Elle acquiesça frénétiquement, des larmes coulant sur ses joues.
“Il y a combien d’autres infirmiers dans ce service cette nuit ?”
“J-je vous en prie, ne leur faites pas de mal,” bégaya-t-elle.
“Elena. Il y a combien d’autres infirmiers dans ce service cette nuit ?” répéta-t-il.
“D-deux…” Elle renifla. “Thomas et Mia. Mais Tom est en pause. Il doit être en bas.”
“OK.” Le badge avec son nom accroché à sa poitrine faisait à peu près la taille d’une carte de crédit. Il y avait une petite photo d’Elena et, de l’autre côté, une bande noire qui courait sur toute la longueur. “Ce service est verrouillé la nuit ? Et ton badge, c’est la clé ?”
Elle acquiesça et renifla de nouveau.
“Bien.” Il fourra la deuxième arme dans la bande élastique à la taille du pantalon, puis il s’agenouilla près du corps d’Elias. Ensuite, il retira ses deux chaussures pour les mettre à ses propres pieds Elles étaient un peu trop serrées, mais c’était supportable, le temps de s’échapper. “Une dernière question. Tu sais ce que Francis conduit ? Le garde de nuit ?” Il désigna du doigt l’homme mort en uniforme blanc.
“Je-je ne suis pas sûre. Un… un camion, je crois.”
Rais fouilla dans les poches de Francis et trouva un jeu de clés. Il y avait un boîtier électronique qui allait lui permettre de localiser le véhicule. “Merci pour ton honnêteté,” dit-il. Puis, il déchira une grosse bande de tissu sur le rebord du drap de lit et la fourra dans sa bouche pour l’empêcher de crier.
Le couloir était vide et vivement éclairé. Rais garda une main sur le Sig, mais le laissa caché dans son dos, alors qu’il se faufilait le long du couloir. Il ouvrait sur un palier plus large, avec le bureau des infirmiers en forme de U et, au-delà, la porte de sortie de cette unité. Une femme brune à lunettes rondes lui tournait le dos, en train de taper sur un ordinateur.
“Retourne-toi, s’il te plaît,” lui dit-il.
Étonnée, la femme pivota et découvrit leur patient/prisonnier en uniforme d’infirmier, un bras ensanglanté, pointant une arme sur elle. Elle en eut le souffle coupé et écarquilla les yeux.
“Tu dois être Mia,” dit Rais. La femme avait la quarantaine, certainement l’infirmière en chef, avec de gros cernes noirs sous ses grands yeux. “Haut les mains.”
Elle obéit.
“Qu’est-il arrivé à Francis ?” demanda-t-elle doucement.
“Francis est mort,” lui répondit Rais sans aucune émotion. “Si tu veux le rejoindre, fais quelque chose de téméraire. Si tu veux vivre, écoute-moi attentivement. Je vais sortir par cette porte. Une fois qu’elle se refermera derrière moi, tu compteras lentement jusqu’à trente. Ensuite, tu iras dans ma chambre. Elena est vivante, mais elle a besoin de ton aide. Enfin, tu pourras agir comme on t’a formée à le faire dans une telle situation. C’est bien compris ?”
L’infirmière acquiesça vivement d’un signe de tête.
“Est-ce que j’ai ta parole que tu vas suivre ces instructions ? Je préfère ne pas tuer de femmes quand je peux l’éviter.”
Elle acquiesça de nouveau, plus lentement cette fois.
“Bien.” Il fit le tour du bureau, saisit le badge de sa blouse en même temps et le passa dans la fente de cartes à droite de la porte. Un petit voyant passa du rouge au vert et le verrou émit un bruit. Rais poussa la porte, jeta un dernier coup d’œil à Mia, qui n’avait pas bougé, puis regarda la porte se refermer derrière lui.
Ensuite, il se mit à courir.
Il se dépêcha de quitter le couloir, fourrant le Sig dans son pantalon. Il descendit les marches quatre à quatre, se rua vers une porte latérale, et déboula dehors, dans la nuit suisse. L’air frais s’abattit sur lui comme une douche nettoyante, et il prit un moment pour respirer l’air de la liberté.
Ses jambes titubèrent et menacèrent de céder à nouveau. L’adrénaline de son évasion décroissait rapidement et ses muscles étaient encore très faibles. Il attrapa le boîtier de clés de Francis dans la poche du pantalon et appuya sur le bouton d’alerte rouge. L’alarme du SUV retentit et les phares s’allumèrent. Il se dépêcha de les éteindre et de ficher le camp.
Il savait qu’ils finiraient par rechercher ce véhicule, mais pas dans l’immédiat. Il devrait rapidement s’en débarrasser, trouver de nouveaux vêtements et, le matin venu, il se dirigerait vers Hauptpost, où il trouverait tout ce dont il avait besoin pour fuir de Suisse sous une fausse identité.
Puis, tant qu’il en était encore capable, il allait trouver et tuer Kent Steele.
CHAPITRE QUATRE
Reid avait à peine quitté l’allée pour aller rejoindre Maria qu’il appela Thompson pour lui demander de surveiller la maison de la famille Lawson. “J’ai décidé de donner un peu d’indépendance aux filles ce soir,” expliqua-t-il. “Je ne rentrerai pas tard. Mais quand bien même, pouvez-vous jeter un œil de temps en temps et tendre l’oreille ?”
“Bien sûr,” accepta le vieil homme.
“Et, euh, au moindre signal d’alarme, allez-y bien sûr.”
“Je le ferai, Reid.”
“Vous savez, si jamais vous ne les voyez pas ou quoi, vous pouvez frapper à la porte ou les appeler sur le fixe de la maison…”
Thompson rigola. “Ne vous inquiétez pas, j’ai pigé. Et elles aussi. Ce sont des adolescentes. Elles ont besoin d’un peu de liberté de temps en temps. Profitez de votre soirée.”
Avec Thompson sur le qui-vive et la détermination de Maya à se montrer responsable, Reid pensa qu’il pouvait aisément se dire que les filles seraient en sécurité. Bien sûr, une part en lui savait bien que ce n’était qu’une manifestation de plus de sa gymnastique mentale. Il n’allait pas cesser d’y penser de toute la soirée.
Il dut mettre l’application GPS de son téléphone pour trouver l’endroit du rendez-vous. Il ne connaissait pas encore bien Alexandria ni les environs, contrairement à Maria à cause de sa proximité par rapport à Langley et au quartier général de la CIA. Quand bien même, elle avait choisi un endroit où elle n’avait encore jamais mis les pieds, histoire de se retrouver sur un pied d’égalité en quelque sorte.
Sur la route, il rata deux sorties, malgré la voix du GPS lui indiquant où et quand tourner. Il pensait à l’étrange flashback qu’il avait à présent vécu deux fois : la première quand Maya lui avait demandé si Kate connaissait ses activités secrètes puis, de nouveau, quand il avait senti l’eau de Cologne que sa défunte épouse aimait tant. Ces événements lui trottaient tellement dans la tête que, même lorsqu’il essayait de faire attention aux directions à prendre, il était rapidement distrait à nouveau.
La raison pour laquelle c’était si bizarre, c’était que tous les autres souvenirs de Kate soient si vivaces dans son esprit. Contrairement à Kent Steele, elle ne l’avait jamais quitté. Il se souvenait de leur rencontre. Il se souvenait de leur premier rendez-vous. Il se souvenait de leurs vacances et de l’achat de leur première maison. Il se souvenait de leur mariage et de la naissance de leurs enfants. Il se souvenait même de leurs disputes, du moins le croyait-il.
La seule idée de perdre la moindre part de Kate le choquait totalement. Le suppresseur de mémoire avait déjà montré quelques effets secondaires, comme les maux de tête occasionnels déclenchés par un souvenir bloqué. C’était une procédure expérimentale et la méthode de retrait du suppresseur avait été loin d’être chirurgicale.
Et si on m’avait retiré quelque chose de plus que mon passé en tant qu’Agent Zéro ?
Cette idée ne lui plaisait pas du tout. Il se trouvait en terrain glissant. En effet, il envisagea rapidement la possibilité d’avoir peut-être également perdu des souvenirs de moments passés avec ses filles. Pire, il n’avait aucun moyen de s’en assurer sans restaurer pleinement sa mémoire.
C’en était trop et il sentit un nouveau mal de tête arriver. Il alluma la radio et monta le volume pour se changer les idées.
Le soleil était en train de décliner quand il se gara sur le parking du restaurant, un pub gastronomique appelé The Cellar Door. Il avait quelques minutes de retard. Il sortit rapidement de sa voiture et hâta le pas en direction de l’entrée du bâtiment.
C’est alors qu’il s’arrêta net.
Maria Johansson était une américaine issue d’une troisième génération d’immigrés suédois et sa couverture pour la CIA la désignait comme expert-comptable à Baltimore… même si Reid pensait qu’elle aurait pu faire la une de magazines de mode, ou même la page centrale, en tant que modèle. Elle était un peu gênée par son mètre quatre-vingts, avec de longs cheveux blonds qui tombaient joliment en cascade autour de ses épaules. Ses yeux, pourtant gris ardoise, avaient un éclat intense. Elle se tenait dehors, par douze degrés, seulement vêtue d’une robe bleu marine avec un décolleté en V et d’un châle blanc par-dessus les épaules.
Elle le repéra, alors qu’il approchait d’elle, et un sourire éclaira son visage. “Salut, ça faisait longtemps.”
“Je… waouh,” lâcha-t-il. “Je veux dire, euh… tu es magnifique.” Il réalisa qu’il n’avait encore jamais vu Maria maquillée. L’ombre à paupières bleue s’accordait parfaitement à sa robe et rendait presque ses yeux encore plus luminescents.
“Tu n’es pas mal non plus.” Elle fit un signe de tête qui semblait valider son choix de vêtements. “On rentre à l’intérieur ?”
Merci, Maya, pensa-t-il. “Ouais. Bien sûr.” Il attrapa la poignée de porte et tira pour l’ouvrir. “Mais avant, j’ai une question. C’est quoi ce concept de ‘pub gastronomique’ ?”
Maria se mit à rire. “Je pense que c’est ce qu’on a l’habitude d’appeler un bar-pub, mais avec une nourriture plus élaborée.”
“Je vois.”
L’intérieur était cosy, et même un peu petit, avec des murs en brique et des poutres apparentes en bois au plafond. L’éclairage était composé d’ampoules Edison suspendues, ce qui donnait une ambiance chaude et tamisée.
Pourquoi suis-je nerveux ? pensa-t-il alors qu’ils s’asseyaient. Il connaissait cette femme. Ensemble, ils avaient empêché une organisation terroriste internationale de tuer des centaines, voire même des milliers de gens. Mais là, ce n’était pas la même chose : il ne s’agissait pas d’une opération ou d’une mission. C’était du plaisir et, en quelque sorte, ça faisait toute la différence.
Apprends à la connaître, avait dit Maya. Sois intéressant.
“Alors, qu’est-ce que tu me racontes de beau ?” finit-il par demander. Il grommela intérieurement à sa tentative d’approche pas terrible.
Maria esquissa un demi-sourire. “Tu devrais savoir que je ne peux pas te raconter grand-chose.”
“C’est vrai,” dit-il. “Bien sûr.” Maria était un agent de terrain actif de la CIA. Même s’il était actif lui aussi, elle ne serait pas en mesure de partager avec lui les détails d’une opération à moins qu’il en fasse lui-même partie.
“Et toi ?” demanda-t-elle. “Ton nouveau boulot ?”
“Pas mal,” admit-il. “Je suis adjoint, donc c’est juste un mi-temps pour l’instant, quelques cours par semaine. Un peu de recherche et tout le reste. Mais ce n’est pas super intéressant.”
“Et les filles ? Comment vont-elles ?”
“Euh… elles font aller,” dit Reid. “Sara ne parle jamais de ce qui s’est passé. Et Maya, en fait, a juste…” Il s’arrêta avant d’en dire trop. Il avait confiance en Maria mais, en même temps, il ne voulait pas admettre que Maya avait très clairement deviné dans quoi Reid était impliqué. Ses joues se mirent à rougir, alors qu’il ajoutait, “Elle m’a taquinée, disant que notre soirée est un rencart.”
“Et ce n’est pas le cas ?” demanda Maria de but en blanc.
Reid sentit de nouveau son visage rougir. “Si, je suppose que si.”
Elle sourit encore une fois. On aurait dit que sa maladresse l’amusait. Sur le terrain, en tant que Kent Steele, il s’était montré confiant, capable et posé. Mais ici, dans le monde réel, il était tout aussi maladroit que n’importe qui pourrait l’être au bout de presque deux ans de célibat.
“Et toi ?” demanda-t-elle. “Comment tu t’en sors ?”
“Bien,” dit-il. Mais il regretta immédiatement ces paroles. N’avait-il pas appris de sa fille que l’honnêteté était la meilleure politique à adopter ? “Non, ce n’est pas vrai,” rajouta-t-il immédiatement. “Je crois que je ne vais pas si bien que ça. Je fais en sorte de m’occuper en permanence avec tout un tas de tâches inutiles et je me trouve des excuses, car si je m’arrête assez longtemps pour me retrouver seul avec mes pensées, je me souviens de leurs noms. Je vois leurs visages, Maria. Et je ne peux pas m’empêcher de penser que je n’en ai pas fait assez pour éviter ça.”
Elle savait exactement ce à quoi il faisait référence : les neuf personnes qui avaient été tuées lors de la seule explosion qu’avait réussi Amon à Davos. Maria passa le bras au-dessus de la table et caressa la main de Reid. Son contact envoya des décharges électriques dans tout son bras, semblant même calmer ses nerfs. Ses doigts étaient chauds et doux contre les siens.
“C’est la réalité à laquelle nous devons faire face,” dit-elle. “Nous ne pouvons pas sauver tout le monde. Je sais que tu ne récupéreras pas tous tes souvenirs en tant que Zéro, mais si c’était le cas, tu le saurais.”
“Peut-être que je n’ai pas envie de le savoir,” dit-il lentement.
“Je comprends. Nous faisons de notre mieux. Mais croire que l’on peut empêcher le mal dans le monde te rendra fou. Neuf vies ont été ôtées, Kent. C’est arrivé et il n’est pas possible de revenir en arrière. Mais il aurait pu y en avoir des centaines. Il aurait pu y en avoir un millier. C’est la façon dont tu devrais voir les choses.”
“Et si je n’y arrive pas ?”
“Alors… trouve un passe-temps agréable peut-être ? Moi, je tricote.”
Il ne put s’empêcher de rire. “Tu tricotes ?” Il n’imaginait pas Maria en train de tricoter. Utiliser les aiguilles à tricoter comme arme pour neutraliser un assaillant ? Pourquoi pas. Mais tricoter pour de vrai ?
Elle releva le menton. “Eh oui, je tricote. Ne rigole pas. Je viens juste de terminer une couverture qui est plus douce que tout ce que tu as pu toucher dans ta vie. Mon argument c’est que tu dois trouver un loisir. Il te faut quelque chose pour occuper tes mains et ton esprit. Qu’en est-il de ta mémoire ? Il y a du mieux à ce niveau-là ?”
Il soupira. “Pas vraiment. Je suppose qu’il est encore trop tôt pour voir une amélioration. C’est toujours plutôt embrouillé.” Il repoussa le menu sur le côté et croisa les doigts sur la table. “Toutefois, puisque tu en parles… il m’est arrivé justement quelque chose de bizarre aujourd’hui. Un fragment de quelque chose m’est revenu en tête. C’était à propos de Kate.”
“Oh ?” Maria se mordit la lèvre inférieure.
“Ouais.” Il garda le silence un long moment. “Des trucs entre Kate et moi… avant sa mort. Tout allait bien, pas vrai ?”
Maria le fixa du regard, ses yeux gris ardoise perçant les siens. “Oui. Autant que je sache, les choses se passaient très bien entre vous. Elle t’aimait vraiment et toi aussi.”
Il était difficile pour lui de soutenir son regard. “Ouais. Bien sûr.” Il eut presque envie de se mettre des gifles. “Bon sang, je suis désolé. Je suis en train de parler de ma défunte épouse à un rencart. Ne le répète pas à ma fille s’il te plaît.”
“Hé.” Ses doigts trouvèrent de nouveau les siens sur la table. “C’est bon, Kent. Je comprends. C’est nouveau pour toi, tout ça, et ça te semble bizarre. Je ne suis pas vraiment une experte dans ce domaine non plus, donc… on va gérer ça tous les deux.”
Ses doigts s’attardaient sur les siens. C’était agréable. Non, c’était plus que ça : c’était vraiment bien. Il se mit à rire nerveusement, mais son sourire s’effaça dans un froncement de sourcil perplexe, alors qu’une chose étrange le frappait : Maria l’appelait toujours Kent.
“Qu’est-ce qu’il y a ?” demanda-t-elle.
“Rien. Je me disais juste… Je ne sais même pas si Maria Johansson est ton vrai nom.”