– Je crois que je devrais réviser un peu mon histoire locale, dit Lacey, qui se sentait terriblement ignorante.
– Oh, je suis juste une fana d’histoire, c’est tout, dit malicieusement Suzy. J’adore penser à la façon dont les gens vivaient il y a quelques générations. Je veux dire, il n’y a pas si longtemps, les gens allaient tirer sur du gibier pour leur dîner ! Les Victoriens en particulier me fascinent.
– Les Victoriens… répéta Lacey. Tirer. Elle claqua des doigts. J’ai une idée !
Quelque chose dans l’enthousiasme de Suzy avait ranimé les rouages poussiéreux de la partie abandonnée de l’esprit d’architecte d’intérieur de Lacey. Elle conduisit Suzy dans la salle des ventes et le long du couloir vers le bureau.
Suzy regarda intriguée Lacey ouvrir le coffre-fort et sortir l’étui en bois contenant le fusil à silex, avant d’ouvrir les fermoirs, de soulever le couvercle et de retirer soigneusement l’arme ancienne.
Suzy prit une grande respiration.
– Une inspiration pour votre B&B, dit Lacey. Un fusil de chasse victorien.
– Je… bégaya Suzy. C’est…
Lacey ne pouvait pas dire si elle était atterrée ou étonnée.
– Je l’adore ! s’extasia Suzy. C’est une idée géniale ! Je peux le voir maintenant. Du tartan bleu. Du velours. Du velours côtelé. Une cheminée. Des panneaux de bois. Ses yeux étaient ronds d’émerveillement.
– Et voilà ce qui s’appelle l’inspiration, lui dit Lacey.
– C’est combien ? demanda Suzy avec enthousiasme.
Lacey hésita. Elle n’avait pas eu l’intention de vendre le cadeau de Xavier. Elle voulait juste que ce soit un tremplin créatif.
– Il n’est pas à vendre, dit-elle.
Déçue, Suzy pinça sa lèvre inférieure.
Lacey se remémora ensuite les accusations de Gina concernant Xavier. Si Gina pensait que le fusil était trop, que penserait Tom quand il le découvrirait ? Il serait peut-être préférable qu’elle le vende à Suzy.
– Cependant, ajouta Lacey en prenant une décision rapide. J’attends quelques papiers.
Le visage de Suzy s’illumina.
– Donc je peux le réserver ?
– Vous le pouvez en effet, dit Lacey en lui rendant le sourire.
– Et vous ? demanda Suzy en riant. Je peux vous réserver aussi ? En tant qu’architecte d’intérieur ? Je vous en prie !
Lacey hésitait. Elle ne faisait plus de décoration d’intérieur. Elle avait laissé cette part d’elle derrière elle à New York avec Saskia. Elle se concentrait sur l’achat et la vente d’antiquités, sur l’apprentissage des règles de la vente aux enchères et sur le développement de son entreprise. Elle n’avait pas le temps de travailler pour Suzy et de gérer son propre magasin. Bien sûr, elle pouvait mettre Gina aux commandes, mais avec le développement du tourisme, la laisser gérer seule la boutique lui semblait un peu imprudent.
– Je ne suis pas sûre, dit Lacey. J’ai beaucoup de choses à faire ici.
Suzy lui toucha le bras d’un air désolé.
– Bien sûr. Je comprends. Et si vous veniez voir les lieux demain ? Pour voir si vous voulez vous lancer dans le projet une fois que vous en aurez une meilleure idée ?
Lacey se retrouva à hocher la tête. Après tout ce qui s’était passé avec Brooke, elle pensait qu’elle aurait été plus prudente s’agissant de laisser entrer de nouvelles personnes dans sa vie. Mais peut-être serait-elle capable de guérir de toute cette épreuve après tout. Suzy avait une de ces personnalités contagieuses par lesquelles on se laissait facilement emporter. Elle ferait une excellente femme d’affaires.
Carol avait peut-être raison de s’inquiéter.
– J’imagine qu’il n’y a pas de mal à jeter un coup d’œil, n’est-ce pas ? dit Lacey.
Au même moment la semaine suivante, lorsque Lacey repenserait avec du recul à cet instant avec Suzy, la célèbre expression c’est ce que tu crois lui reviendrait à l’esprit.
CHAPITRE TROIS
Lacey roulait le long du front de mer dans sa Volvo couleur champagne, les vitres baissées, réchauffée par un doux soleil de midi. Elle se rendait à l’ancienne maison de retraite, qui serait bientôt le nouveau B&B de Wilfordshire, avec une surprise pour Suzy sur son siège passager. Pas Chester – son fidèle compagnon était bien trop heureux de ronfler dans un rayon de soleil pour être dérangé, et en plus Lacey était également quasi certaine que Suzy avait peur des chiens – mais le fusil à silex.
Lacey n’était pas sûre de faire ce qu’il fallait en s’en séparant. Quand elle avait pris le fusil, elle avait eu l’impression qu’il lui appartenait, comme si l’univers lui disait qu’elle était censée en prendre soin. Mais Gina avait semé le doute dans son esprit concernant Xavier et ses intentions, et elle ne pouvait pas y voir clair.
– J’imagine qu’il est trop tard maintenant, dit Lacey en soupirant. Elle avait déjà promis de le vendre à Suzy, et il semblerait très peu professionnel d’annuler la vente maintenant pour rien d’autre qu’un drôle de sentiment !
C’est alors que Lacey passa devant l’ancien salon de thé de Brooke. Tout était barricadé. Les travaux de rénovation qu’elle avait effectués pour transformer l’ancien hangar à canoës en un restaurant chic avaient été réduits à néant.
En pensant à Brooke, Lacey se sentait sur les nerfs, ce qui était vraiment la dernière chose dont elle avait besoin pour ajouter au trouble qu’elle ressentait déjà à l’idée de se séparer du fusil.
Elle appuya sur la pédale, accélérant dans l’espoir de pouvoir laisser ces horribles sentiments derrière elle.
Bientôt, Lacey atteignit l’est de la ville, la zone la moins peuplée, laissée intacte par l’extension des magasins qui s’étalaient du nord au sud et de l’ouest au centre, la zone que, selon Carol, le maire Fletcher allait changer pour le pire.
C’est à ce moment que Lacey vit le virage qui menait à l’ancienne maison de retraite Sunrise, et prit à gauche. La route en pente ascendante était bordée de hêtres si hauts qu’ils formaient un tunnel qui bloquait la lumière du soleil.
– Ce n’est pas du tout inquiétant… dit Lacey avec sarcasme. Pas le moins du monde.
Heureusement, les arbres s’éclaircirent rapidement et la lumière du jour l’atteignit de nouveau.
Lacey aperçut pour la première fois la maison nichée dans les collines. L’architecte d’intérieur en elle se mit immédiatement à l’œuvre pour évaluer l’extérieur. C’était une demeure de trois étages en briques rouges à l’allure assez moderne. Elle supposa qu’il s’agissait d’une propriété des années 1930 qui avait été modernisée au fil des ans. L’allée et le parking étaient faits de béton gris – fonctionnel mais inesthétique. Les fenêtres du manoir étaient dotées d’épais cadres blancs en PVC – une bonne chose pour empêcher les cambrioleurs d’entrer, mais une horreur pour le regard. Il faudrait plus que quelques arbustes placés stratégiquement pour que l’extérieur ressemble à un pavillon de chasse victorien.
Non pas que ce soit là le problème que Lacey devait résoudre. Elle n’avait pas encore pris de décision concernant la proposition de Suzy. Elle voulait demander conseil à Tom, mais ce dernier allait travailler tard pour réaliser une commande de dernière minute, celle de petits gâteaux à glaçage arc-en-ciel pour le spectacle estival annuel du groupe de jeunes chrétiens local. Elle avait également posté un message sur la conversation qu’elle partageait avec sa mère et sa jeune sœur, et avait reçu la réponse “Ne travaille pas trop dur” de la part de la première, et un “si elle paie bien $ alors vas-y” de la seconde.
Lacey gara sa voiture sur le parking en béton, puis monta les marches qui longeaient une grande rampe pour fauteuils roulants, peu esthétique. L’accessibilité de la propriété aux personnes handicapées – et sans doute à l’intérieur de celle-ci – serait un énorme avantage. Ni le B&B de Carol ni le Coach House Inn n’étaient adaptés aux personnes handicapées, car ils n’avaient pas d’accès extérieur depuis les rues pavées, et des escaliers étroits sans ascenseur à l’intérieur.
En haut des marches, Lacey atteignit un grand porche de style véranda. Il était tellement années 90 qu’il lui rappelait un centre de loisirs.
Les portes s’ouvrirent et elle s’avança à l’intérieur, où ses yeux furent assaillis par une immense étendue de linoléum, des néons éblouissants au-dessus de sa tête et de vulgaires stores de salle d’attente accrochés à chacune des fenêtres. Une fontaine d’eau glougloutait dans le coin à côté d’une série de distributeurs automatiques bourdonnants.
Suzy avait donc sous-estimé la quantité de travail qu’il y avait à faire.
– Lacey ! Hé ! dit la jeune femme d’une voix joyeuse.
Lacey regarda autour d’elle et la vit surgir de derrière le bureau de la réception – une énorme monstruosité en faux bois qui semblait être sortie du même moule que le bâtiment.
– J’étais en train de vérifier les prises électriques ici, explique Suzy. Greg, l’organisateur d’événements, a besoin de savoir combien de points d’électricité sont disponibles. C’est un vrai dragon, sérieusement. Si j’avais plus de temps, j’engagerais quelqu’un d’autre. Mais il ne faut pas faire la fine bouche. C’est donc Greg le Grincheux. Elle sourit.
– Pourquoi avez-vous besoin d’un organisateur d’événements ? demanda Lacey.
– La fête de lancement, bien sûr, dit Suzy.
Avant que Lacey n’ait l’occasion de lui poser d’autres questions à ce sujet, Suzy contourna son grand bureau et l’enlaça. Elle la prit par surprise. Mais malgré le fait qu’elles se connaissaient à peine, Lacey trouva cela tout à fait naturel. C’était comme si la jeune femme était une vieille amie, même si elles ne se connaissaient que depuis moins de vingt-quatre heures.
– Puis-je vous offrir une tasse de thé ? demanda Suzy. Puis elle rougit. Désolée, vous êtes américaine. Vous voulez un café à la place, non ?
Lacey rit.
– J’ai pris goût au thé depuis que j’ai emménagé ici, en fait. Mais ça va, merci. Elle veilla à ne pas laisser son regard s’égarer vers le distributeur automatique et le thé aqueux et de mauvaise qualité qu’il préparait probablement. On fait la visite ?
– On ne perd pas de temps, j’aime ça, dit Suzy. Ok, bien évidemment ceci est la zone de réception. Elle ouvrit grand les bras et sourit avec enthousiasme. Comme vous pouvez probablement le constater, il s’agit en gros d’une véranda qu’ils ont ajoutée dans les années 90. À part tout démolir, je n’ai aucune idée de la façon dont on pourrait faire ressembler ça à un pavillon victorien, mais je suppose que c’est à cela que sert votre expertise. Je veux dire, si vous décidez de travailler pour moi. Elle rit et fit un geste vers les doubles portes intérieures. Par ici.
Elles entrèrent dans un long couloir faiblement éclairé. Une série de panneaux en plastique brillant était vissée dans le mur, donnant les directions de la “salle de télévision”, de la “salle à manger”, du “jardin” et du “bureau des infirmières”. Une odeur très particulière flottait, comme celle du talc.
Lacey plissa le nez. La réalité de l’ampleur de l’entreprise devenait évidente, et Lacey avait le sentiment que ce serait tout simplement trop à assumer.
Elle suivit Suzy dans la salle de télévision. C’était un espace immense, peu meublé, et avec le même lino au motif bois sur le sol. Les murs étaient recouverts de papier texturé.
– Je pense que nous allons transformer cette pièce en boudoir, commença Suzy en marchant d’un pas léger à travers la pièce, sa jupe tzigane à motifs volant derrière elle. Je veux une cheminée ouverte. Je crois qu’il y en a une de condamnée derrière cette alcôve. Et on peut mettre de beaux objets anciens et rustiques dans ce coin. Elle fit un vague geste des bras. Ou celui-là. Celui que vous préférez.
Lacey se sentait de plus en plus incertaine. Le travail que Suzy voulait qu’elle accomplisse était plus qu’un simple aménagement intérieur ! Elle n’avait même pas de plan. Mais elle semblait être une rêveuse, ce que Lacey ne pouvait s’empêcher d’admirer. Se lancer dans une tâche sans avoir aucune expérience préalable, c’était ainsi que Lacey fonctionnait, après tout, et ce risque avait été payant pour elle. Mais le revers de la médaille était que Lacey n’avait eu personne autour d’elle pour être la voix de la raison. À part sa mère et Naomi – qui étaient à un océan de distance et à cinq heures de décalage horaire – il n’y avait eu personne pour lui dire qu’elle était folle. Mais pour être cette personne dans les faits, voir quelqu’un se lancer tête la première dans une tâche presque impossible… Lacey n’était pas sûre de pouvoir le faire. Elle n’avait pas le cœur de ramener quelqu’un sur terre d’un coup et de briser ses rêves, mais elle n’était pas non plus du genre à rester en retrait et à regarder le bateau couler.
– La salle à manger est accessible par ici, dit Suzy d’une manière très décontractée. Elle conduisit rapidement Lacey dans la pièce suivante. Nous garderons cette pièce comme salle à manger car elle a accès à la cuisine par là. Elle pointa une porte battante vers sa droite. Et il y a la meilleure vue sur la mer ici, et sur les pelouses.
Lacey ne put s’empêcher de remarquer que Suzy parlait déjà comme si elle allait accepter le travail. Elle se mordilla la lèvre avec inquiétude et se dirigea vers les portes coulissantes en verre qui occupaient la totalité du mur du fond. Le jardin, qui s’étendait sur plusieurs hectares, n’était composé que d’herbe et quelques bancs placés sporadiquement face à la vue sur l’océan au loin.
– Gina adorerait ça, dit Lacey par-dessus son épaule, à la recherche d’un point positif.
– Gina ? demanda Suzy.
– La dame qui travaille dans mon magasin avec moi. Cheveux crépus. Lunettes rouges. Bottes de pluie. C’est une jardinière extraordinaire. Ce serait comme une toile blanche pour elle. Elle se retourna vers Suzy. Elle essaya de m’apprendre à jardiner mais je pense que je suis encore trop newyorkaise pour la vie végétale.
Suzy rit.
– Quand il sera temps de s’occuper le jardin, j’appellerai Gina.
Suzy poursuivit la visite rapide en passant par la cuisine, en retournant dans le couloir, en prenant l’ascenseur et en montant dans l’une des chambres.
– Elles sont très spacieuses, lui dit Suzy en faisant signe à Lacey d’entrer.
– En effet, répondit Lacey, en calculant le nombre de meubles nécessaires pour les meubler de façon appropriée.
Il leur faudrait plus que le lit, l’armoire et les tables de chevet typiques des B&B que l’on trouvait dans la plupart des chambres. Celles-ci étaient assez grandes pour un canapé et un fauteuil séparés, avec une table basse, et pour un dressing avec une coiffeuse. Lacey pouvait l’imaginer, mais il allait falloir beaucoup de coordination pour que tout soit prêt à temps pour le spectacle aérien de samedi.
– Et combien de pièces avez-vous dit qu’il y avait ? demande-t-elle en regardant nerveusement par la porte dans le long du couloir sombre, où s’alignaient des portes de chaque côté. Elle ne voulait pas que la quantité de travail qu’il faudrait pour mettre cet endroit à niveau saute aux yeux de Suzy, alors lorsqu’elle revint dans la pièce, elle réarrangea son expression en quelque chose de tout à fait plus réceptif.
– Il y a quatre cents mètres carrés de chambres au total, explique Suzy. Six chambres et une suite nuptiale. Mais nous n’avons pas besoin de tout faire en même temps. Juste le boudoir, la salle à manger et quelques-unes des chambres. Deux ou trois suffiraient pour commencer, je pense.
Elle avait l’air si détendue, même si elle ne savait pas exactement combien de chambres elle voulait meubler !
– Et il faut que tout soit fait à temps pour le spectacle aérien de samedi ? demanda Lacey, comme si chercher à avoir une clarification supplémentaire pourrait donner à tout cela un sens.