Elle savait qu’il n’y avait que la promesse des récompenses et les bonnes critiques qui avaient convaincu Bryce de laisser son département ouvert aussi longtemps. Elle avait cultivé un catalogue des meilleurs auteurs du genre, avec les opinions et les découvertes les plus novatrices. Le problème, c’est qu’ils ne sortaient qu’un livre ou deux à cause du temps qu’il fallait pour les écrire et de leur extrême spécificité. Si elle ne continuait pas à produire des révélations, elle ne pourrait pas garder sa place bien longtemps.
Pourtant, tandis que Bryce libérait les éditeurs, Lex savait que cette année était un bon cru. Ces livres étaient des gagnants, ils avaient le potentiel de changer le monde et ce n’était pas rien.
– Un Pulitzer. Bien joué, dit Karen en s’approchant la main tendue.
Lex savait au ton de sa voix que ça n’avait rien d’une félicitation. Elle se moquait d’elle. Pourtant, elle répondit automatiquement à la poignée de main. Ce geste lui rappela trop tard la tache d’encre sur son doigt et elle constata avec horreur que la marque noire avait déteint sur Karen, lui recouvrant la paume là où le pouce de Lex s’était posé.
Lex était sur le point de dire quelque chose, de s’excuser, mais Karen s’était déjà retournée vers Matt avec un rire hautain, visiblement destiné à Lex pour bien lui faire comprendre que ses félicitations étaient hypocrites. Ce faisant, Karen passa sa main sur son visage, plus précisément autour de son œil comme pour essuyer une larme de rire. Elle se retrouva avec une trace noire ressemblant à un œil de panda sur son maquillage parfait.
Lex se mordit la lèvre. Le stylo était de la marque qu’utilisaient leurs auteurs pour faire les dédicaces, pigmenté et permanent. Elle fit semblant de devoir mieux ranger sa chaise sous la table pour éviter de rire devant Karen. Elle préférait être loin d’elle pour éviter les suspicions lorsque quelqu’un la préviendrait.
– Alexis, dit Bryce la voix basse bien qu’il ne resta plus qu’eux dans la pièce. Pouvez-vous m’accompagner dans mon bureau ?
Alexis sentit une boule se former dans son estomac en entendant le ton de sa voix et il lui fallut un moment pour convaincre son corps de se détourner de la table pour le suivre.
***
– Écoutez, dit Bryce qui se tenait face à Lex de l’autre côté de son bureau.
Celui-ci était décoré de photos de ses enfants, mais derrière lui le mur était rempli de récompenses et de certificats encadrés, et même de couvertures de magazines. Il avait eu une longue carrière pleine de succès.
– Ne croyez pas que je ne trouve pas vos livres importants.
La conversation commençait mal.
– Bien sûr qu’ils sont importants. dit Lex se mettant instantanément sur la défensive. Ils sont révolutionnaires. Déterminants. Les recherches du professeur sur le système endocrinien seront sans doute étudiées en École de médecine pendant des décennies.
– Oui, mais, c’est juste que…, dit Bryce en remontant ses lunettes à grosses montures sur son nez. Ils ne se vendent pas très bien. J’en ai discuté avec les autres partenaires et j’ai parlé en votre faveur, mais selon eux, il n’est pas judicieux pour Enlivrez-vous de continuer à subir des pertes, même pour changer le monde.
Lex le regarda un moment, bouche bée, incapable d’assimiler ses paroles.
– Et les récompenses ? demanda-t-elle. Les critiques ? Elles donnent une bonne image de l’entreprise, elles nous font paraître dans les journaux…
– Malheureusement, elles ne donnent une bonne image de nous qu’aux autres écrivains académiques et aux éditeurs, dit Bryce. Sa bouche formait une grimace contrite.
– Mais Le Pétrole de Champignon a été absolument révolutionnaire dans son domaine, il a reçu un super accueil…
– Malheureusement, transformer les champignons anaérobies en une source de biocarburant est un « domaine » extrêmement réduit. Nous n’en avons vendu que cinq cents copies, soupira Bryce. Je suis vraiment désolé Alexis. Vous êtes une bonne éditrice. Vous avez du flair. Le problème vient du genre de livre dont vous vous occupez et aussi merveilleux soient-ils, ils ne se vendent pas.
Lex essaya de s’éclaircir les idées, elle secoua la tête essayant de comprendre ce qu’il voulait dire.
– Que vais-je… Quel genre de livres voulez-vous que j’édite ?
Bryce s’agita, mal à l’aise, les mains croisées sur la table près de la sienne comme pour s’empêcher de tendre la main vers elle.
– Je suis désolé Alexis, répéta-t-il. Nous partons dans une direction très différente, complètement éloignée des documentaires, en dehors des mémoires. Je voudrais que vous rejoigniez Karen au département des Autobiographies de célébrités.
Lex le fixa silencieusement. Elle l’entendait mais n'arrivait pas à le comprendre. Puis, elle eut l’impression que le sol s’écroulait sous ses pieds. Comment pouvait-il penser qu’elle serait capable de travailler dans le département de Karen ?
– Je ne peux pas faire ça, murmura Lex, la gorge sèche. Je ne peux pas travailler sur les Célébrités.
– Alexis, vous m’avez mal compris, dit Bryce. Ce n’était pas une proposition. Votre département va disparaître et il n’y a pas d’autre poste vacant hormis celui-ci. Vous allez aux Célébrités.
Lex savait au fond d’elle-même qu’elle avait besoin de ce travail et qu’elle aurait des ennuis si elle le perdait. Elle risquait aussi de perdre son appartement et de devoir retourner vivre chez sa mère à l’âge de trente-deux ans. Mais par-dessus tout, elle était absolument certaine d’une chose, elle n’y arriverait jamais.
– Comment suis-je censée travailler sur ces livres ? demanda-t-elle désespérément. Vous savez que c’est impossible. Lorsque je suis arrivée, je voulais travailler pour vous, car vous publiiez de la grande littérature. De vrais livres. Qui faisaient une différence.
– Je sais, soupira Bryce en se frottant les yeux. Les choses ont changé dans le monde de l’édition. Nous sommes en compétition avec les e-books et en ce moment c’est ce qui se vend. Ma hiérarchie se moque des prouesses littéraires, ils ne regardent que les chiffres.
– Je ne peux pas.
Lex regarda sa main et l’encre noire sur son pouce. Étrangement, en cet instant, elle lui rappelait son père qui étiquetait ses livres à la main. Il avait tout misé sur son rêve, celui d’ouvrir une librairie. Quand il avait perdu l’affaire, tout avait changé. Les rêves brisés, l'incapacité de les poursuivre avaient été pires pour lui que perdre son emploi.
– Je sais que les gens vont me croire folle de dire ça, mais je ne peux pas. Pas si je dois perdre ce que j’aime le plus dans ce métier.
– Ne faites pas ça, dit Bryce en secouant la tête. Vous avez tellement travaillé pour avoir ce poste. Ne partez pas maintenant.
– Désolée, dit-elle.
Ses mots lui paraissaient lointains, comme s’ils étaient prononcés par une autre personne.
– Je suis reconnaissante pour tout ce que vous avez fait pour moi, vous avez été mon mentor, vous m’avez défendue quand mes ventes étaient basses. Mais je dois démissionner.
Bryce la fixa, ébahi. Lex n’était pas surprise. De toute sa carrière chez Enlivrez-vous, elle n’avait rien fait d’aussi courageux.
– Je vais vous écrire une lettre de recommandation, dit-il enfin.
– C’est gentil, répondit Lex avec un sourire poli. Je ne pense pas que je retrouverai un travail comme celui-là. Personne ne voudra d’une éditrice de documentaires aux ventes désastreuses et aux titres obscurs. Vous avez raison, le marché a changé. Il est peut-être temps que je change aussi. Je vais rester fidèle à moi-même et voir où ça me mène.
– Je vous serrerais bien la main, dit Bryce avec un sourire larmoyant, mais je voudrais éviter de passer les deux prochaines heures à essuyer de l’encre.
Lex réprima un rire, levant sa propre main en l’air pour dévoiler la tache qu’il avait déjà remarquée.
– C’était une bonne expérience, dit-elle.
– Effectivement. Bryce s’enfonça dans sa chaise l’air abattu. Je vous souhaite bonne continuation, peu importe ce que vous choisirez de faire.
Tant bien que mal, avec des mouvements machinaux, Lex réussit à se lever, à ranger la chaise sous le bureau puis à se tourner vers la porte. Les choses lui paraissent irréelles en cet instant.
– Votre départ prend effet immédiatement, l’interpella rapidement Bryce avant qu’elle ne sorte. C’est la politique de la compagnie dans ce genre de situation. Karen s’occupera d’achever vos manuscrits en cours et nous ferons tout ce qui est possible pour eux. Vous avez droit à un préavis de quatre semaines pendant lequel vous recevrez votre salaire, mais vous ne pourrez pas revenir. À cause de la sécurité des données, des plannings et tout ça. Ils ne veulent pas prendre de risque.
Lex le fixa de nouveau un moment, sa main hésita au-dessus de la poignée de la porte. Ce n’était pas dit méchamment, il avait même l’air désolé de son annonce. Une vague d’indignation la submergea, elle n’aurait pas le temps de dire au revoir. Sauf qu’en y repensant, il n’y avait pas beaucoup de personnes ici qu’elle considérait comme ses amis. Bryce avait toujours été gentil avec elle et compréhensif. Mais c’était terminé.
Elle se détourna et se dirigea vers son bureau comme abasourdie. Lex se dit vaguement qu’elle allait devoir trouver une boîte quelque part pour ranger ses affaires. Puis elle se demanda ce qui allait se passer maintenant.
CHAPITRE DEUX
Lex s’appuya contre l’encadrement de la porte. Elle se sentait fatiguée et vidée par les évènements de la journée, traverser la moitié de Boston pour rentrer n’avait rien arrangé. Elle faillit tomber à l’intérieur de l’appartement lorsque la porte s’ouvrit sur Colin, son petit ami depuis six mois. Il arborait un grand sourire sur son visage couvert de taches de rousseur, heureux de la voir, mais son expression changea dès qu’il croisa son regard.
– Lexie ? demanda-t-il. Qu’y a-t-il ?
Elle soupira et baissa la tête en direction du tapis avant de répondre.
– J’ai perdu mon boulot. Je peux entrer ?
Colin s’écarta immédiatement pour la laisser passer, fermant la porte derrière elle avant de se rapprocher pour lui faire un câlin. Elle posa sa tête sur son épaule. L’odeur de patchouli de ses vêtements, qui la faisait toujours éternuer, lui emplit les narines. Elle tourna la tête pour essayer de respirer de l’air pur. Colin s’éloigna, pensant que son attitude signifiait la fin de l’embrassade.
– Je croyais que tu étais en lice pour recevoir un prix, dit-il en la conduisant jusqu’au canapé.
Il était jonché de numéros de magazines auquel il s’était abonné sur des affaires non élucidées et des théories du complot. Elle en poussa quelques-uns pour se faire une place.
– Le livre oui, moi non, le corrigea Lex. Il l’est toujours d’ailleurs. Apparemment, moi, je ne leur rapportais pas assez d’argent.
– Oh, bébé, dit Colin.
Il plissa le nez et secoua la tête tout en s’asseyant à côté d’elle, quelques mèches de ses cheveux bruns tombèrent devant ses yeux.
– Je suis désolé. Tu veux qu’on se fasse une soirée pizza avec des bières et qu’on regarde un film ? Tu pourras même pleurer sur mon épaule.
Cela eut au moins le mérite de rendre le sourire à Lex. Il la connaissait maintenant assez bien pour savoir qu’un film et un bon repas étaient les remèdes les plus efficaces en cas de coups de blues.
– Bonne idée, acquiesça-t-elle en voulant terminer cette journée sur une note positive.
Colin lui fit un grand sourire, puis il se pencha et lui embrassa la tempe.
– Je vais chercher le menu.
Tandis qu’il fouillait dans les tiroirs de la cuisine, Lex attrapa un des magazines ouverts sur la table et soupira. Il y avait un article sur les dernières émissions historiques disponibles en VOD et Colin avait entouré l’une d’elles au feutre rouge, La mort d’Hitler : Mythe ou Réalité ? Lex repoussa le magazine avec dégoût, elle avait eu son quota d’imbécilités pour la journée.
Elle préféra prendre la télécommande et commencer à chercher une adaptation cinématographique de roman à regarder. Il y avait plein de titres intéressants, mais elle choisit de se les garder pour un autre moment, quand elle pourrait pleinement en profiter. Finalement, elle se décida pour un livre Jeune Adulte, adapté en film l’année dernière. Heureusement, ce n’était pas l’une des prouesses de Matt.
– Tu veux la même chose que d’habitude Lexie ? demanda Colin depuis le couloir, le combiné collé à l’oreille. Et je prends aussi de la glace pour le dessert.
– Oui, comme d’habitude, répondit Lex.
Elle n’aimait pas changer. Une bonne vieille routine n’avait jamais tué personne et elle cherchait du réconfort.
– Tu as vu La joueuse rebelle ?
– Oui, mais ça ne me dérange pas de le revoir, dit Colin.
Puis il lui signala de la main qu’on répondait à son appel.
– Bonjour ? Oui, je voudrais commander des pizzas en livraison…
Lex laissa son esprit s’égarer pendant qu’il commandait. Ses yeux balayèrent la pièce et se posèrent sur une figurine de chouette qui se trouvait dans la bibliothèque de Colin depuis qu’elle le connaissait. Elle portait maintenant un chapeau en aluminium, minuscule mais ajusté. Lex réprima un rire. Même s’il se laissait emporter par des théories farfelues, Colin avait un sacré sens de l’humour. Il avait dû le rajouter après leur dernière dispute, lorsqu’elle l’avait accusé d’être sur le point de porter un chapeau en aluminium. Une dispute qui s’était transformée en fou rire lorsque Colin l’avait très sérieusement informé que l’aluminium amplifierait probablement les ondes au lieu de les arrêter.
C’était une dispute parmi tant d’autres. Il était têtu. Lex se demanda si elle serait capable d’en supporter une de plus.
– Les pizzas seront là dans vingt minutes, dit Colin en reprenant sa place sur le canapé. Ça va s’arranger, tu verras.
Il passa un bras bronzé par-dessus son épaule et l'attira contre lui. Il mit ses pieds sur la table basse et commença à siroter l’une des bières qu’il avait ramenées, plaçant la deuxième dans la main de Lex. Il lança le film et s’installa, son attention focalisée sur l’écran.
Elle se pressa contre lui sans vraiment regarder le film. Elle fixait leurs reflets qui apparaissaient dans l’écran lorsque celui-ci était assez sombre. D’un côté, Colin buvait joyeusement sa bière, en souriant. De l’autre, elle paraissait invisible, ses cheveux bruns se fondant dans le pull à col roulé noir qu’elle avait porté au travail. Ses lèvres étaient crispées par la tension et ses yeux chocolat cernés par la fatigue. Elle avait l’air épuisée, anéantie.
Pendant ce temps, Colin était absorbé par le film, loin de toute inquiétude. Elle savait que c’était ce qu’elle avait demandé, mais elle était tout de même un peu frustrée. Il ne semblait pas plus se préoccuper que ça du fait qu’elle ait perdu son emploi. Il aurait pu s’énerver, pensa-t-elle. Ou l’aider à s'inscrire sur un site d’annonces pour trouver un autre poste. N’importe quoi aurait été mieux que de faire comme si de rien n’était, comme si elle venait simplement de lui annoncer la météo de demain.
En réalité, elle n’avait rien à lui reprocher. Il était gentil, encourageant et ne la rabaissait pas pour avoir perdu son travail. C’était déjà ça. Beaucoup d’hommes auraient été plus méchants. Elle se détendit, posa sa tête contre son torse et essaya de se concentrer sur le film.
Les pizzas arrivèrent évidemment en plein milieu d’une scène clé. Lex et Colin lâchèrent un grognement au même moment, ce qui les fit éclater de rire. Lex attrapa la télécommande pour appuyer sur pause. Colin se précipita dans le couloir pour récupérer la commande des mains du livreur et revint au moment où Lex ouvrait deux nouvelles bières.