– Ça sent super bon, dit-il en posant les cartons sur la table basse.
Lex posa les bières près des pizzas et ouvrit l’un des couvercles. Elle tendit la main pour attraper la toute première part encore fumante.
– Tu as bien raison, dit-elle en inspirant profondément avant de croquer.
Les saveurs explosèrent dans sa bouche : fromage gras et chaud fondu sur les tomates, pâte parfaitement cuite et tranches de champignons juteuses se mélangeaient ensemble en une seule bouchée.
Colin relança le film et se pencha pour la rejoindre, tous les deux se tenaient au-dessus de la boîte pour manger, une main traînant sous chaque part pour attraper les miettes égarées.
Le film était loin d’être aussi original et captivant que Lex l’avait espéré, mais il avait le mérite de lui servir de distraction. Elle regarda la jeune héroïne en levant les yeux au ciel. Comment la fille faisait-elle pour ne pas se rendre compte de la magie qui l’entourait ? Les personnages de ce genre d’histoires étaient tellement naïfs. Ils ne comprenaient rien par eux-mêmes, et ils se retrouvaient toujours dans des situations dangereuses.
Lex se dit qu’une adaptation de roman n’était, en fin de compte, peut-être pas le meilleur des choix. Après tout, elle ne pouvait s’empêcher de réfléchir à la trame et à la structure, ce qui revenait, pour elle, à travailler. Non pas que ce soit encore son travail. Qu’allait-elle faire maintenant ? Ce qu’elle avait dit à Bryce était vrai : il n’y avait généralement pas de poste disponible pour des éditeurs qui travaillaient sur des genres très spécialisés.
– Tu sais, dit Colin en finissant la dernière bouchée de sa part, elle ne ressemble même pas à ça en vrai.
Lex reporta son attention sur l’écran où l’on pouvait voir la Terre depuis l’espace. Elle fronça les sourcils, ne comprenant pas ce qu’elle avait raté. Comment ça ?
– La planète. Elle n’est pas comme ça. En fait, elle est plate.
Lex le fixa, sa troisième part de pizza oubliée.
– Non, elle ne l’est pas.
– Si.
Colin se décala pour lui faire face, signifiant qu’il allait commencer à lui expliquer quelque chose qui était pour lui essentiel. Il avait sans doute attendu d’avoir une bonne excuse pour lui en parler.
– J’ai fait des recherches. C’est un gigantesque complot. On raconte à tout le monde que la Terre est ronde et on a toutes ces images truquées qui sont censées venir de l’espace. Ce n’est pas vrai. C’est prouvé scientifiquement. La Terre est forcément plate.
– Colin, dit calmement Lex, à peine capable de croire qu’elle avait cette conversation. Écoute-moi. Les Platistes sont des idiots. C’est complètement faux.
– Regarde vers l’horizon, dit Colin en gesticulant des bras. On devrait voir une courbe si la Terre était ronde, non ? Même une toute petite ? Mais il n’y en a pas. C’est toujours bien droit. Ils ont fait des expériences et il s’avère que si tu mesures une ligne droite d’un bout à l’autre de la Terre elle ne se courbe pas. C’est complètement plat.
– Non, ça…
Lex inspira profondément, essayant de ne pas s’énerver. Ce n’était pas le bon jour pour jouer avec sa patience.
– Colin, tu ne peux pas voir la courbe de la Terre à l’œil nu parce que la Terre est immense. Il y a des gens qui ont mesuré cette courbe et elle existe bel et bien. Tu ne peux pas t’informer uniquement sur les forums de Platistes. Fais de vraies recherches, beaucoup de gens ont réfuté cette théorie de tellement de façons différentes. Je vais même te montrer, regarde, je vais te montrer sur mon téléphone. Voilà, des photos de la NASA prise depuis la Station Spatiale Internationale. Tu vois ?
– Oh, Lexie. Ils t’ont eu toi aussi, dit Colin en lui prenant la main avec compassion. C’est ce qu’ils veulent nous faire croire, tu sais ? Tout ça parce qu’il y a des matériaux très précieux autour des bords de la Terre. Juste avant le vide intersidéral, il y a des mines où les gouvernements du monde fabriquent leur argent. Ils ne veulent pas qu’on le sache pour mieux contrôler les richesses et nous mener à la baguette. Toutes les photos sont truquées, personne n’a jamais été dans l’espace. Je vais te montrer des sites. Tu dois regarder la vérité en face.
Lex retira précipitamment sa main de celle de Colin et laissa tomber la part qu’elle mangeait dans la boîte.
– Tu sais quoi, Colin, dit-elle.
Elle avait eu une longue journée, même une série de longues journées pour autant qu’il sache et maintenant il essayait de lui « mec-spliquer » un sujet sur lequel elle était beaucoup mieux informée que lui.
– Tout mon travail porte, enfin portait sur les sciences et l’histoire. Et tu penses vraiment que je ne serai pas au courant, si la Terre était plate ?
Colin fronça les sourcils.
– Je pense juste que tu mérites de connaître la vérité, au lieu de rester dans l’ignorance comme le reste du troupeau. Tu ne m’as pas cru non plus quand je t’ai parlé des faux alunissages, ou de la race d’hommes-lézards qui dirige la planète et nous contrôlent, ni même des Illuminatis et de leurs messages secrets ! Tu es tellement étroite d’esprit ! Je ne suis pas sûr de pouvoir rester dans une relation avec quelqu’un qui refuse de voir la vérité.
Lex secoua la tête, incrédule. Les mots de Colin avaient sûrement pour but de résonner comme une menace, une menace qui la ferait en temps normal se défiler et essayer de le calmer. Mais pour quoi faire ? Pour qu’il recommence la semaine prochaine, et encore celle d’après ?
– Je ne supporte plus d’être entourée de gens irrationnels, dit-elle, plus pour elle-même que pour Colin qui ne l’écoutait pas de toute façon. Je ne peux pas. C’est simple. Ça suffit.
Elle se leva du canapé, attrapa son sac près de la porte en passant. Une rage sourde commença à l’envahir, alimentée par sa colère d’avoir perdu son travail, par la suffisance de Karen, par le manque de sensibilité de Colin et par tout le reste. Cette rage la poussait maintenant vers l’avant avec une énergie décuplée.
– Lexie, bébé, où vas-tu ? demanda-t-il.
Il n’avait l’air ni inquiet, ni bouleversé, mais simplement condescendant. Comme s’il ne croyait pas qu’elle puisse vraiment partir. Derrière lui le film continuait de défiler, totalement oublié. Elle savait qu’il ne l’avait pas écouté, pas vraiment.
– Je rentre chez moi, répondit Lex par-dessus son épaule. Je ne reviendrai pas. C’est fini Colin. N’essaie pas de m’appeler.
Elle sortit de l’appartement et claqua la porte derrière elle pour marquer le coup, descendant le couloir, puis les escaliers en ne ressentant rien d’autre que du soulagement. Même si elle savait au fond d’elle qu’elle avait fait le bon choix, il restait tout de même une question qui la taraudait : maintenant qu’elle avait réussi l’exploit de perdre à la fois sa carrière et sa relation en l’espace d’une journée, qu’est-ce qui pourrait encore lui arriver ?
CHAPITRE TROIS
Lex se précipitait vers son père, tout excitée. Il la souleva pour l’emmener vers l’arrière de la boutique. Derrière l’imposant comptoir en bois, vernis de rouge foncé, il y avait une porte qui menait au monde extérieur où une palette remplie de carton les attendait.
– Attention, dit son père.
Il la protégea de ses mains en la posant avant de faire apparaître un couteau de poche. Avec des gestes précis, il coupa le scotch qui retenait chaque carton, l’un après l’autre, puis il en attrapa un pour le poser par terre à la hauteur de Lex.
Elle plongea dedans avec enthousiasme, sortant un exemplaire flambant neuf d’un livre portant la photo d’une Reine en tenue de Tudors qui posait entourée d’épines.
– Où va celui-là, ma puce ? demanda son père en lui mettant la main sur l’épaule.
– Fictions Historique, annonça Lex, les mains déjà dans la boîte pour sortir les deux autres exemplaires du même roman.
– Bien joué. Tu as gagné le droit de les ranger et je m’occupe des autres, dit-il en lui ébouriffant les cheveux.
Lex sourit et repartit en courant vers les étagères, un chemin qu’elle pourrait retracer dans le noir les yeux fermés. C’était son monde : d’immenses piles de romans, l’odeur des livres neufs, les pages usées et cornées de la section des occasions, les classements alphabétiques et par genre, le calme et les chuchotements des clients. Son père toujours près d’elle pour lui faire découvrir les meilleurs titres, lui montrer de nouveaux mondes…
Elle posa les livres sur l’étagère et se retourna, mais son père n’était plus dans l’arrière-boutique.
– Papa ? appela-t-elle, sa voix résonnant étrangement dans cet endroit vide de toute présence. Papa ? Où es-tu ?
Lex se réveilla en sursaut, sentant un frisson parcourir son corps. Elle transpirait, le souvenir de ce rêve se répétant en boucle dans son esprit. Elle avait compris d’instinct que son père n’était plus là.
Peut-être parce qu’il était également parti, ici, dans la vraie vie. Aussi idyllique que sa vie lui paraissait lorsqu’elle était enfant, elle n’avait aucune idée de ce qu’il se passait en coulisses. Aucune idée des disputes de ses parents, des problèmes d’argent, du manque de marge réalisé sur les ventes. Doucement, sur deux ans, la section des livres d’occasion s’était agrandie, jusqu’à ce que le magasin entier ne vende plus que ça. Son père avait dû croire que ce changement pourrait sauver le magasin.
Lex se souvint avec nostalgie de ses flâneries parmi ces étagères. Les livres d’occasion avaient une odeur complètement différente, celle du vieux papier et de la vie. Chacun d’eux avait sa propre histoire, son propre passé, pas seulement sur les pages, mais aussi dans la vie du livre en lui-même. Des dédicaces griffonnées au stylo ou au crayon à l’intérieur de la couverture. Le bord des pages usé, corné et déchiré, les annotations occasionnelles dans la marge. Les plis dans la tranche là où le livre avait été lu et relu, aimé et emporté partout dans un sac.
C’était magique, jusqu’au jour où ça ne l’était plus. Le magasin fit faillite et ses parents la firent asseoir pour lui annoncer un après-midi d’été brumeux, alors qu’elle ne pensait que rien de mal ne pouvait arriver, qu’ils divorçaient.
Lex resta avec sa mère alors qu’elle souhaitait partir avec son père. Celui-ci vivait dans un motel le temps de trouver un nouvel appartement permanent. Un jour il quitta le motel et ne revint jamais.
Lex ne l’avait pas revu depuis.
C’était une vieille blessure. Lex avait maintenant trente-deux ans et les bons souvenirs du magasin ne représentaient qu’une petite partie de sa vie. C’était terminé depuis longtemps. Elle avait essayé de retrouver son père à l’adolescence, durant ses études et après son diplôme. Elle n’avait jamais trouvé la moindre trace de lui, et un jour, elle avait arrêté de chercher.
Lex sortit les pieds du lit et marcha jusqu’à la cuisine de son petit appartement, récupérant un verre dans le placard pour le remplir d’eau. Le rêve persistait dans son esprit et pas seulement à cause des émotions qu’il avait remuées.
Elle s’était accrochée à ce rêve depuis que le magasin avait fermé : ouvrir un jour sa propre librairie, suivre les traces de son père. Après sa disparition, elle s’était même imaginée ce fantasme dans lequel il apprenait qu’elle avait ouvert son propre magasin. Il l’aurait rejoint pour travailler avec elle au milieu des étagères, comme ils l’avaient fait lorsqu’elle était enfant. C’était en partie plus un souhait qu’un projet, mais l’ambition était toujours là.
À l’origine elle avait commencé dans l’édition pour être proche des livres. Elle voulait en apprendre plus sur le marché, comprendre ce qui se vendait et ce qui ne marchait pas. Elle pensait que ça lui servirait, qu’elle se créerait des contacts utiles pour le jour où elle se lancerait. Mais quelque part en chemin elle avait été promue d’assistante à éditrice junior, puis on lui avait donné son propre bureau, aussi petit soit-il, et le rêve s’était dissipé.
Lex termina son eau et retourna le verre sur l’égouttoir. Elle regardait par la fenêtre sans vraiment voir la vue. Quand avait-elle laissé tomber ce projet ? Elle en avait rêvé pendant tant d’années et c’était logique. Elle connaissait les livres. Ils faisaient partie de son âme. De plus, avec une librairie d’occasion, pas besoin de suivre les dernières tendances, le marché, les pires autobiographies. On récupère ce que l’on trouve, on cherche des perles rares et on se construit une clientèle qui aime vraiment les livres.
Lex se retrouva dans sa chambre, à la recherche de son portable sur sa table de chevet. Il y avait des messages de Colin qu’elle ignora, les balayant impatiemment de l’écran pour ouvrir l’application de sa banque. Elle en étudia le contenu avec contrariété. Elle n’avait jamais été douée pour économiser, encore moins avec cet appartement en plein centre de Boston qui prenait déjà une bonne partie de son salaire. Puis il y avait les courses, les trajets en métro, les sorties avec Colin…
Elle avait un peu de côté, mais un mois d’indemnité de licenciement, ce n’était pas grand-chose, du moins pas assez pour lancer son entreprise. Ça au moins elle en était certaine.
Mais elle avait d’autres options. Lex pensa à sa mère qui avait bien réussi ces quinze dernières années. Elle s’était remariée avec un homme riche et vivait dans une maison confortable avec piscine en banlieue. Elle avait une carrière fructueuse et son mari l’adorait. Ils ne seraient sûrement pas contre l’opportunité d’investir dans le projet de Lex, ni de la voir monter son entreprise.
Elle se décida à appeler sa mère dans la matinée. Tout ce dont elle avait besoin, c’était d’un coup de pouce pour se lancer et son rêve serait de nouveau accessible. Ce n’était pas grand-chose, elle n’avait rien emprunté à sa famille depuis l’université et elle avait tout remboursé dès qu’elle avait commencé à travailler. Elle était fille unique. Quel genre de parent ne voudrait pas la réussite de leur enfant ?
Elle se remit sous la couette l’esprit apaisé, souriant dans l’obscurité. Aujourd’hui, elle se remettrait sur la voie qu’elle n’aurait jamais dû quitter.
***
– Maman ? dit Lex en approchant le téléphone de son oreille, surprise. C’est fou. J’allais justement t’appeler !
En réalité, elle repoussait l’échéance. Elle s’était réveillée il y a plus d’une heure et avait passé son temps assise dans son lit à lire des articles sur son site d’informations préféré. Faisant tout son possible pour éviter l’inévitable.
– Ne va pas croire que c’est une coïncidence Alexis, lui dit froidement sa mère. Roger a entendu de Belinda que Carl avait parlé à Bryce ce matin. On dirait que nous sommes les derniers informés de ton licenciement.
Lex soupira. Elle n’avait aucune idée de qui étaient ces gens, en dehors de Roger, le nouveau mari de sa mère, mais elle avait le sentiment que si elle lui demandait, elle aurait le droit à un sermon pour ne pas l’avoir écouté. Ce n’était pas comme ça qu’elle s’était imaginée cet appel. À peine commencée et elle était déjà hors sujet.
– J’étais fatiguée la nuit dernière, dit-elle. Je voulais t’appeler aujourd’hui.
– Mais que s’est-il passé ? s’effondra sa mère. Belinda était là à offrir ses condoléances, à dire à Roger que ça allait s’arranger, que ce n’était pas la fin du monde et qu’elle était persuadée que tu allais rebondir. Alors que nous n’en savions rien. Comment as-tu pu perdre ton travail ?
– Ce n’était pas de ma faute, dit Lex.
Sachant pertinemment que cette excuse était nulle, elle continua rapidement pour ne pas laisser le temps à sa mère de réagir.