Maria haussa les épaules, l’air mystérieux. “Peut-être bien.”
“Ce n’est pas juste,” protesta-t-il. “Tu connais le mien.”
“Je ne dis pas que ce n’est pas mon vrai nom.” Le faire marcher avait l’air de l’amuser. “Tu peux toujours m’appeler Agent Marigold si tu préfères.”
Il se mit à rire. Marigold était son nom de code, tout comme le sien était Zéro. Il lui semblait presque ridicule, d’ailleurs, d’utiliser des noms de codes alors qu’ils se connaissaient personnellement. Toutefois, le nom de Zéro semblait générer de la peur chez de nombreuses personnes qu’il avait rencontrées.
“Quel était le nom de code de Reidigger ?” demanda doucement Reid. Il fut presque surpris par sa propre question. Alan Reidigger avait été le meilleur ami de Kent Steele… non, pensa Reid, c’était mon meilleur ami… un homme d’une loyauté apparemment sans faille. Le seul problème était que Reid se souvenait à peine de lui. Tous ses souvenirs de Reidigger avaient été effacés avec l’implant suppresseur de mémoire qu’Alan avait aidé à mettre en place.
“Tu ne t’en souviens pas ?” Maria eut un sourire amusé à cette pensée. “C’est Alan qui t’a donné le nom de Zéro, tu le savais ? Et tu lui as donné le sien. Bon dieu, je n’ai pas repensé à cette soirée depuis des années. Nous étions à Abu Dhabi, je crois. On fêtait la fin d’une opération et on était bourrés dans le bar d’un hôtel bling-bling. Il t’a appelé ‘Point Zéro’ comme le point de détonation d’une bombe, parce que tu avais tendance à laisser un sacré bordel derrière toi. C’est devenu Zéro tout court, et c’est resté. Et toi, tu l’appelais…”
Un téléphone sonna, interrompant son récit. Reid jeta instinctivement un coup d’œil à son propre mobile, posé sur la table, s’attendant à voir s’afficher le numéro de la maison ou celui du portable de Maya à l’écran.
“Détends-toi,” dit-elle, “c’est le mien. Je ne vais pas répondre…” Elle regarda son téléphone et leva un sourcil, perplexe. “En fait, c’est le boulot. Juste une seconde.” Elle répondit. “Oui ? Mm-hmm.” Son regard sombre changea de direction et tomba sur celui de Reid. Elle le fixa des yeux, alors que le froncement de ses sourcils augmentait. Ce qu’elle écoutait à l’autre bout de la ligne n’était clairement pas une bonne nouvelle. “Je comprends. D’accord. Merci.” Elle raccrocha.
“Tu as l’air perturbé,” constata-t-il. “Je sais, je sais, tu ne peux pas parler boulot…”
“Il s’est échappé,” murmura-t-elle. “Tu sais, l’assassin de Sion, celui qui était à l’hôpital ? Kent, il s’est enfui il y a moins d’une heure.”
“Rais ?” dit Reid, abasourdi. De la sueur froide perla immédiatement sur ses sourcils. “Comment ?”
“Je n’ai pas les détails,” dit-elle rapidement en remettant son téléphone mobile dans son sac à main. “Je suis vraiment désolée, Kent, mais je dois y aller.”
“Ouais,” murmura-t-il. “Je comprends.” Honnêtement, il se sentait à des kilomètres de cette table intime dans le petit restaurant. L’assassin que Reid avait laissé pour mort, à deux reprises d’ailleurs, était toujours en vie et désormais en cavale.
Maria se leva et, avant de partir, elle posa ses lèvres sur les siennes. “On remet ça très vite, je te le promets. Mais là, tout de suite, le devoir m’appelle.”
“Bien sûr,” répondit-il. “Vas-y et trouve-le. Et Maria ? Sois prudente. Il est dangereux.”
“Moi aussi.” Elle lui fit un clin d’œil et se dépêcha de quitter le restaurant.
Reid resta assis tout seul un long moment. Quand vint la serveuse, il n’entendit même pas ses mots. Il fit juste un vague signe pour indiquer que tout allait bien. Mais c’était loin d’être le cas. Il n’avait même pas ressenti cette tension électrique nostalgique quand Maria l’avait embrassé. Tout ce qu’il ressentait était un nœud d’effroi en train de se former dans son estomac.
L’homme qui croyait que son destin était de tuer Kent Steele venait de s’échapper.
CHAPITRE CINQ
Adrien Cheval était éveillé, malgré l’heure tardive. Assis sur un tabouret dans la cuisine, il fixait sans ciller l’écran d’un ordinateur portable, posé face à lui, en tapant frénétiquement des doigts sur le clavier.
Il s’arrêta assez longtemps pour entendre les bruits de pas feutrés de Claudette qui descendait l’escalier, pieds nus. Leur appartement de Marseille était petit, mais douillet, au fond d’une rue tranquille, à cinq minutes de marche à peine de la mer.
Un instant plus tard, sa silhouette fine et sa chevelure de feu apparurent dans son champ de vision. Elle posa ses mains sur ses épaules, les fit glisser vers le haut, puis descendre le long de sa poitrine, posant sa tête contre son dos. “Mon chéri,” chuchota-t-elle. “Mon amour. Je n’arrive pas à dormir.”
“Moi non plus,” répondit-il doucement en français. “Il y a trop de choses à faire.”
Elle lui mordit doucement le lobe de l’oreille. “Raconte.”
Adrien désigna du doigt son écran, sur lequel s’affichait la structure cyclique de l’ARN à double brin de la variola major : virus connu de la plupart des gens sous le nom de variole. “Cette souche de Sibérie est… c’est incroyable. Je n’ai jamais rien vu de tel. D’après mes calculs, sa virulence serait stupéfiante. Je suis convaincu que seule la période glaciaire l’a empêchée d’éradiquer les débuts de l’humanité il y a des milliers d’années.”
“Un nouveau Déluge.” Claudette poussa un léger soupir dans son oreille. “Combien de temps avant que le virus soit prêt ?”
“Je dois muter la souche, tout en maintenant sa stabilité et sa virilité,” expliqua-t-il. “Pas une tâche facile, mais nécessaire. L’OMS a obtenu des échantillons de ce même virus il y a cinq mois. Il ne fait aucun doute qu’un vaccin a été développé, si ce n’est pas déjà le cas. Notre souche doit être assez unique pour que leurs vaccins soient inefficaces.” Ce processus, connu sous le nom de mutagenèse léthale, manipulait l’ARN des échantillons qu’il avait acquis en Sibérie pour augmenter la virulence et réduire la période d’incubation. Selon ses calculs, Adrien estimait que le taux de mortalité du virus muté de variola major pourrait atteindre le niveau élevé de soixante-dix-huit pourcents, quasiment le triple de la variole sans mutation qui avait été éradiquée en 1980 d’après l’Organisation Mondiale de la Santé.
À son retour de Sibérie, Adrien s’était d’abord rendu à Stockholm et avait utilisé les papiers d’identité de l’étudiant décédé, Renault, pour accéder aux laboratoires afin de s’assurer que les échantillons étaient inactifs pendant qu’il travaillait dessus. Mais il ne pouvait pas traîner là sous une fausse identité, donc il avait volé l’équipement nécessaire et était rentré à Marseille. Il avait établi son laboratoire dans le sous-sol inutilisé de la boutique d’un tailleur, à trois pâtés de maisons de son appartement. Le gentil vieux tailleur pensait qu’Adrien était un généticien qui faisait de la recherche sur l’ADN humain, rien de plus. Par mesure de sécurité, Adrien verrouillait la porte à l’aide d’un cadenas quand il n’était pas là.
“L’Imam Khalil sera ravi,” lui souffla Claudette à l’oreille.
“Oui,” acquiesça doucement Adrien. “Il sera ravi.”
La plupart des femmes ne serait certainement pas emballée à l’idée trouver leur moitié en train de travailler sur une substance aussi volatile qu’une souche très virulente de variole, mais Claudette n’était pas comme la plupart des femmes. Elle était petite, mesurant un mètre soixante-trois, alors qu’Adrien faisait un mètre quatre-vingt-deux. Elle avait les cheveux d’un roux flamboyant et de profonds yeux verts, aussi denses que la jungle, dans lesquels on pouvait percevoir une certaine irascibilité.
Ils s’étaient rencontrés il y a un an à peine, quand Adrien était au plus mal. Il venait juste de se faire renvoyer de l’Université de Stockholm pour avoir tenté d’obtenir des échantillons d’un entérovirus rare, le même virus qui avait pris la vie de sa mère quelques semaines auparavant. À l’époque, Adrien avait décidé de développer un remède, il en était même obsédé, afin que personne d’autre ne souffre comme elle avait souffert. Mais des professeurs de l’université l’avaient découvert et il avait été renvoyé sur le champ.
Claudette l’avait trouvé dans une allée, allongé dans une flaque de désolation composée de son propre vomi, à moitié conscient à cause d’un excès d’alcool. Elle l’avait ramené chez elle, l’avait nettoyé et lui avait donné de l’eau. Le lendemain matin Adrien avait trouvé cette magnifique femme au chevet de son lit, en s’éveillant. Elle lui avait souri et lui avait dit “Je sais exactement ce dont tu as besoin.”
Il pivota sur son tabouret de cuisine pour lui faire face, et fit courir ses mains le long de son dos. Même assis, il était presque aussi grand qu’elle. “C’est intéressant que tu mentionnes le Déluge,” observa-t-il. “Tu sais, il y a des spécialistes qui affirment que si le Grand Déluge s’est réellement produit, il a certainement eu lieu il y a environ sept à huit mille ans… à peu près à la même époque que cette souche. Peut-être que le Déluge était une métaphore et que c’est ce virus qui a nettoyé le monde de ses démons.”
Claudette prit un ton taquin. “Je vois bien tes efforts permanents pour mélanger science et spiritualité.” Elle prit gentiment son visage dans ses mains et lui embrassa le front. “Mais tu ne comprends toujours pas que, parfois, la foi est tout ce dont tu as besoin.”
La foi est tout ce dont tu as besoin. Voilà ce qu’elle lui avait prescrit il y a un an, quand il s’était réveillé de son affreuse cuite. Elle l’avait ramené chez elle et lui avait permis de rester dans son appartement, celui-là même qu’ils occupaient toujours à présent. Adrien ne croyait pas au coup de foudre avant de rencontrer Claudette, mais force était de constatait qu’elle influençait de bien des manières sa façon de penser. Pendant quelques mois, elle lui présenta les principes de l’Imam Khalil, un saint islamique originaire de Syrie. Khalil ne se considérait ni comme un sunnite, ni comme un chiite, mais simplement comme un fidèle de Dieu, permettant même aux adeptes de sa petite secte de l’appeler par n’importe quel nom de leur choix, étant donné que Khalil estimait que la relation de chaque individu par rapport à son créateur était strictement personnelle. Pour Khalil, le nom de ce dieu était Allah.
“Viens te coucher,” lui dit Claudette, caressant sa joue de la main. “Il faut que tu te reposes. Mais d’abord… as-tu préparé l’échantillon ?”
“L’échantillon.” Adrien acquiesça. “Oui, je l’ai.”
Il n’y avait qu’un seul minuscule flacon, à peine plus large qu’un pouce, contenant le virus actif, emprisonné hermétiquement dans le verre et niché entre deux cubes de mousse, eux-mêmes à l’intérieur de la boîte en acier inoxydable avec le sigle du danger biologique dessus. Cette boîte se trouvait bien en évidence sur le comptoir de leur cuisine.
“Bien,” dit Claudette d’une voix câline. “Parce que nous allons avoir de la visite.”
“Ce soir ?” Les mains d’Adrien tombèrent du dos de Claudette. Il n’aurait pas cru que ça puisse arriver si tôt. “À cette heure ?” Il était presque deux heures du matin.
“À tout moment,” dit-elle. “Nous avons fait une promesse, mon amour, et nous devons la tenir.”
“Oui,” murmura Adrien. Elle avait raison, comme toujours. Les vœux ne doivent pas être brisés. “Bien sûr.”
Brusquement, de lourds coups frappés à la porte de leur appartement les firent sursauter.
Claudette se dirigea rapidement vers la porte, laissant la chaîne du verrou enclenchée et ouvrant seulement de quelques centimètres à peine. Adrien la suivit, regardant par-dessus son épaule. Il vit deux hommes de l’autre côté de la porte. Aucun d’entre eux n’avait un visage amical. Il ne connaissait pas leurs noms et parlait d’eux en disant seulement “les arabes”, alors qu’ils auraient, autant qu’il sache, tout aussi bien pu être kurdes ou même turkmènes.
L’un d’eux parla d’une voix rapide à Claudette en arabe. Adrien ne comprit rien du tout. Au mieux, son arabe était rudimentaire, se limitant à quelques phrases que Claudette lui avait enseignées. Mais elle acquiesça d’un signe de tête, fit glisser la chaînette et les invita à entrer.
Ils étaient tous deux relativement jeunes, trente-cinq ans environ, et arboraient de longues barbes noires sur leurs joues couleur moka. Leur look était européen : jeans, tee-shirts et vestes légères pour affronter l’air frais de la nuit. L’Imam Khalil n’exigeait pas d’accoutrement religieux ni de vêtements spécifiques à ses disciples. En fait, depuis qu’ils avaient quitté la Syrie, il préférait que ses hommes se fondent dans la masse autant que possible, pour des raisons qui semblaient évidentes à Adrien, sachant ce que les deux hommes venaient se procurer ici.
“Cheval.” L’un des syriens fit un signe de tête presque révérencieux à Adrien. “Avancer ? Dis-nous.” Il parlait dans un français extrêmement basique.
“Avancer ?” répéta Adrien, confus.
“Je pense qu’il demande si tu as progressé,” expliqua gentiment Claudette.
Adrien esquissa un sourire moqueur. “Son français est pourri.”
“Tout comme ton arabe,” rétorqua Claudette.
Bien envoyé, pensa Adrien. “Dis-lui que le processus prend du temps, que c’est méticuleux et qu’il faut de la patience. Mais les choses avancent bien.”
Claudette relaya le message en arabe et les deux hommes firent un signe de tête en guise d’approbation.
“Petit morceau ?” demanda le deuxième homme. On aurait dit qu’ils faisaient l’effort d’essayer de parler français pour lui.
“Ils sont venus pour l’échantillon,” dit Claudette à Adrien, même s’il avait deviné le sens de ces deux mots, étant donné le contexte. “Tu veux bien leur donner ?” Il était évident pour lui que Claudette n’avait aucune envie de toucher le dangereux récipient, scellé ou pas.
Adrien acquiesça, mais ne bougea pas. “Demande-leur pourquoi Khalil n’est pas venu lui-même.”
Claudette se mordit la lèvre et lui toucha gentiment le bras. “Chéri,” dit-elle à voix basse, “Je suis sûre qu’il est occupé ailleurs…”
“Qu’est-ce qui pourrait bien être plus important que ça ?” insista Adrien. Il s’était vraiment attendu à voir l’Imam.
Claudette posa la question en arabe. Les deux syriens froncèrent les sourcils et se regardèrent l’un l’autre avant de répondre.
“Ils m’ont répondu qu’il rend visite à des infirmes ce soir,” dit Claudette en français à Adrien, “afin de prier pour leur libération de ce monde physique.”
Un souvenir traversa l’esprit d’Adrien : sa mère, seulement quelques jours avant sa mort, étendue dans son lit les yeux ouverts, mais hagards. Elle était à peine consciente à cause des médicaments sans lesquels elle aurait vécu un enfer permanent. Toutefois, avec eux, elle était pratiquement comateuse. Dans les semaines qui avaient précédé son décès, elle n’avait plus conscience du monde autour d’elle. Il avait souvent prié pour sa guérison, assis à son chevet. Pourtant, vers la fin, ses prières avaient changé et il s’était retrouvé à souhaiter que sa fin soit rapide et sans douleur.
“Qu’est-ce qu’il va faire avec ?” demanda Adrien. “Avec l’échantillon.”
“Il va s’assurer que ta mutation fonctionne,” répondit simplement Claudette. “Tu le sais bien.”
“Oui, mais…” Adrien s’interrompit. Il savait que ce n’était pas son rôle de questionner les intentions de l’Imam mais, soudain, il avait un besoin urgent de savoir. “Va-t-il le tester de façon privée ? Dans un lieu reculé ? Il est important de ne pas dévoiler notre jeu trop tôt. Le reste du lot n’est pas prêt…”
Claudette s’adressa brièvement aux deux syriens, puis elle attrapa Adrien par la main et l’entraîna dans la cuisine. “Mon amour,” dit-elle à voix basse, “je sens que tu as des doutes. Dis-moi ce qui se passe.”
Adrien soupira. “En effet,” admit-il. “C’est le seul minuscule échantillon, même pas aussi stable que vont l’être les autres. Et si ça ne marche pas ?”
“Ça va marcher.” Claudette passa ses bras autour de lui. “J’ai totalement confiance en toi, et l’Imam Khalil aussi. On t’a donné cette opportunité. Tu es béni, Adrien.”