Zoe acquiesça. Ce genre de reportage pouvait déclencher l’hystérie et contribuer à entraver l’affaire. Cela pouvait également faire diffuser les nouvelles plus loin – et cela voulait dire faire face à encore plus de presse nationale, voire même internationale. Les agents FBI avaient l’habitude d’être confrontés avec des situations très stressantes, mais cela ne voulait pas dire qu’elles étaient désirées. En particulier par Zoe, qui aurait compté les microphones et étudié les longueurs des câbles des caméras de télévision plutôt que de se concentrer sur son discours lors de la conférence de presse.
« Vu votre retard… » continua Maitland. Zoe sentit sa bouche s’ouvrir, prête à protester, mais elle la referma bien serrée. Elle s’était organisée pour prendre cette matinée pour son brunch, récupérant ainsi un peu de ses nombreuses heures supplémentaires de travail non-payées. Elle n’était pratiquement pas en retard. Mais on ne se disputait pas avec l’Agent Spécial Responsable du Bâtiment J. Edgar Hoover. « J’ai déjà débriefé votre partenaire. Je vais la laisser vous donner les détails. Étant donné votre inclination pour les mathématiques, nous avons considéré que cette affaire correspondra à vos aptitudes. Ne me décevez pas. »
Maitland quitta la pièce d’un pas altier, sans se retourner. Tandis qu’il sortait de la salle, Zoe constata que sa main s’égarait immédiatement vers sa poche et elle comprit que la bosse de trois millimètres d’épaisseur devait être un portable. C’était quelqu’un de très occupé, avec beaucoup d’appels à passer et d’autres instructions à donner. Il était peu probable qu’elles allaient le voir beaucoup avant la clôture de l’affaire – sauf si elles foiraient, auquel cas il était susceptible de débouler avec l’effet d’une tonne de briques.
Étant donné les mensurations de Maitland, et sachant qu’une tonne correspond à mille kilos, il n’équivalait pas réellement à une tonne de briques. Plutôt un dixième de cette valeur.
« Deux victimes, » dit Shelley, attirant l’attention de Zoe sans aucune formule de politesse banale pour démarrer la conversation. Elle commençait à mieux connaître Zoe et elle dut se rendre compte que, jusqu’à présent, ce genre de commentaires n’avait aucun impact positif sur leur relation. Zoe avait remarqué une baisse du bavardage d’au moins soixante-dix pour cent depuis qu’elles avaient commencé à travailler ensemble. « Les deux victimes dans notre propre jardin. La zone métropolitaine de DC.
– J’espère qu’aucune des deux victimes n’a été retrouvée littéralement dans nos jardins. En tant qu’agents fédéraux, tu penses qu’on s’en serait rendu compte. »
Une étincelle éclaira les yeux de Shelley alors qu’elle donnait un petit coup de coude à Zoe. « C’était une vraie blague ça ? Qu’y a-t-il dans ce café ?
– J’ai vu une ancienne amie ce matin. Je pense que ça m’a mise de bonne humeur.
– Alors je regrette de la briser. » Shelley lui indiqua les dossiers des deux victimes, soigneusement disposés et délibérément séparés. « C’est la première victime, il y a de cela une semaine environ. C’était un jeune étudiant retrouvé sur le terrain du campus de Georgetown. Sa tête a été défoncée avec un objet lourd – les médecins-légaux disent que c’était probablement un bâton.
– Six jours, murmura Zoe, son regard parcourant le dossier. Elle prit ses informations : taille un mètre quatre-vingt-trois, quatre-vingt-un kilos, vingt-trois ans.
« Oui, pardon. » De toute évidence, Shelley avait encore du mal avec les exigences de précision que Zoe attendait, même si elles se comprenaient facilement à d’autres égards. « La seconde victime a été retrouvée hier soir. Un professeur d’Anglais de Georgetown, sa tête fracassée à plusieurs reprises contre le côté de sa voiture jusqu’à ce que des dommages crâniens irrémédiables lui furent infligés.
– L’Université est un lien.
– Non seulement. » Shelley fouilla les photos et en sortit des clichés pris en plongée et qui montraient entièrement la scène du crime. « Tous les deux ont eu leurs chemises déchirées – et je veux dire, déchirées avec une certaine violence. Il semblerait que le fait de tuer n’était pas suffisant pour rassasier la rage du criminel. Ensuite il y a ces… bref, regarde toi-même. »
Zoe arracha presque les photos des mains de Shelley. Elle avait déjà commencé à reconnaitre la forme des marques gribouillées sur les torses des deux hommes, et un examen plus attentif le confirma. Les deux avaient été ornés d’équations mathématiques complexes – tellement complexes que Zoe tira une chaise et s’affala dessus sans les quitter des yeux.
« A-t-on montré cela à des témoins éventuels ? Amis, membres du corps professoral, étudiants ?
– En ce qui concerne la première victime, oui. La police locale a montré la photo. Fortement recadrée sur l’équation uniquement, bien sûr. Ils viennent de finir de faire circuler l’autre cliché ce matin, mais on peut encore trouver quelques pistes, je suppose.
– Et ? »
Shelley haussa les épaules. « Personne ne sait ce que ça veut dire. »
Zoe savait très bien que le département de mathématiques de Georgetown était un vivier de professionnels et si ceux-ci n’étaient pas capable de la déchiffrer, alors il s’agissait d’une équation sérieuse. « On dirait des mathématiques quantiques.
– C’est ce qu’une partie des professeurs a dit. Mais ils ne se rappellent pas l’avoir vue avant, ni avoir travaillé avec. »
Zoe continua à fixer l’équation, son cerveau bouillonnant devant les symboles complexes, les chiffres et les lettres, essayant de trouver au moins une entrée dans le schéma. « Quelles autres pistes avons-nous ? »
Shelley passa au crible encore quelques pages. « Je me suis arrêtée là quand tu es arrivée. Attends… les colocs et amis de l’étudiant ont tous été interrogés, ainsi que sa famille et le personnel enseignant. Il a été retrouvé dans un endroit du campus qui n’était pas surveillé par les caméras, pile dans un angle mort.
– Pratique, » dit Zoe en soupirant. Elle souhaitait qu’au moins une fois, ils tombent sur une affaire commise au vu et au su de témoins ou enregistrée par une caméra. Évidemment, on n’appelait pas le FBI pour celles qui étaient faciles à résoudre.
« Quant au professeur, il parait qu’il y avait des caméras seulement à l’entrée du parking. Tellement de gens y entrent et en sortent durant la journée, et on n’a aucun visuel sur l’une des sorties piétons. Rien de suspect enregistré par la caméra.
– Absolument aucune piste, » nota Zoe, appuyant son menton dans la paume de sa main tandis qu’elle analysait l’équation pour la énième fois. Lentement, rapidement, cela ne changeait rien. L’équation ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait déjà vu. Bien au-dessus du niveau qu’elle avait étudié pendant ses années de fac.
Elle passa à l’autre, celle du professeur. C’était pareil. Que signifiait tout cela ?
« Que veux-tu faire d’abord ? » demanda Shelley, en achevant sa propre analyse des dossiers.
« Attends une seconde. » Zoe n’avait même pas pris soin de vérifier les renseignements sur la deuxième victime, mais il restait encore du temps pour cela. Elle sortit son calepin et son stylo et commença à écrire, griffonnant des marques rapides et nettes sur la page tandis qu’elle commençait à esquisser une analyse préliminaire. Des lettres grecques, des traits, des crochets, des triangles inversés – tous les symboles des mathématiques quantiques avaient un sens équivalent qui pouvait révéler un chiffre. M divisé par t” moins t’, un divisé par s’, puis additionné à un divisé par s”, et ainsi de suite, afin de retrouver la valeur de B
1
Les corrélations démarrèrent assez facilement. Si la valeur de M était égale à la valeur de r’, alors les deux premières lignes de l’équations auraient du sens ; mais la troisième ligne perturbait le tout et semblait donner une toute autre valeur à M. D’accord ; elle le fit d’une autre façon. Peut-être que M était effectivement le double de la valeur de r’, ce qui avait encore assez de sens dans ce cas et faisait marcher la troisième ligne – mais dès la sixième ligne, la valeur de M devait atteindre zéro et ici, encore une fois, cela n’avait plus de sens.
Quand Zoe leva de nouveaux ses yeux, elle n’eut aucune d’idée du temps passé. À un moment, Shelley avait dû s’assoir devant elle et balayait quelque chose sur l’écran de son portable.
« Ça n’a pas de sens, » annonça Zoe.
Shelley leva la tête, haussant un sourcil soigneusement dessiné. « Tu n’y arrives pas ? »
Les lèvres de Zoe se pincèrent avant de se résoudre à l’admettre. « Je n’y arrive pas encore, » dit-elle. « On manque peut-être d’indices. C’est tout ce qu’on a ? Il n’y avait rien d’écrit sur leur dos ou sur leurs bras, ou quelque part ailleurs ?
– Je n’en sais pas plus que toi, » dit Shelley. « Je me suis renseignée sur le prof. Rien ne ressort de son passé académique, ni de ce que j’ai pu voir de la vie personnelle qu’il s’était construite en ligne.
– Revérifie les photos, » suggéra Zoe tout en lui en passant un paquet et en prenant elle-même quelques-unes. Elle se pencha sur toutes les détails des clichés, ses yeux analysant les angles des os, le degré de torsion d’une jambe lors de la mort, la longueur des déchirures de leur chemise contre la résistance du tissu et de la couture. Elle ne trouva aucune connexion nulle part. Ni dans leur taille, ni dans leur poids, ni dans leur âge – et aucune indication que de l’encre avait été tailladée ailleurs sur leur peau.
Ce qui était inquiétant, bien sûr, fut le fait que plus on avait d’informations, plus les schémas mathématiques devenaient facilement prédictibles. Deux chiffres pouvaient sembler sans rapport, avec un nombre de possibilités entre eux, trop pour se décider sur une piste définitive. Trois nombres, et bien, cela pourrait en rendre un autre plus compréhensible, démarrer une formule. Mais cela nécessitait encore un meurtre.
Et elles n’en voulaient certainement pas d’autre.
« Je n’ai rien, » dit Shelley, secouant la tête.
« On échange, » suggéra Zoe en passant son paquet de photos à Shelley et prenant le sien à la place. « La seule chose de remarquable est l’angle de l’impact à la tête de la première victime. L’agresseur était un peu plus petit, peut-être un mètre soixante-quinze. »
Et puis, c’était pareil. Le même vide frustrant. Aucune trace d’encre sur les vêtements, aucune suite des chiffres en-dessous du tissu, rien à proximité. Les places de parking n’étaient pas numérotées et il n’y avait pas de numérotation non plus ni sur les murs, ni sur les piliers en béton qui soutenaient le plafond, ni sur l’herbe près de laquelle l’étudiant avait été retrouvé.
Rien.
Zoe renonça, secouant sa tête. « J’ai besoin de voir le corps du professeur, » dit-elle. « C’est la seule manière de trouver quelque chose d’autre en dehors de ce que nous avons déjà appris des photos.
– Parfait, » dit Shelley. C’était possible qu’elle fût sarcastique ; Zoe avait toujours du mal à faire la distinction. « Alors, allons jeter un coup d’œil de plus près sur un mec mort. »
CHAPITRE QUATRE
Zoe tapota ses doigts sur le volant, jetant un coup d’œil vers Shelley alors qu’elles se dirigeaient vers le coroner du coin. Il y avait quelque chose au sujet de cette affaire qui la dérangeait déjà et il fallait qu’elle exprime les doutes qui s’immisçaient dans sa tête avant qu’ils ne deviennent obsessionnels. « C’est drôle que Maitland ait su que je voudrais travailler sur une affaire liée aux maths. Je ne lui ai jamais raconté que j’aimais travailler avec des chiffres. »
Shelley s’éclaircit légèrement la gorge, évitant de croiser le regard de Zoe. « Eh bien, je nous ai proposées pour celle-ci. J’en ai juste entendu parler, et le chef a été d’accord que nous nous en occupions. »
Zoe digéra la nouvelle un instant. D’habitude, elle n’obtenait pas de son boss des choses seulement parce qu’elle les demandait. « Juste comme ça ? Tu n’as pas eu à le convaincre ? »
Shelley enroula autour de ses doigts le sautoir qu’elle portait, encore et encore, une flèche en or décorée d’un diamant qu’elle avait héritée de sa grand-mère. « Je lui ai dit que, comme tu étais très douée en mathématiques, on pourrait profiter d’un meilleur départ que personne d’autre. »
Zoe résista à l’envie de piler et maintint la voiture stable et fluide. Elle se concentra sur la route jusqu’à ce que le bouillonnement dans sa tête s’estompât, et elle parla distinctement et calmement. « Tu as dit que j’étais douée en math ?
– C’est tout ce que j’ai dit, je te jure. Je ne lui ai pas dit la vérité. Je ne lui ai pas parlé de, tu sais, ce que tu peux faire. »
Shelley sembla désolée, mais cela ne suffit pas pour faire disparaître le grondement dans les oreilles de Zoe. Douée en math. C’était proche de la vérité, trop proche pour se sentir à l’aise. C’était presqu’un aveu.
Elle s’était peut-être gravement trompée en faisant confiance à Shelley de ne pas divulguer son secret. Mais sa partenaire avait juré maintes fois qu’elle n’allait jamais le révéler à qui que ce soit sans l’accord de Zoe. Même si techniquement, elle ne l’avait encore jamais fait, c’était risqué. Trop risqué.
« Écoute, ce n’est pas grave, n’est-ce pas ? » demanda Shelley. Sa voix prit un ton plus élevé maintenant. « Je suis vraiment désolée si tu ne voulais pas que je dise cela, mais ce n’est qu’un petit détail de ce que sont les choses. Pas toute la situation. Et tu sais ? N’importe qui peut être doué en math. Ça ne te rend pas si différente que ça. »
Zoe grinça ses dents et resserra ses doigts autour du volant, tellement fort que le revêtement en caoutchouc émit un bruit sourd. « Ce n’était pas à toi de leur dire ça.
– J’ai juste – je n’ai pas pensé que c’était si grave d’en dire autant. » Shelley poussa un soupir, s’enfonçant sur l’appuie-tête du siège passager. « J’ai foiré, je comprends maintenant. Je suis désolée. Mais après avoir résolu notre grosse affaire dans le Kansas, ils se seraient rendu compte par eux même que tu es douée avec les chiffres. Je sais que je ne peux le dire à personne, et je ne vais pas le faire, mais je ne comprends pas pourquoi tu sens le besoin de le cacher. »
Zoe serra ses dents. Bien sûr que Shelley ne comprenait pas. Shelley n’était pas là. Elle ne dut pas prier toute la nuit à côté du lit sur le sol froid tandis que sa mère hurlait et prêchait sur le don du diable. Elle ne fut pas réprimandée à l’école à cause de son inattention, elle ne fut pas ridiculisée et ostracisée par les autres enfants à cause des choses troublantes qu’elle pouvait deviner sur eux, uniquement en les regardant.
Elle n’avait pas été là pour chaque relation ratée que Zoe avait endurée, incomprise encore et encore, ne se retrouvant avec rien d’autre que l’étiquette « folle » et le cœur à nouveau brisé.
« C’est mon secret de le dire, ou pas, si je le souhaite, » dit-elle catégoriquement une fois que son cœur bâtit suffisamment lentement pour qu’elle puisse prononcer les choses au lieu de les cracher, et Shelley eut l’intelligence de ne pas répondre.
Elles se garèrent devant le bureau du coroner et Zoe claqua la porte de la voiture derrière elle, se dirigeant d’un pas raide vers l’entrée. Puis elle s’arrêta. Cela ne servirait à rien de procéder à l’examen avec ce genre d’énergie pesant sur elle. Elle devait l’oublier, la ranger dans un coin de sa tête et y revenir plus tard. Pour l’instant elle devait être professionnelle.
Le coroner, une femme mince, de type asiatique, environ la quarantaine avec des yeux perçants et des cheveux coupés au carré lui arrivant à hauteur du menton, était imposante. Elle leur montra le corps du professeur et garda respectueusement ses distances tandis qu’elles procédèrent à l’examen.
Allongé nu sur le brancard métallique à roulettes, l’homme n’était rien de plus que de la viande blanche. En retirant le drap, il était difficile pour Zoe de faire le lien entre ce gros morceau de chair morte et l’homme qu’il avait été, et de maintenir ce lien connecté. Son humanité l’avait quitté. Elle pouvait encore la percevoir sur les bouts des doigts jaunis qui trahissaient une dépendance à la nicotine et sur la petite marque d’un centimètre au-dessus de son oreille gauche où il avait porté pendant des années des lunettes mal ajustées. Mais l’essence, l’être, tout ce qui avait rempli et animé autrefois ce corps avait disparu.