Ryan y réfléchit pendant un moment. L’argument avait semblé avoir son impact. Le niveau d’agacement de Jessie diminua quelque peu.
– C’est une bonne idée. Je n’y avais pas réfléchi du point de vue de l’assassin.
– Oui, bon, tu n’es pas le profileur, dit-elle pour le taquiner légèrement.
Il l’envoya promener malicieusement, mais un éclair soudain dans ses yeux indiqua à Jessie qu’il avait trouvé une nouvelle théorie.
– Écoute, commença-t-il. Cette femme était peut-être bien sa maîtresse. Elle ne savait peut-être pas qu’il était marié ou il avait peut-être promis qu’il quitterait sa femme pour elle. Quoi qu’il en soit, hier soir, elle a peut-être découvert qu’il la menait en bateau et elle s’est fâchée. Donc, elle a décidé de se permettre une petite vengeance en le tuant de façon très personnelle. Ainsi, elle a gagné sur tous les plans : elle s’est vengée du gars qui l’avait manipulée, cela lui a donné la possibilité de détruire sa réputation et, comme bonus, l’épouse a perdu sa star de mari.
– Je préfère cette idée à l’autre, concéda Jessie.
À ce moment-là, Camille Guadino de l’équipe des techniciens vint les rejoindre en apportant des papiers, un sourire triste au visage. Elle sortait de formation et était la jeunette de la section, celle à qui l’on confiait les tâches les plus basiques.
– Oh, dit Ryan en la regardant, ne me dis pas que tu vas nous apporter des vraies preuves dont il va falloir qu’on s’inspire ! Nous, on préfère pondre des théories sans nombre.
– Désolé, inspecteur, mais si, dit-elle en posant un dossier sur son bureau. Je vous apporte des preuves réelles et toutes fraîches.
– Qu’as-tu, Guadino ? demanda Jessie.
– Ça m’a pris longtemps, mais nous avons finalement trouvé ce qu’est City Logistics.
– Un groupe d’enthousiastes de l’urbanisme ? suggéra Jessie pour rire.
– Presque, répondit Guadino. C’est un cabinet de conseil qui « propose des retours et des recommandations sur les problèmes d’amélioration urbaine ».
– Qu’est-ce que ça veut dire, ce foutoir ? demanda Ryan.
– Ça veut dire que c’est quasiment ce que vous soupçonniez tous les deux. C’est une société écran gérée par un avocat et possédée par une société écran elle aussi gérée par un avocat qui est associé dans la même entreprise qui représente un cabinet de conseil qui a travaillé pour un stratège associé à, vous l’aviez deviné, Gordon Maines.
– Qu’est-ce que tout ce charabia signifie pour nous ? demanda Ryan.
– Cela signifie que, par l’intermédiaire de plusieurs sociétés fantômes, Maines avait accès à un compte d’entreprise qui contenait plus de deux cent quatre-vingt mille dollars. De plus, on dirait que, à un distributeur situé dans le Bonaventure Hotel, quelqu’un a retiré deux mille dollars en liquide sur ce compte pendant que Maines y était.
Jessie et Ryan échangèrent un regard qui reconnaissait que, à présent, les théories qu’ils avaient explorées pendant les dix dernières minutes étaient probablement sans intérêt.
– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Guadino, sentant que quelque chose lui échappait. Est-ce que j’ai merdé d’une façon ou d’une autre ?
– Non, c’est du bon travail, lui assura Jessie. Continue.
– OK. Nous avons surveillé toutes ses cartes de crédit et nous n’avons rien trouvé. Je commence à me dire que ça n’arrivera jamais. D’habitude, ces cartes sont utilisées dans les premières heures qui suivent le vol, avant que la victime ne découvre leur disparition, ou, dans cette affaire, avant qu’on n’ait retrouvé le corps.
– C’est une blague ? demanda Ryan. Viens-tu de te moquer de la mort d’un homme pour t’amuser à moindre coût ?
– Euh … commença à bafouiller Guadino.
– Je déconne, c’est tout. C’était une bonne idée. Autre chose ?
– Oui, dit Guadino, se passant de tout humour et se contentant des faits. Les dégâts subis par son téléphone se sont avérés minimes. Nous avons réussi à obtenir tous ses SMS récents et un historique des appels. Il est dans le dossier. Cependant, Maines n’a passé aucun appel et n’a envoyé aucun SMS dans l’heure qui a précédé son retrait de liquide.
– Merci, Guadino, dit Jessie. Nous allons poursuivre. Tu peux repartir travailler tes intermèdes comiques.
Guadino sourit d’un air penaud et s’en alla. Quand elle fut partie, Jessie se tourna vers Ryan.
– Est-ce que tu penses ce que je pense ? demanda-t-elle.
– Que tu pourrais vraiment manger un pastrami au pain de seigle maintenant ?
– Oui, ça aussi, dit-elle, contente de l’aider à détendre l’atmosphère. Cependant, je pense aussi que cette femme ne ressemble pas du tout à une maîtresse. On dirait que Gordon a payé pour sa soirée. Je pense que nous avons affaire à une pro.
– Je suis d’accord, dit-il. Cela expliquerait pourquoi elle a passé tout ce temps dans un bar d’hôtel chic.
– Tu sais, Ryan, les femmes fréquentent parfois les bars, dit Jessie pour le réprimander. Cela ne signifie pas toujours qu’elles sont des prostituées.
– Je ne voulais pas dire ça —
– Je déconne, c’est tout, dit-elle en souriant. Tu n’es pas le seul qui sache jouer à ce jeu. Cette idée correspond au profil de cette femme, mais elle n’explique pas pourquoi il n’y a eu aucune communication téléphonique avant leur rencontre. Si cela avait été un premier rendez-vous, ils auraient dû préciser les choses, dire quand et où, mais ils ne l’ont pas fait.
– C’est vrai, dit Ryan. De plus, il n’a pas eu l’air étonné de la voir, ce qui m’incite à penser que ce n’était pas leur première rencontre.
– Mais s’ils se retrouvaient régulièrement, pourquoi a-t-elle attendu jusqu’à maintenant pour le tuer ? Et pourquoi le voler s’il acceptait de payer plus de deux mille dollars, de toute façon ?
– Peut-être voulait-elle s’assurer qu’il ait vraiment beaucoup d’argent et qu’il ne fasse pas semblant. Bien sûr, quand elle en a été sûre, elle aurait dû utiliser ces cartes de crédit le plus vite possible après l’avoir laissé dans cette chambre. Elle savait forcément qu’elles seraient bloquées dans la matinée. Pourtant, il n’y a pas un seul achat.
– J’ai l’impression que cette femme est trop intelligente pour utiliser ces cartes, dit Jessie. Elle a porté des gants toute la soirée. La scène de crime était propre. Elle savait comment éviter de se faire filmer par les caméras de l’hôtel. Tu te souviens qu’on ne l’a pas vue sur la vidéo quand il lui a adressé un hochement de tête dans le hall ? Elle n’aurait pas été négligente au point de risquer d’utiliser les cartes et de se faire attraper pour ça.
– Dans ce cas, pourquoi les a-t-elle prises ? demanda Ryan. À quoi bon ?
– Peut-être pour compliquer son identification ? Elle a également pris son permis de conduire et ça n’a pas grand sens. Ou alors, elle voulait peut-être l’humilier encore plus, pour ajouter l’insulte au meurtre. Je pense que c’est peut-être pour cela qu’elle a aussi pris la Rolex : pas parce qu’elle vaut beaucoup d’argent, mais à cause de l’inscription au dos. Elle avait un sens et une valeur personnels pour Maines. En la prenant, la tueuse a peut-être eu la sensation de lui prendre le pouvoir qui venait avec son identité.
– Donc, tu ne penses pas qu’elle va la mettre au clou ?
– Je n’ai pas dit ça, dit Jessie. Pour retrouver une montre mise au clou, cela prendrait beaucoup plus longtemps que pour repérer des cartes de crédit. S’il y avait une chose qu’elle puisse vendre, ce serait cette montre. C’est très hypothétique, mais je pense que nous devrions aller enquêter dans les boutiques locales de prêteurs sur gages.
– Je vais demander à Dunlop d’étudier la question. Il a de bonnes relations avec presque tous les brocanteurs du centre-ville. Si elle a essayé de mettre cette montre au clou à l’est de l’autoroute 405, il le saura.
– Bonne idée, dit Jessie. Pendant que tu le contactes, il faut que je vérifie quelque chose.
– Tu ne vas pas fouiller dans l’affaire Crutchfield, n’est-ce pas ? demanda-t-il avec prudence. Ce n’est pas parce que Decker ne te l’a pas encore officiellement interdit qu’il ne va pas le faire.
– Non, Ryan, dit-elle sèchement en se levant. Je ne vais pas fouiller dans cette affaire. Et si tu avais un peu confiance en moi, pour une fois ?
Il leva un sourcil d’un air sceptique et Jessie se leva pour aller au deuxième étage. Elle lui envoya une grimace prétendument offensée avant de se tourner vers l’escalier.
Je ne fouille pas dans cette affaire. Je me contente de poser quelques questions.
Elle refusa de se demander s’il existait une vraie différence entre les deux.
CHAPITRE SEPT
Jessie était étonnée de se sentir si nerveuse.
Elle se rendait rarement au deuxième étage du poste, qui était surtout utilisé pour stocker des affaires et par les bureaux de l’administration. En fait, quand elle marcha dans le long hall, elle ne croisa absolument personne.
Elle s’arrêta à la porte du bureau minuscule dont la plaque nominative indiquait seulement « G. Moses » et frappa discrètement. Elle entendit bouger quelques papiers de l’autre côté puis ce qui ressemblait au craquement de rotules âgées que l’on étendait. Ce bruit lui envoya un frisson dans la colonne vertébrale. Un moment plus tard, Garland Moses ouvrit la porte.
– J’ai perdu, dit-il de sa voix rauque habituelle quand il la vit.
– Perdu quoi ? demanda-t-elle en sentant soudain monter sa tension.
– J’avais parié avec moi-même que tu ne viendrais m’embêter pour la première fois qu’après midi. Il est onze heures cinquante-six heures du matin, donc, j’ai perdu. Je me dois dix dollars.
Jessie fut soulagée de constater qu’il ne faisait que se moquer d’elle et se permit de prendre un moment pour respirer avant de répondre.
– Eh bien, espérons que tu seras vite payé. J’ai entendu dire que tu peux être dur quand on te paie en retard.
– T’as pas idée, dit Garland, dont la bouche forma une chose qui ressemblait à un sourire. Disons que je force les récalcitrants à prendre du Metamucil.
– Sympa, dit Jessie en s’étouffant légèrement. Bon, combien de temps va-t-il falloir que je parle poliment de ta routine médicale de vieux monsieur avant que tu me tiennes au courant de la situation ?
Garland fit un nouveau demi-sourire. Cela semblait devenir une habitude.
– Entre, dit-il en s’écartant.
Elle avança d’un pas dans la pièce avant de se rendre compte que, si elle en faisait un autre, elle heurterait le bureau de Garland.
– Je croyais que les gens disaient seulement ça pour se moquer, mais cette pièce a vraiment été un placard, n’est-ce pas ?
– Je n’ai pas besoin de beaucoup de place, répondit-il en refermant la porte.
Il frôla Jessie pour aller rejoindre la chaise qui se trouvait de l’autre côté de son petit bureau. Dans la pièce, on ne trouvait pas grand-chose d’autre mis à part une chaise unique pour les invités, une lampe de bureau et un classeur à tiroirs de petite taille.
– Je suppose que, comme tu ne prends que quelques affaires par an, tu ne te noies pas dans la paperasse.
– Même quand je travaillais plus, j’aimais conserver une quantité minimum de papiers. À bureau encombré, esprit encombré.
– Confucius ? demanda-t-elle pour le taquiner.
– Non, Moses, mais pas celui de la Bible, dit-il.
Avant qu’elle ait pu répondre, il continua.
– Bon, parlons de ton affaire.
– Oui ?
– Je n’ai rien.
– Quoi ? demanda-t-elle, incrédule.
Il sembla indifférent à sa réaction.
– En vérité, je n’ai même pas encore essayé.
– Et pourquoi ? demanda-t-elle.
– Réfléchis, Hunt, dit-il patiemment. Je ne peux pas me rendre au bureau local du FBI, entrer nonchalamment et demander aux agents concernés comment avance leur enquête, surtout le matin même où la profileuse la plus proche de Crutchfield revient travailler. Ils comprendraient immédiatement ce que je ferais. Ils ne diraient rien. Tu aurais des ennuis. Quant à moi, je perdrais mon statut officiel de ‘spécialiste émérite’. Mauvaise idée.
– À t’entendre, ce serait impossible, protesta Jessie. Tu peux les approcher comme tu veux, ils seront toujours sur leurs gardes.
– Pas forcément, surtout si j’aime déjà déjeuner dans un restaurant qu’ils fréquentent. Et puis, s’ils viennent me voir parce que je suis le ‘spécialiste émérite’, ils se mettront peut-être à parler. Ils voudront peut-être impressionner le vieil homme et ils en diront un peu plus qu’ils ne le devraient. Je prendrai peut-être un air indifférent pour qu’ils m’en disent encore plus parce qu’ils veulent prouver qu’ils sont bons. Les gars aiment faire ça en ma présence.
– Parce que tu as le statut de ‘spécialiste émérite’, répéta Jessie.
– Tu comprends enfin, dit-il. Cependant, ils ne me diront rien si je leur pose des questions directes. Ce sont des agents du FBI, pas des élèves de CE1.
– Dans ce cas, pourquoi ne vas-tu pas déjeuner ? insista-t-elle.
– Parce qu’ils ne vont en général manger là-bas que vers treize heures. C’est pour cette raison que j’ai appelé le propriétaire et que je lui ai dit de me réserver une table pour midi quarante-cinq, un box au fond, avec un peu d’intimité et de la place pour trois.
– Tu as déjà fait ça ?
– Oui.
– Je suis désolée, dit Jessie, impressionnée. Je n’aurais pas dû venir te harceler. C’est juste que Hannah est dans la nature et que personne ne sait ce qui lui arrive. Comme je t’ai vu ici, je me suis énervée. Je n’aurais pas dû tirer mes conclusions trop vite.
– J’apprécie ta considération, Hunt, et je ne te fais aucun reproche. Avec un vieux gars comme moi, on te pardonnerait si tu avais cru que j’avais complètement oublié notre petite conversation de ce matin. Cela dit, puis-je te donner un conseil ?
– Bien sûr, dit-elle.
– Tu dois prendre un peu de distance.
Jessie hocha la tête.
– J’ai du mal, admit-elle.
– Je comprends, répondit-il. J’ai été pareil longtemps. Cependant, le fait est que, avec ce que nous faisons, il y aura toujours des gars peu recommandables dans la nature. Il y aura toujours une victime en danger. Il y aura toujours le temps qui passe. Cependant, si tu vas à la vitesse maximum tout le temps, tu auras un accident. C’est inévitable. Finalement, ce jour-là, tu ne seras plus utile à personne.
Jessie hocha la tête. Tout ce qu’il disait lui parlait. Avant qu’elle ait pu l’admettre, il continua.
– Je sais que ce n’est pas facile, et surtout pas maintenant, vu que la personne en danger est ta propre demi-sœur. Pourtant, parfois, tu dois ralentir un peu. Tu dois trouver une sorte d’équilibre dans ta vie. Autrement, tu vas t’épuiser et des gens que tu aurais pu sauver mourront. Je ne dis pas que tu ne devrais pas travailler dur et je ne dis pas que tu ne devrais pas te soucier du sort de ces victimes, mais tu dois trouver le moyen de faire ce travail tout en restant un être humain vivant. Autrement, tu seras malheureuse. Tu comprends ce que je veux dire ?
Jessie eut l’impression qu’elle n’avait jamais rien mieux compris de sa vie.
– Oui, dit-elle simplement.
– Bien, répondit-il. Dans ce cas, dégage de mon bureau. Il faut que je fasse une petite sieste avant le déjeuner.
Alors que les mots de sagesse du vieil homme résonnaient encore dans ses oreilles, Jessie partit pour qu’il puisse faire sa sieste.
CHAPITRE HUIT
Hannah Dorsey se rappela qu’elle n’était pas encore morte.
Ce fait aurait pu paraître évident mais, à la même heure une semaine auparavant, elle n’avait pas pu en être si sûre. Or, à chaque minute où elle était en vie, elle avait une chance. Du moins, c’était ce qu’elle se disait.
Elle savait qu’il était aux environs de midi grâce à l’endroit où le rai de lumière qui entrait par la fenêtre illuminait le sol du sous-sol où elle était détenue. Longtemps, elle avait cru qu’on l’avait emmenée hors de Californie parce que c’était le premier sous-sol qu’elle voyait.