ellington ?
- En effet, monsieur. Je suis avec lui à l’instant. On s’apprête à lui poser un plâtre.
- Eh bien, cela rendra peut-être cette conversation un peu gênante. Et je n’aime pas l’idée de parler de travail alors que vous êtes à l’hôpital avec lui, mais le temps presse.
- Aucun problème. Que se passe-t-il ?
- Rien d’extraordinaire, enchaîna McGrath. Mais j’étais sur le point d’assigner à Ellington une affaire dont je voulais qu’il s’occupe tout de suite. Alors que j’allais terminer la paperasse, McAllister m’a appelé pour m’apprendre la nouvelle de son accident. Et aussi insensible que ça puisse paraître, j’ai besoin de mettre un agent sur l’affaire.
Mackenzie resta silencieuse, pour éviter de tirer des conclusions hâtives. Mais lorsque le silence s’installa entre eux, elle ne put s’empêcher de parler.
- Je peux le remplacer, monsieur.
- C’est la raison de mon appel. J’allais envoyer McAllister mais je ne veux pas qu’il quitte l’enquête au moment où Ellington et lui s’apprêtaient à la clore.
- Alors assignez-la-moi.
- Êtes-vous sûr d’être prête ?
La question l’irrita mais elle s’efforça de n’en rien laisser paraître. Était-elle prête ? Après tout, elle s’était lancée à la poursuite d’un tueur sur une falaise à peine cinq mois après sa césarienne. Les trois mois supplémentaires où il l’avait obligée à rester chez elle avaient été sa décision - une décision avec laquelle elle était en désaccord mais qu’elle s’était ingéniée à accepter.
- Oui, monsieur. Vous comptiez me réintégrer la semaine prochaine, n’est-ce pas ?
- À moins d’un accident, oui. Maintenant, White… cette affaire a lieu à Seattle. Êtes-vous prête pour ça ?
Elle fut sur le point de répondre oui tout de suite. Mais à l’instant où elle allait parler, elle pensa à ce qu’elle ressentirait si loin de Kévin. Elle s’était encore plus attachée à lui ces trois derniers mois, et elle sentait que le lien dont les livres parlaient était une réalité. Elle ferait n’importe quoi pour son fils, et la perspective d’être à l’autre bout du pays pour une durée indéterminée ne lui plaisait pas. Sans mentionner le fait qu’il serait à la charge d’un parent à qui il manquait un bras.
Mais en définitive, McGrath lui rendait sa carrière… sur un plateau d’argent, rien de moins. Elle devait accepter.
- Ça ne devrait pas poser de problème, monsieur.
- Je ne peux pas me contenter de cette réponse, White. Écoutez… je vais vous laisser dix minutes pour en parler avec Ellington. Mais j’ai besoin que l’un de mes agents soit dans le vol pour Seattle à dix-neuf heures. L’avion décolle dans deux heures et demie.
- OK. Je reviens vers vous.
Elle raccrocha et remarqua qu’Ellington la regardait. Le médecin s’était approché de lui et avait commencé à appliquer le plâtre mouillé sur son bras, en l’enroulant autour de la partie enflée et décolorée. L’expression du visage d’Ellington lui donnait toutes les informations dont elle avait besoin. Il avait entendu au moins une partie de la conversation et ne savait pas encore ce qu’il devait en penser.
- Donc, où veut-il t’envoyer ? demanda Ellington. C’est la seule chose que je n’ai pas entendu.
Il lui sourit, une manière de lui faire comprendre qu’il avait suivi toute la conversation. Ils avaient souvent plaisanté au sujet de la portée de la voix du Directeur McGrath au téléphone.
- Seattle. Je pars cette après-midi ou ce soir. (Elle jeta alors un coup d’œil à Kévin et secoua la tête). Mais je ne peux pas te laisser avec lui… pas avec un bras cassé.
- Mac, il me suffit de te regarder pour savoir à quel point tu en as envie. Kévin et moi nous en sortirons parfaitement.
- Chéri, tu as déjà du mal à changer une couche avec tes deux mains.
Il hocha la tête. Même si elle plaisantait, il était clair qu’il comprenait où elle voulait en venir. Il commençait lentement à prendre conscience de la situation. Ils restèrent silencieux pendant quelques instants, seulement interrompus par la pose du plâtre. Le médecin resta en retrait, lui aussi, en faisant de son mieux pour respecter la délicatesse de leur situation.
- Tu sais quoi ? lança Ellington. Ma mère m’a demandé quand elle pouvait venir passer un peu de temps avec Kévin. Je peux te garantir qu’elle sautera sur l’opportunité. Elle ne manquerait pas une occasion d’avoir l’air de me sauver la mise dans de pareilles circonstances.
Mackenzie y avait pensé. Ellington et elle avait tous les deux des rapports problématiques avec leurs mères mais l’arrivée d’un petit-fils semblait avoir opéré des merveilles dans leurs relations individuelles. Et égoïstement, il serait idéal que sa mère vienne lui rendre visite lorsqu’elle-même quittait la ville. Mackenzie faisait semblant de l’apprécier chaque fois qu’elle la voyait mais Ellington et elle savaient tous les deux parfaitement qu’elle prenait Mackenzie à rebrousse-poil.