"Suis-je en état de courir, d’après vous ?" demanda Wendros, en tuant un autre homme. "Partez, Odd !"
"Je… merci," répondit Odd qui recula vers la porte, sans s'empêcher de regarder derrière lui.
Ce qu'il vit se grava dans sa mémoire aussi durablement que tous les autres mauvais souvenirs qui émaillaient sa vie. Les gestes de Wendros étaient si rapides qu’il semblait évoluer dans un tourbillon d’acier, effleurant à peine ses ennemis, mais sa lame était suffisamment affutée pour qu’il les achève à la moindre botte. Son épée s’enroula autour d'autres d'épées, s'y attacha presque, il tuait les hommes qui s'approchaient tandis qu’un cercle se refermait sur lui.
Il serait peut-être parvenu à tous les tenir en échec si sa jambe blessée ne s’était pas dérobée alors qu’il se tournait pour régler son compte à l'un d'eux. Il perdit l’équilibre un court instant, ménageant ainsi une brèche.
Une épée trouva sa cible, il demeura figé, alors même qu'il parvenait à tuer un autre homme. Une seconde épée pénétra sa chair sous son aisselle, rejoignant la première. Odd vit le maître d'armes mourir, tuant les hommes qui s'approchaient alors même que la vie le quittait.
Le moment était venu de faire la seule chose qu'il n'avait jamais faite durant toutes ses années en tant que Chevalier d’Argent. Il prit la fuite, les soldats du Roi Ravin à ses trousses.
CHAPITRE CINQ
Maître Grey baignait dans la lumière de l'aube. En d’autres circonstances, la chaleur du jour qui se levait se serait avérée agréable, mais aujourd’hui elle bouleversait ses plans. La magie consistait à équilibrer les forces de l’univers, le moindre changement pouvait perturber cet équilibre. L'aube ressemblait à une rafale de vent incontrôlable qui secouerait les frontières de son esprit, l’assaillant de toutes parts.
"Encore… quelques… minutes…," marmotta Grey les dents serrées. Il était le pivot autour duquel s’actionnaient et se mouvaient les leviers de l’univers, l’axe de la roue, le point fixe en son centre.
Mais il ne demeurait pas immobile. Il tremblait sous l'effort depuis le commencement, sa robe était trempée de sueur alors qu'il luttait pour maintenir la connexion, continuer d’être le catalyseur de toute cette magie.
Le sortilège devenait de plus en plus difficile à contenir, le faisceau bien établi des premiers instants se désintégrait et se déchaînait à mesure que les forces s'enchevêtraient de telle ou telle manière. Le sortilège d'un novice se serait déjà effondré derechef, comme cela avait été le cas pour les semblables de Devin qui tentèrent de façonner le métal de météorite. Un mage expérimenté pourrait tenir un certain temps mais Maître Grey s'attelait à la tâche depuis des heures, s'adaptant au moindre changement, pour mieux les englober dans un ensemble.
Arriverait tôt ou tard le moment où il ne tiendrait plus, Maître Grey devait faire un choix. Essayer de tenir plus longtemps et ainsi repousser ses limites, mais la pression finirait par briser le sortilège, et lui avec.
Et puis… il serait trop épuisé pour s'enfuir, trop vidé pour riposter lorsque les troupes du Roi Ravin arriveraient. Que se passerait-il s'il tombait entre leurs mains ? Maître Grey n'était pas assez orgueilleux pour croire qu'il ne livrerait aucun secret aux mains des tortionnaires de Ravin, qu'il ne les aiderait pas sous la torture.
Il ne pouvait pas laisser faire. D'autres évènement se produiraient, il avait encore une mission à accomplir, faute de quoi les Trois Royaumes seraient en danger, et le mal serait pire que l'armée du Roi Ravin.
Il jeta un dernier coup d'œil à la cité baignée par la clarté de l'aurore, inutile d'être sorcier pour se rendre compte de la progression de l'armée du Royaume du Sud. Elle s'était désormais infiltrée dans les bas quartiers de la cité et s'étendrait bientôt jusqu'au château. Il contempla l'eau mugissante en furie qui s'écoulait dans les canaux de la cité. Grey pensait à tous ceux déjà morts, aux futures victimes. Il osait espérer que ses actes en avaient sauvé un certain nombre. Ils essaieraient peut-être d'atténuer le décompte des morts à venir.
Il mit fin au sortilège.
Il eut l'impression de lâcher les rênes d'un étalon prêt à charger, la puissance décuplée explosa dans un grondement de tonnerre qui retentit sur Royalsport, alors même que la fureur de l'eau en contrebas s'apaisait peu à peu. Le niveau des ruisseaux baissa, l'eau reprit son cours vers la mer après avoir été si longtemps accumulée et retenue. Les niveaux baissèrent, Maître Grey comprit bientôt que les troupes de Ravin seraient en mesure de traverser, rien ne pourrait les arrêter une fois réunies.
Il devait s'en aller.
Il prit le contenu du coffre qu'il gardait toujours fermé dans ses appartements. Il demeura devant, y puisa son pouvoir, espérant avoir encore suffisamment de force. Maître Grey comprenait mieux les arts divinatoires que quiconque en ce bas monde. Ce qu'il fit ensuite relevait de la magie pure et simple. Il s'empara de ce pouvoir qu'il modela de sorte qu'une brume emplit la pièce, jusqu'à assombrir les murs. Maître Grey déambulait dans le brouillard à tâtons, en plaçant précautionneusement chacun de ses pas.
La brume commença à s'élever une fois parvenue au donjon, s'échappa par les fenêtres avant de se dissiper sous l'effet du soleil. L'effet fut de courte durée, les brumes s'étaient évanouies et Maître Grey avec.
*
Vars s'enfuit par les tunnels menant au château aussi vite qu'un animal traqué, trébuchant et se relevant, oublieux de ses genoux meurtris par la dureté de la pierre. Tout ce qui comptait était s'enfuir, s'éloigner.
Il était tout poussiéreux et souillé par la saleté qui régnait dans le tunnel, ses vêtements royaux déchirés là où il était tombé, ses cheveux noirs tout sales, ses traits maculés de poussière. Le tunnel était étroit selon les sections, Vars était heureux de ne pas être aussi grand ou robuste que son frère Rodry, lui serait resté se battre et n'aurait pas sa place ici.
Il avançait, galvanisé par cette peur qui lui donnait des ailes, à une vitesse dont il n'aurait jamais cru ses jambes capables en temps normal. Il savait que le Roi Ravin le tuerait pour accéder au trône, afin qu'il comprenne qu'il avait conquis le royaume, et éliminerait un rival par la même occasion. Vars se maudit d'éprouver tant de peur, même si cette peur s'avérait en fin de compte une bénédiction, puisqu'elle lui permettait de s'échapper et ainsi, survivre. Chaque pas était un pas de plus en lieu sûr mais il abandonnait également son devoir, fuyant tout ce pour quoi il avait travaillé si dur.
Son père ne se serait pas défilé ; son frère non plus. Tous deux se seraient bien évidemment fait tuer. Vars avait fait son possible en tant que roi, il avait envoyé ses troupes contrer la menace du Royaume du Sud. Qu'aurait-il pu faire de plus ?
Vars aperçut un rai de lumière devant lui et tomba sur une grille fixée de l'intérieur par des boulons tout rouillés. Vars tira dessus de toutes ses forces, il regrettait ne pas avoir passé plus de temps à s'entraîner comme Rodry le lui avait toujours conseillé. Le métal lui entaillait les mains mais il continua de tirer jusqu'à ce que le métal cède en grinçant, il chuta lourdement tandis que la grille s'ouvrait grand.
Vars se releva et se hissa à la lumière du jour qui se levait, avant d'aspirer une grande goulée d'air.
Il se leva et regarda autour de lui, cherchant à comprendre où il se trouvait. Quelque part dans le quartier des divertissements, pensa-t-il, il reconnut la Maison des Soupirs drapée de soieries qui surplombait le reste.
C'était toujours mieux qu'être au château, mais il devait tout de même quitter la ville.
Vars parcourut les rues tête baissée, s'embusquant sous des porches à chaque fois qu'il entendait des soldats arriver. Il les vit marcher au pas, arpenter les rues comme en pays conquis, sans oublier de faire usage de leur force purement militaire. Un roturier qui se trouvait sur leur chemin voulut faire demi-tour et s'enfuir ; ils l'abattirent sans hésiter.
Vars déglutit péniblement, sachant qu'il subirait le même sort s'ils le repéraient mais ils passèrent heureusement devant lui sans le voir, il poursuivit en direction de la périphérie. Le flot rugissant du courant s'était tari, Vars traversa un lit boueux en restant baissé et longea les murs.
Il savait qu'il ne pourrait pas franchir les portes mais d'autres moyens d'entrer et sortir de la cité existaient. Il les utilisait parfois pour rencontrer des femmes, Lyril notamment. Vars se demandait ce qui était arrivé à cette femme noble qui aurait tant voulu l'épouser depuis qu'il l'avait répudiée. Elle se cachait probablement dans une maison quelconque ; ou essayait de séduire un officier du Sud. Elle avait toujours été douée pour assurer sa survie.
Mais déjà Vars apercevait les murailles, la petite boutique d'un gantier se nichait tout contre. Il regarda de part et d'autre de la rue, s'assurant qu'il n'y ait pas de soldats en vue, et partit comme une flèche afin de se mettre à couvert dans la boutique.
Il se glissa derrière, jusqu'à atteindre une brèche dans le mur couverte de planches de bois. Elle était utilisée depuis longtemps par les contrebandiers, et Vars n'était que trop heureux de passer outre et en faire bon usage lorsqu'il devait aller et venir discrètement. En échange, bien évidemment, du petit "cadeau" traditionnel. Ce serait sa planche de salut. Tout ce qui lui restait à faire était traverser, trouver une monture de l'autre côté et chevaucher en toute sécurité en pleine campagne. Il se cacherait jusqu'à ce qu'il trouve le moyen de recouvrer un semblant de pouvoir.
Vars se baissa et se fraya un passage dans la brèche, se déplaçant rapidement pour ne pas être vu. Il poussa le cache de l'autre côté ; il avait réussi ! Il était sauvé !
Des mains rudes s’emparèrent de lui, le traînèrent hors de la brèche à l'air libre. On le jeta au sol, Vars aperçut à côté de lui une demi-douzaine de cadavres entassés là où ils avaient été jetés. Il fit une culbute et contempla les visages de deux soldats du Roi Ravin, la terreur s’empara de lui en réalisant qu'ils étaient manifestement ici pour parer à cette faiblesse et tuer tous ceux qui essaieraient de s'échapper.
En pareil moment, Rodry ou Erin se seraient probablement battus. Lenore serait sans doute morte dignement, Greave en déclamant des vers poignants dont on parlerait des siècles durant. Vars n'était pas de ceux-là. Il fit la seule chose qui lui traversa l’esprit alors qu'une épée s'élevait sur lui : lever les mains en signe de reddition.
"Je suis le Roi Vars du Royaume du Nord. Et cent fois plus utile au Roi Ravin vivant que mort !"
CHAPITRE SIX
Greave se précipita vers le port qui s'étendait au-delà de la cité d'Astare, ses cheveux noirs ébouriffés par le vent du large, ses traits presque féminins désormais endurcis par une barbe brune, ses vêtements souillés par le voyage et la violence. Il tenta de contenir le chagrin du manque qu'il ressentait en regardant alentour à chacun de ses pas, essayant de trouver un navire qui le conduirait en lieu sûr alors même que la cité plus haut résonnait des clameurs des envahisseurs.
Il semblerait que les candidats fassent défaut. Les navires du Royaume du Sud montaient la garde autour de vaisseaux plus imposants afin que nul ne s’échappe, tandis que les petites embarcations s'éloignaient en ordre dispersé sur l'océan. Autant dire qu'il n'en restait plus guère, leurs capitaines tentaient leur chance en mer plutôt qu’attendre que les hommes du Roi Ravin leur tombent dessus. Greave ne pouvait pas leur en vouloir. Peut-être… aurait-il dû tout simplement monter à bord du bateau sur lequel il avait renvoyé Aurelle, et régler tout ceci ultérieurement.
Non. Le cœur de Greave se brisait de douleur à la simple évocation d’Aurelle. Il croyait qu’elle l'avait accompagné dans son périple parce qu'elle l'aimait, comme lui l’aimait alors. Greave s'était si profondément entiché d’elle qu'il n'avait pas vu immédiatement à qui il avait à faire : une espionne mandatée pour l'empêcher de trouver le remède secret contre la maladie de l’homme de pierre, même si pour cela il fallait le tuer. Peu importe qu'elle l'ait aidé en fin de compte ; sa trahison… s’avérait bien trop douloureuse pour tirer un trait dessus.
Greave porta sa main sur sa tunique, là où il avait caché la page déchirée comportant les notes de Hillard, le parchemin étant en lieu sûr alors que le reste de la bibliothèque souterraine d'Astare avait brûlé de la main-même d'Aurelle. S'il réussissait à gagner un abri, il lui suffirait de trouver les ingrédients nécessaires …
Mais Greave ne voyait aucun bateau en mesure de le conduire en lieu sûr. Il y en avait bien mais définitivement trop grands pour qu'un seul homme puisse les manœuvrer, même s'il n’était pas ignare en termes de navigation. Pis encore, des soldats cheminaient le long de la falaise menant aux quais, s’y dispersaient, se déplaçant comme s'ils cherchaient quelque chose.
Greave s’efforçait de garder son calme. Il n’était pas concerné. Les hommes lancés à ses trousses et celles d’Aurelle dans la grande bibliothèque étaient morts, tués de la main d’Aurelle ou piégés par l’incendie allumé en partant. Greave ressentait du chagrin à l’idée d'avoir participé à la destruction d’un lieu emblématique, un puits de savoir, mais il ne pouvait désormais plus faire machine arrière.
Il se fraya un passage jusqu'au dernier ponton en bois, espérant trouver au moins un capitaine susceptible de l'aider. Mais personne, aucun bateau à voler, aucune possibilité de tester ses rares compétences nautiques en termes de marées. Ne se trouvaient là que des piles de provisions, dans l’attente de bateaux qui accosteraient prochainement, peut-être abandonnées par ceux qui s'étaient enfuis : des barils de goudron, des caisses de biscuits, du poisson séché et salé.
Greave fit volte-face pour retourner sur les quais, déterminé à se fondre dans la masse et trouver un moyen de quitter Astare, mais il vit les soldats venus sur les quais discuter avec les rares habitants qui y étaient restés. Des doigts pointaient dans sa direction.
"Non," dit Greave. "Je ne suis pas recherché."
C’était pourtant bel et bien le cas. Un homme avait peut-être réussi à s'échapper de la bibliothèque en feu, quelqu'un les avait peut-être repérés dans la rue, lui et Aurelle, et les avait reconnus. Quoi qu'il en soit, Greave courait un terrible danger… et Aurelle n'était plus là pour le protéger.
Greave rit amèrement, il souhaitait sa présence alors qu'elle lui avait fait tant de mal, simplement parce qu'elle savait manier un couteau. Le philosophe Serecus n'avait-il pas écrit que l'amour importait moins que les choses de la vie ? Et Yerrat, que mieux valait avoir un ennemi d'envergure à ses côtés contre un adversaire des plus insignifiant que des amis faisant preuve de lâcheté ? Greave songea qu'il avait dû rater un épisode.
Souhaiter la présence d'Aurelle ne servait plus à rien désormais, envolé le souvenir de sa peau douce, ou plus simplement parce qu'elle était capable de tuer un homme en un clin d'œil, d'après Greave. Elle était partie, son passage avait été payé, le capitaine avait juré qu'il ne ferait pas demi-tour. Greave devrait se débrouiller seul. Il commença par descendre du ponton sur lequel il se trouvait.