Luke avait connu beaucoup de gars comme lui. En fait, il en avait assommé quelques-uns.
— Je vais supposer que vous ne connaissez ni l’un ni l’autre le sujet ou notre tâche actuels, dit Trudy. Cela pourra faire durer cette conversation plus longtemps qu’il ne le faudrait, mais le but est d’être sûrs qu’on se comprenne tous. D’accord ?
— Bien, dit Don.
— Pas de problème pour moi, dit Luke.
Elle hocha la tête.
— Commençons, dans ce cas. L’homme que vous voyez sur l’écran est l’ex-Sergent Edwin Lee Parr du Corps des Marines. Il a trente-sept ans et a grandi dans le Kentucky, au sud de Lexington. Ce vétéran a combattu lors des deux invasions de Panama en 1989 et pendant la Guerre du Golfe. Il a aussi été déployé pour assurer la paix à la fin de la Guerre du Kosovo. Il a reçu un Purple Heart et une Bronze Star pour ses services méritoires pendant l’invasion du Panama. Il a bénéficié d’une libération honorable en décembre 1999, après douze ans de service.
— Parr est rentré au pays et y a travaillé un peu partout dans le domaine de la sécurité pendant un an et demi. Il avait un permis de port d’arme dissimulée et a été principalement garde-du-corps, surtout pour les hommes d’affaires, souvent pour les diamantaires. Il a travaillé pour une entreprise du nom de White Knight Security et a fait la navette entre New York, Miami, Chicago, Los Angeles et San Francisco. Nous avons aussi la preuve qu’il s’est rendu à Tokyo, à Hong Kong et à Londres, mais nous ne savons pas comment les réglementations des armes à feu ont joué dans ces cas-là.
Luke regarda l’homme en colère dans le blanc des yeux. Ce travail n’avait pas l’air si mal pour un ancien combattant. Peu d’action, mais beaucoup de mouvement. Cela pourrait même plaire à un homme comme …
— Puis il y a eu le 11 septembre, dit Trudy.
— S’est-il rengagé ? dit Luke.
Elle secoua la tête.
— Non. En peu de temps, il y a eu une demande énorme de contractuels militaires expérimentés. White Knight Security a créé une division entièrement nouvelle, qu’elle a appelé White Knight Consultants. Edwin Parr a été un de leurs premiers experts en zones de combat. Il a été en Afghanistan et, maintenant, cela fait vingt-cinq mois de suite qu’il est en Irak.
Luke commençait à se demander quand elle allait en venir au fait. Edwin Lee Parr se trouvait en zone de combat, y faisait presque tout ce qu’il voulait en étant très peu contrôlé et gagnait dix fois plus qu’un soldat normal. Cette idée irritait Luke, pour le dire gentiment.
— Vingt-cinq mois ? dit Luke. Que fait-il là-bas ? Je veux dire, mis à part remplir son compte en banque ?
— Edwin Parr semble avoir versé dans la délinquance, dit Trudy.
Elle s’interrompit et détourna momentanément les yeux du clavier et de la souris.
— Les prochaines images sont violentes.
Luke la regarda fixement.
— Je pense que ça n’aura rien d’un problème, dit Don.
Trudy hocha la tête.
— Parr a été licencié par White Knight il y a quatre mois, alors qu’il avait travaillé cinq ans pour eux. Les dirigeants de White Knight disent ne pas être au courant de ses activités et ne pas savoir où il est. Ils déclinent toute responsabilité pour ses actions.
Une nouvelle image apparut sur l’écran. Elle montrait peut-être une douzaine de corps qui gisaient sur une sorte de place de marché. On reconnaissait tout juste qu’il s’agissait de corps humains, car ils avaient été déchiquetés par une bombe ou par une sorte d’arme à répétition à calibre élevé.
— Parr opère dans l’Irak du nord-ouest, dans ce que l’on appelle le triangle sunnite, hors de portée des troupes de la coalition. Au plus douze contractuels passés ou peut-être présents opèrent avec lui, ainsi que, pensons-nous, un ou deux déserteurs du Corps des Marines. On pense que c’est lui qui a ordonné le massacre de civils qui a eu lieu dans ce marché en plein air de Falloujah. On pense que cette photo a été prise suite au massacre. Pas moins de quarante personnes ont dû mourir dans cette attaque.
Luke était intéressé.
— Pourquoi ferait-il ça ?
Une nouvelle image apparut sur l’écran. Elle montrait deux torses brûlés et sans tête pendus à un pont.
— Les corps que vous voyez ici ont été identifiés comme étant les restes des ex-contractuels militaires américains Thomas Calence, trente-et-un ans, et Vladimir Garcia, trente-neuf ans. Leur jeep a été attaquée par des insurgés sunnites. Ils ont été capturés, décapités et brûlés. Quand c’est arrivé, aucun de ces deux hommes n’était engagé comme contractuel militaire. Le massacre perpétré dans l’image précédente semble avoir été une vengeance pour la mort de Calence et de Garcia dans le cadre d’une série toujours plus violentes d’attaques de représailles. Calence et Garcia avaient opéré avec Parr.
— Que faisaient-ils ? dit Luke.
Une nouvelle image apparut. C’était une carte de ce que l’on appelait le triangle sunnite.
— Le triangle sunnite était le bastion de Saddam Hussein en Irak. Le sud du pays est essentiellement chiite et Saddam a fait tout son possible pour éliminer les chiites, notamment par de nombreux massacres. Le nord est essentiellement kurde et, si cela se trouve, les Kurdes ont été traités encore plus cruellement que les chiites. Cependant, dans le centre du nord et dans le nord-ouest, l’Irak est sunnite. Saddam est né là et les gens de cette région lui sont fidèles. L’armée américaine a eu beaucoup de mal à pacifier cette région, dont la plus grande partie est encore inaccessible. Nous pensons que Parr opère là-bas parce que c’est là que l’essentiel des richesses de Saddam sont cachées.
— Il semble que Parr ait systématiquement découvert des caches secrètes d’argent, d’armes, de diamants, d’or et d’autres métaux précieux ainsi que de voitures de luxe. Il trouve tout ça en torturant et en assassinant les anciens lieutenants de Saddam et en intimidant la population locale. Cette population déteste Parr et essaie activement de le tuer.
— Cependant, Parr a constitué une petite armée d’hommes coriaces : des consultants militaires, dont plusieurs sont des ex-agents spéciaux, et, comme je l’ai déjà indiqué, peut-être deux déserteurs du Corps des Marines. Tout ses hommes ont l’habitude de se battre et Parr leur verse beaucoup d’argent tant qu’ils ne meurent pas. D’ailleurs, ils prennent des mesures de plus en plus extrêmes pour survivre. Actuellement, ils kidnappent des femmes et des filles dans les tribus locales. Nous pensons qu’ils s’en servent comme bouclier humain. Il est aussi possible qu’ils en vendent quelques-unes à Al-Qaïda et à des hommes des tribus chiites du sud.
Trudy s’interrompit.
— Il dévalise les trésors enfouis de Saddam aussi vite que possible et ne permet à personne de s’opposer à lui.
— Quel est notre rôle dans cette affaire ? dit Luke.
Don haussa les épaules.
— Nous sommes le FBI, mon garçon. Nous allons partir là-bas, sauver toutes les personnes qui sont détenues contre leur volonté et arrêter Edwin Lee Parr pour kidnapping et pour assassinat.
— L’arrêter ? dit Luke. Pour assassinat ? Dans une zone de guerre où des centaines de milliers de gens ont déjà péri ?
Il réfléchit à la question pendant une minute.
Don hocha la tête.
— C’est ça. Ensuite, nous allons le ramener ici, le juger et l’emprisonner. Ce Parr est répugnant et il faut faire le ménage. C’est un assassin, un menteur et un voleur. Il est hors d’atteinte par qui que ce soit, personne ne le commande et il fait sa loi. Il commet des atrocités que les Irakiens reprochent aux Américains. S’il continue, il va causer un incident international qui entachera tous nos efforts en Irak, en Afghanistan et dans le monde entier.
Luke inspira profondément.
— Selon vous, comment va-t-on procéder ?
Don et Trudy le regardaient fixement.
Trudy prit la parole.
— Si vous prenez cette affaire, la CIA vous fournira une identité. Vous serez un contractuel militaire en cours de corruption, dit-elle. Avec un acolyte, vous irez seuls dans le triangle sunnite, vous trouverez le quartier général de Parr en vérifiant une demi-douzaine de lieux soupçonnés, vous infiltrerez son équipe, vous l’arrêterez puis vous demanderez une extraction par hélicoptère.
Luke grogna. Il rit presque. Il regarda la jeune et jolie Trudy, diplômée d’une université d’élite de la côte est. Pour une raison quelconque, il se concentra sur ses mains. Elles étaient minuscules, immaculées, belles, même. Il doutait qu’elles aient jamais tenu une arme. On aurait dit qu’elles n’avaient jamais rien soulevé de plus lourd qu’un crayon et qu’elles n’avaient jamais été salies par la terre de toute leur vie. Les mains de Trudy auraient dû figurer dans une publicité pour Palmolive. Elles auraient dû avoir leur propre émission de télévision.
— Ça a l’air pas mal, dit-il. C’est vous qui avez trouvé ça ? Je peux vous dire que ma dernière extraction par hélicoptère s’est très bien déroulée. Mon meilleur ami est mort, mon commandant est mort, presque tous les autres sont morts, en fait. Les seuls qui ne sont pas morts, c’est moi, un gars qui a perdu la tête et un autre qui a perdu les deux jambes, la tête et, vous savez, sa capacité à …
Luke ne finit pas sa phrase. Il ne voulait pas la finir.
— Ce gars refuse de me parler parce qu’il m’a demandé de le tuer et que j’ai refusé.
Trudy regardait fixement Luke de ses grands, beaux yeux. Les lunettes les faisaient paraître plus gros qu’ils n’étaient vraiment. En ce moment, elle ressemblait à une scientifique qui examinait un insecte au microscope.
— C’est gênant, dit-elle.
— C’est de l’histoire ancienne, dit Don. Soit on reprend les rênes, soit on ne les reprend pas.
Luke hocha la tête et leva les mains.
— Je sais. Je suis désolé. Je sais, OK ? Donc, disons que j’accepte. Et si Parr ne veut pas me suivre gentiment ? Et s’il n’a pas vraiment envie de passer le reste de sa vie en prison ?
Don haussa les épaules.
— S’il résiste à son arrestation, alors, tu mets fin à son commandement et à la capacité d’opération de son groupe par tous les moyens dont tu disposes à ce moment.
— Vous comprenez que nous parlons d’Américains ? dit Luke.
Ils le regardèrent tous les deux. Aucun d’eux ne répondit. Un long moment s’écoula. C’était une question idiote. Bien sûr, qu’ils le comprenaient.
— Veux-tu effectuer cette mission ? dit Don.
Luke réfléchit une minute avant de parler. Voulait-il de cette mission ? Bien sûr qu’il en voulait. Avait-il le choix ? Que pouvait-il faire d’autre ? Rester assis dans cet immeuble de bureaux et devenir fou ? Rester ici à refuser les missions jusqu’à ce que Don finisse par comprendre le message et le laisse partir ? C’était pour ce genre de mission qu’on l’avait embauché. Par rapport à ce qu’il avait fait avant, c’était même une petite mission. C’était quasiment un week-end de vacances.
Une image de Rebecca dans le chalet de sa famille lui vint en tête. Elle était maintenant très proche de l’accouchement. Son fils allait bientôt naître. Malgré ce travail de bureau, malgré les longs trajets pour aller au travail, malgré son absence cinq jours par semaine, le dernier mois était un des plus heureux qu’ils aient jamais vécus.
Qu’est-ce que Becca allait penser de ça ?
— Luke ? dit Don.
Luke hocha la tête.
— Oui. Je veux cette mission.
CHAPITRE SEPT
18 h 15, Heure Avancée de l’Est
Comté de Queen Anne, Maryland, côte est de la baie de Chesapeake
— Tu as l’air belle, dit Luke.
Il venait d’arriver. Il s’était vite enlevé sa chemise et sa cravate et s’était mis un jean et un tee-shirt dès qu’il avait passé la porte. Maintenant, il avait une canette de bière en main. La bière était très froide et délicieuse.
Il y avait eu une circulation démente. De DC, le trajet durait une heure et demie. Il fallait franchir le Pont de la Baie de Chesapeake pour arriver sur la rive est, mais cela ne comptait plus parce que, maintenant, il était arrivé.
Luke et Becca séjournaient dans le chalet de la famille de Becca dans le Comté de Queen Anne. Situé sur un petit promontoire juste au-dessus de la baie, le chalet était ancien et rustique. Il avait deux niveaux. Il était tout en bois et, où qu’on marche, il grinçait constamment. Il y avait une véranda avec paravent face à l’eau et une porte de cuisine qui se refermait en claquant avec enthousiasme.
Le mobilier du salon remontait à plusieurs générations. Les lits étaient de vieux squelettes en métal sur ressorts ; le lit de la chambre principale était presque assez long, mais pas tout à fait, pour que Luke y puisse y dormir confortablement. La chose la plus solide de la maison était de loin la cheminée de pierre qu’il y avait dans le salon. C’était presque comme si cette bonne vieille cheminée avait déjà été là et qu’un constructeur doté d’un certain sens de l’humour avait érigé une cabane en bardeaux tout autour.
À entendre raconter cette histoire, la maison devait être dans la famille depuis cent ans Certains des souvenirs les plus anciens de Becca étaient liés à cette maison.
C’était vraiment un bel endroit. Luke l’adorait.
Assis dans le patio arrière, en fin d’après-midi, ils regardaient le soleil descendre lentement sur l’immensité de l’eau. Comme c’était un jour venteux, il y avait des voiles blanches partout dehors. Luke aurait presque voulu que ce moment dure indéfiniment et rester là pour toujours. Le décor était superbe et Becca avait vraiment l’air belle. Luke ne lui avait pas menti sur ce sujet.
Elle était aussi belle que jamais et presque aussi menue. Leur fils était un ballon de basket qu’elle cachait sous son chemisier. Elle avait passé une partie de l’après-midi à travailler un peu dans son jardin et elle était un peu rouge et en sueur. Elle portait un grand chapeau mou pour se protéger du soleil et elle buvait un grand verre d’eau glacée.
Elle sourit.
— Tu as l’air beau, toi aussi.
Il y eut un long moment de silence entre eux.
— Comment s’est déroulée ta journée ? dit-elle.
Luke prit une autre gorgée de sa bière. Il pensait que, quand les ennuis approchaient, il fallait les affronter directement. En général, il n’aimait pas y aller par quatre chemins et Becca méritait de tout savoir immédiatement.
— Eh bien, elle a été différente. Don recrute et il m’a confié un projet aujourd’hui.
— Eh bien, c’est une bonne chose, dit Becca. C’est une bonne nouvelle, n’est-ce pas ? Ça te fait de quoi t’occuper. Je sais que ton travail t’ennuie un peu ces temps-ci et que tes trajets te contrarient.
Luke hocha la tête.
— Oui, c’est une bonne nouvelle. Ça pourrait l’être. C’est une mission de police, pourrait-on dire. Nous sommes le FBI, n’est-ce pas ? C’est ce que nous faisons. L’inconvénient, c’est que, si je prends la mission, et je n’ai pas vraiment le choix puisque c’est mon travail, alors, il faudra que je quitte la ville pendant quelques jours.
Luke entendait qu’il hésitait et il n’aimait pas ça. Quitter la ville ? Il plaisantait, ou quoi ? Don ne l’envoyait pas à Pittsburgh.
Alors, Becca sirota son eau. Ses yeux le regardaient par-dessus le haut du verre. C’étaient des yeux méfiants.
— Où dois-tu aller ?
Et voilà. Autant le dire dès maintenant.
— En Irak.
Les épaules de Rebecca s’effondrèrent.
— Oh, Luke, allez.
Elle soupira lourdement.
— Il veut que tu ailles en Irak ? Tu reviens d’Afghanistan, où tu t’es presque fait tuer. Ne comprend-il pas que nous allons avoir un bébé ? Je veux dire, il le sait, n’est-ce pas ?
Luke hocha la tête.
— Il t’a vue, chérie. Tu te souviens ? Il t’a emmenée me voir.
— Dans ce cas, comment peut-il même l’envisager ? J’espère que tu lui as dit non.