Ses hommes leur tombèrent dessus, poursuivant leur attaque initiale par la violence des épées, des massues et des haches. Ils assaillirent les soldats du Royaume du Sud, les tuant l'un après l'autre, mais pas sans perte. Erin vit le serviteur d’un noble qui l'avaient accompagnée se faire transpercer par une courte épée, la tête d'un garde éclater sous le poids d'une masse.
Erin tressaillait chaque fois qu'elle voyait un des siens tomber, comme si on meurtrissait sa propre chair. Mais elle savait que tel était le prix à payer lorsqu’on donnait des ordres ; elle ne pouvait pas assurer la sécurité de tous ses suivants. Tout ce qu'elle pouvait faire, c'était espérer que le plus d’ennemis possibles vengent leurs propres morts.
Le combat dans la cour fut rapide et brutal, les soldats du Roi Ravin furent décimés en moins d'une minute. Erin et ses hommes ne restèrent pas pour autant dans les environs, déjà, d'autres arrivaient. Il en arrivait toujours. Ils s’emparèrent des armes des victimes autant que faire se peut et s’élancèrent dans les ruelles, s’en tenant aux chemins de traverse, ils connaissaient mieux la cité que leurs ennemis.
"Combien sont-ils ?" demanda un homme derrière Erin. Elle sentait sa lassitude poindre dans sa voix, la partageait même, mais savait qu'elle ne pouvait pas en faire état.
"Nous les chasserons de notre cité tous autant qu'ils sont," répondit Erin. "Continuons. Ne nous arrêtons pas. La vie de chacun de nous en dépend." Elle était convaincue que son frère ou son père, voire même Lenore, auraient alors tenu un discours enthousiaste ; tout ce qu'Erin pouvait faire, c'était montrer l'exemple. "Attachez une corde."
L'homme grommela mais hocha la tête, se dirigea vers l'un des bâtiments les plus proches de la rivière et lança une corde en travers, tira dessus jusqu'à ce qu'il soit sûr d’avoir ferré une cheminée de l'autre côté. Les hommes d'Erin attachèrent la partie la plus proche sur leur toit, mais c'est elle qui s’aventura dessus avec l’agilité d’une acrobate. La rivière en contrebas habituellement calme, qui traversait le quartier le plus pauvre et le quartier des plaisirs, rugissait telle la Slate. Erin aperçut la silhouette de Maître Grey en hauteur qui lançait son sortilège.
"Je sais que cela ralentit l'ennemi, sorcier, mais cela ne nous facilite pas vraiment non plus la tâche," murmura-t-elle en atterrissant tel un félin sur le toit d’en face. Elle constata que la corde enchevêtrée était sur le point de se défaire ; encore une seconde ou deux, moins si elle avait été moins légère, et Erin aurait été précipitée dans les eaux. Elle l'attacha fermement, s'assurant que ses hommes puissent la suivre. Ils se précipitèrent à sa suite, passant une deuxième corde par-dessus la première afin de traverser plus facilement.
"On dirait que l'ennemi a la même idée," dit l'un d'eux en traversant. "Je suis sûr d'avoir vu une lumière de l’autre côté de la rivière."
"Où ça ?" demanda Erin en se jetant sur le côté d'un édifice, elle repéra un endroit avec des lumières trop proches de la rivière. Elle y courut, se dépêcha de traverser les ruelles, ses hommes à ses trousses.
Elle ralentit alors qu'elle se rapprochait, se déplaçait dans l'obscurité. Elle trouva un pont de corde entre deux bâtiments, un homme le traversait. Sûrement un messager mais sa mission importait peu aux yeux d'Erin, son but était d’éliminer les habitants de sa cité. Elle prit sa lance et coupa net, tranchant une des cordes d’un coup d’un seul.
L'homme sentit que quelque chose n'allait pas. Il fit demi-tour et repartit vers la berge mais Erin coupait déjà une deuxième corde. La silhouette du messager tomba dans l'eau en contrebas, Erin se retourna vers les hommes qui la suivaient.
"Nous ne pouvons pas les laisser," dit Erin. "Mais nous pouvons nous en servir. Nous allons nous faufiler et couper leurs ponts avec leurs hommes dessus. Nous tuerons ceux qui traversent. S'ils ont des ordres pour d’autres escouades dans la cité, nous ferons en sorte de les piéger. Nous trouverons un moyen de leur faire payer ce qu'ils nous font en leur ôtant la vie."
"Et qu'en est-il de nos vies ?" dit un des hommes.
"Vous voulez la vérité ?" répondit Erin. "Nos vies importent peu pour le moment. Pensez aux habitants de cette cité, à tous ceux qui vont mourir, ou seront à peine mieux que des esclaves si le Royaume du Sud s’empare de Royalsport. Leur seul espoir est que nous continuions à avancer, à tuer le plus des troupes de Ravin que possible."
Elle aurait peut-être la chance de tomber sur le Roi Ravin entouré de peu d’hommes et ainsi le tuer. Mais cela semblait de moins en moins probable au fur et à mesure que la nuit avançait. Non, ce n'était plus la nuit. Erin aperçut un mince rai de lumière à l'horizon, rouge-sang, comme le sang répandu dans les rues de la cité. En temps normal, elle aurait accueilli l'aube avec bonheur, mais se prit à maudire le jour qui se levait. L'obscurité était leur alliée, leur protection ; la lumière était la dernière chose dont ils avaient besoin.
Erin comprit qu'elle devrait bientôt battre retraite dans le château ; elle détestait l'idée de laisser Lenore et leur mère sans surveillance si longtemps. Pour l'instant, elle devait essayer de poursuivre le combat, même si les effectifs de l'armée du Royaume du Sud semblaient ne jamais tarir par rapport à leurs propres forces, petites et disparates.
"Nous n'avons pas dit notre dernier mot," renchérit Erin à ses soldats. "Allez."
Elle plongea dans la lumière de l'aube, lance en main, en quête du prochain groupe d'ennemis à tuer.
CHAPITRE QUATRE
Odd poignarda l'homme qui s'approchait, de sorte que le coup fut porté de façon à repousser l'attaque de son ennemi, tandis que la pointe lui tranchait la gorge. Il pivota et para une autre attaque en entendant un bruit tout près, donna un coup de pied qui envoya l'homme valser sur le dos, en égorgea un troisième pour éviter qu’il se jette sur le Maître d'armes Wendros, incapable d’achever l’attaque escomptée.
"Attention," dit Odd. "Il a failli vous avoir."
"Je savais que vous l'auriez," répondit le maître d'armes en désarmant habilement un soldat qui arrivait, avant d’enfoncer sa propre épée dans la poitrine de l'homme.
Autour d'eux, la salle d'entraînement de la Maison des Armes baignait dans la violence, les forgerons et les professeurs se battaient de concert tandis que les soldats du Roi Ravin s'approchaient pour essayer de s’emparer de l’armurerie. Odd vit des hommes se battant avec des marteaux et des épées, utilisant leurs outils et les objets qu'ils avaient fabriqués grâce à eux.
Odd et le maître d'armes Wendros se battaient dos à dos sur le ring, les hommes grimpèrent sur les bardages de bois délimitant la zone, s'avancèrent vers eux par un ou deux et attaquèrent avec tout ce qui leur tombait sous la main, des épées aux hallebardes, des lances aux haches de guerre. Odd esquiva une épée sur la gauche, frappa avec le pommeau de sa longue épée pour assommer un adversaire qu'il finit par décapiter à revers. L'un d'entre eux arriva de l'autre côté, Wendros arrêta la course de l’épée qui menaçait de s’abattre sur Odd, lui laissant la voie libre pour abattre le soldat suivant.
"Vous êtes très fort," observa Wendros qui se mouvait apparemment sans effort pour éviter un coup de hache, tuant l'homme qui s'était approché de lui d'un coup d’épée. "Je vous aurai cru plus sauvage, à en croire la rumeur."
Odd grommela une réponse et s’élança au beau milieu de la mêlée, sa précision toute réfléchie cédait désormais la place à la fureur, de sorte que son épée fendit l'air une fois, puis deux, pour abattre deux autres adversaires.
"Croyez-vous que le moment soit bien choisi pour ce type de conversation ?" demanda-t-il, alors que la douleur cuisante d'une épée traversant son bras le ramenait à la réalité. Il s'élança en guise de réponse, sentit l'impact de sa propre épée dans la chair mais n'eut pas le temps de s'arrêter pour voir le résultat.
"C’est arrivé parce que vous avez légèrement dévié votre poignet en passant de parade à contre," déclara le maître d'armes Wendros. Comme pour illustrer sa remarque, il esquiva une épée et enfonça sa propre arme dans le palais d'un homme.
"Si jamais je voulais d'une leçon d’escrime, je ne manquerais pas de vous le faire savoir," dit Odd. Il esquiva un autre coup, tua un homme et poursuivit.
La violence à ce stade était purement mécanique, de sorte qu'au lieu de penser à feinter et contrer, à la tactique et à la distance, seuls demeuraient se déplacer, tuer, passer d'un adversaire à l'autre.
Malgré cela, l’enjeu semblait des plus aisé pour le maître d'armes Wendros. Il se déplaçait en douceur avec un timing parfait, sans jamais se presser, toujours là où il fallait. Il détourna des attaques et en laissa passer, frappait avec une rigueur mortelle presque naturelle, laissant une traînée de cadavres dans son sillage. Seul le boitillement de sa jambe blessée le déséquilibrait, le ralentissant et donnant à certains de ses jeux de jambes un aspect saccadé.
Odd abattit un autre adversaire mais ne put s'empêcher de se demander à quel point le maître d'armes avait dû être un bon escrimeur dans sa jeunesse. Odd avait toujours été considéré comme l'un des Chevaliers d’Argent les plus dangereux, mais le maître d'armes était différent. Que Odd n'ait pas cherché à le combattre était un vrai miracle.
Odd s’abima dans la méditation de la violence, vivant chaque instant si intensément qu'il semblait emplir ses sens. Toutes les couleurs étaient plus vives, les bruits du combat plus nets, chacun porteur de son propre message, de sorte qu'il se découvrit une capacité à pouvoir distinguer le flux et le reflux de la bataille autour de lui grâce à d’infimes indices. Les combats faiblissaient peu à peu autour d'eux, les participants morts ou victorieux, Odd n’aurait su dire leur camp. Il parvint à distinguer la respiration d’hommes qui approchaient, repérer le moindre détail d'une épée venue se loger dans son crâne, qu’il évita, tua l'homme en lui assénant un coup du bas vers le haut.
En un instant, il n'y eut plus d'assaillants. L'espace autour du ring s’était vidé de ses ennemis, l'intérieur ne contenait que leurs cadavres, l'odeur de la mort flottait dans l’air ambiant. Odd crut apercevoir, à travers de larges fenêtres voutées situées en hauteur, poindre la lueur rouge-orangée de l'aube.
"Je ne pensais pas que nous vivrions assez longtemps pour la voir," dit-il en regardant en direction du maître d'armes Wendros. L'homme était assis sur l’une des rampes du ring, pansant son torse blessé à l’aide d’un morceau d’étoffe. Odd n'avait pas vu le coup venir, n’aurait jamais cru qu’un tel homme puisse être touché, tant sa défense était précise.
"Jadis, personne ne m'aurait touché," dit le maître d'armes, agacé. Odd le crut volontiers.
"J'aurais aimé me battre avec vous à l'époque," dit Odd.
Le maître d'armes fronça les sourcils. "Pas moi. Je connais votre réputation. Nous nous serions battus jusqu’à ce que le combat cesse, faute de combattants."
Odd baissa la tête, il pouvait nier la vérité toute crue. Jadis, sa fierté l’aurait empêché de se laisser défier par un homme aussi expérimenté sans le mettre à l'épreuve, la bataille qui se serait ensuivie se serait forcément terminée dans une effusion de sang.
"Je ne suis plus l'homme de jadis," répondit Odd. C'était plus un espoir, qu'une vérité.
"Qui l’est encore, parmi nous ?" répliqua Wendros. "Combattre à vos côtés est un honneur."
Odd demeura quelque peu interdit. Erin semblait heureuse d'être son élève, mais elle ne le connaissait pas vraiment, ignorait qui il était et ce qu'il avait fait. Le Maître d'armes Wendros était suffisamment âgé pour le savoir, mais il ne se déroba pas, comme l'auraient fait la plupart des Chevaliers d’Argent.
"Alors," demanda Wendros. "Quel est votre plan ?"
"Nous faisons de notre mieux. L'ennemi est trop nombreux et nous pas suffisamment. La Princesse Erin a pris le commandement des hommes, ils combattent et ont investi les ruelles. Elle m'a envoyé ici pour tenter de récupérer des hommes et des armes."
Mais il ne restait malheureusement plus assez d'hommes. Les salles d'entraînement désormais désertées par les envahisseurs, seuls demeuraient quelques maîtres d'armes et forgerons, blessés pour la plupart.
"Allez," leur ordonna Odd. "Vous êtes trop peu nombreux pour protéger cette Maison. Rejoignez le combat dans les rues. Tuez vos ennemis, bougez-vous. Exécution."
Ils partirent, visiblement heureux de prendre leurs ordres d’un homme parlant en connaissance de cause.
"Nous devrions probablement les rejoindre," dit Wendros. Il sauta de son perchoir sur la balustrade, vacilla légèrement sur sa jambe blessée.
"Patience," répondit Odd. "Quand vous vous sentirez prêt."
"Ne vous apitoyez pas sur moi," répondit le maître d'armes, "sans quoi nous nous battrons pour de bon."
Ils traversèrent la Maison des Armes beaucoup plus lentement que les autres malgré tout, se dirigèrent vers les forges et la sortie. Les forges étaient silencieuses, seule une faible lueur émanant du creuset s'ajoutait à la lueur de l'aube.
"Pensez-vous que nous pouvons gagner ?" lui demanda Wendros.
Odd haussa les épaules. "La victoire tient parfois à la durée et la hardiesse au combat."
Ils se dirigeaient vers la sortie lorsque d'autres hommes de Ravin pénétrèrent dans la Maison des Armes. Deux d’abord, que Odd abattit facilement, mais d'autres suivaient, et d'autres encore derrière. Ils se déversaient dans la Maison des Armes, presque trop nombreux pour les dénombrer. Certainement trop nombreux pour espérer se battre, n’étant que deux. Odd soupesa malgré tout son épée dans sa main.
"Un nouvel assaut est prévu ?" demanda Wendros.
"Non. Battons en retraite, les forges feront office de couverture."
C'était un bon plan, ils commencèrent à reculer de concert vers une issue. Au début, l'ennemi progressait lentement, comme si personne ne voulait être le premier à atteindre l’autre. Puis un homme avança et chargea, vite descendu par Odd.
Les hommes qui affluaient en masse tombèrent sur Odd et Wendros. Le temps n’était plus au raffinement mais à l'habileté. Ils passaient leur temps à couper et taillader, en cédant peu à peu du terrain. Tout se déroulait pour le mieux jusqu'à présent, abrités par les forges tandis qu’ils combattaient côte à côte, un coup d'œil derrière lui suffit à Odd pour comprendre qu’ils se trouveraient bientôt devant un problème ; le même problème rencontré par Erin et lui sur le pont. La sortie vers laquelle ils se dirigeaient située derrière les forges ouvrait sur un espace donnant à leurs ennemis tout loisir de les encercler. Odd doutait fort qu'une armée vienne à leur secours cette fois-ci.
"Cela va poser problème," dit le maître d'armes Wendros qui l’avait manifestement remarqué. Son épée s’enroula autour de l’épée d’un ennemi, qu’il occis. "Mais tout problème à sa solution, cela dit."
"Quelle solution ?" demanda Odd en tuant un homme, puis un autre.
"Je les tiens en échec pendant que vous vous échappez," dit Wendros. Il repoussa une attaque et envoya un soldat valdinguer parmi ses deux confrères d’un coup de pied. Ce qui eut pour but de les ralentir un court instant.
"Quoi ? Non," répondit Odd, et pas seulement parce qu'il détestait l'idée de battre en retraite. Le maître d'armes l’avait traité d’égal à égal, pas comme un chien enragé qui montrait les dents devant l’ennemi et fuyait en temps normal.