Jessie essaya de prendre ses repères dans l’espace caverneux de la salle des accessoires. Trouver une morte dans un entrepôt, ça avait un côté bizarre. Partout où Jessie regardait, il y avait des faux cadavres et un nombre illimité de membres séparés en latex sanguinolent qui donnaient l’impression qu’on les avait arrachés à des torses. Jessie aurait cru être dans un établissement de conditionnement de viande, mais avec de faux humains. Plusieurs torses féminins « morts » avaient été placés en cercle autour de Corinne, au centre de la salle.
La médecin légiste adjoint se tenait humblement de côté, prête à récupérer le corps et à l’emporter à la morgue. Selon l’inspectrice Bray, elle attendait depuis une heure, mais on lui avait interdit de bouger le corps tant que les inspecteurs de la SSH ne l’auraient pas examiné.
– Désolé, lui dit Trembley. Nous allons faire vite.
Jessie lui fit signe de se rapprocher d’elle.
– Ne t’excuse jamais de faire ton travail, marmonna-t-elle à voix basse. Nous sommes ici pour résoudre ce meurtre, pas pour hâter les choses. Si nous avons besoin d’examiner le corps pendant deux heures avant qu’elle ne l’emporte, alors, on les prend, ces foutues deux heures, d’accord ?
– D’accord, dit Trembley en rougissant. Je voulais juste être poli.
– Décide quand tu dois être poli. Cette femme qui gît au sol mérite qu’on lui fasse justice aussi bien que possible, pas qu’on soit poli.
Elle sentait qu’il allait aussi s’excuser auprès d’elle et changea de sujet.
– Que penses-tu de ça ? demanda-t-elle en montrant d’un hochement de tête ce qu’ils avaient immédiatement remarqué tous les deux quand on leur avait présenté le corps.
Dans la main droite de Weatherly, il y avait une rose blanche. Visiblement, on l’y avait placée après la mort de l’actrice. Jessie ne comprenait pas sa signification. Quand elle regarda Trembley, elle constata qu’il avait son idée.
– Ça vient du film Pétales et Irritabilité, dit-il.
– J’ai vu le film, dit Jessie, mais il y a longtemps. Je crois que j’étais à l’université. Donc, je ne me souviens pas de la rose.
Trembley jeta un coup d’œil à l’inspectrice Bray pour voir si elle voulait expliquer la chose elle-même, mais l’inspectrice haussa les épaules.
– Je me souviens qu’un homme lui en donnait une dans le film mais c’est à peu près tout.
Apparemment stupéfait, Trembley leur rappela l’histoire.
– Dans le film, elle incarne une femme du nom de Rosie qui possède un petit magasin de fleurs. Elle tombe amoureuse d’un mec charmant du nom de Dave qui entre dans le magasin. Cependant, il s’avère qu’il est un entrepreneur riche qui a acheté le terrain situé de l’autre côté de la rue afin d’y bâtir une énorme pépinière pour sa chaîne de magasins. Ils finissent par nouer une relation d’amour-haine.
– Je me souviens de cette partie, Trembley, dit Jessie. C’était surtout un plagiat de Vous avez un message, qui était un plagiat de Rendez-vous.
– Je croyais que tu n’aimais pas le cinéma, dit Trembley, impressionné.
– Je n’ai pas grandi dans un couvent, répondit Jessie. Continue.
– Eh bien, à la fin du film, il vient la trouver avec sa fleur préférée, une rose blanche, et il la demande en mariage.
– Oui, je me souviens, dit Jessie. Donc, tu penses que celui qui a tué Weatherly voulait que nous établissions ce rapprochement ?
– Cela me paraît assez évident, dit Trembley.
– Peut-être trop évident, ajouta l’inspectrice Bray.
– Peut-être, concéda Trembley, mais, d’une façon ou d’une autre, il semble clair que le coupable connaissait le film et le profil du personnage. C’était peut-être un fan obsessionnel. C’était peut-être une personne qui avait travaillé sur le tournage du film, mais il semble quand même que Pétales et Irritabilité soit d’une façon ou d’une autre lié à tout ça. Ça me fait encore plus penser qu’il faut qu’on parle à Boatwright.
– Ce n’est pas faux, dit vaguement Jessie, l’attention détournée par un petit homme rougeaud qui avançait vers eux. Inspectrice Bray, pourriez-vous nous dire qui est ce petit homme en colère qui vient vers nous ?
Bray se retourna et ses épaules s’affaissèrent de manière visible.
– C’est Anton Zyskowski, le réalisateur. Il y a plus joyeux. Courage.
Zyskowski s’arrêta devant eux et regarda directement Trembley en ignorant entièrement Jessie.
– Vous êtes l’inspecteur spécial ? demanda-t-il de façon autoritaire en levant les yeux vers Trembley qui, comme Jessie, le dépassait d’au moins quinze centimètres.
– L’inspecteur spécial ? répéta-t-il.
– Celui qui s’occupe des affaires spéciales, dit le petit homme avec un agacement évident. Cette femme dit qu’on ne peut plus tourner tant que l’inspecteur spécial n’est pas arrivé.
– J’imagine que je suis un des inspecteurs spéciaux, concéda Trembley. Nous formons une équipe.
– L’équipe, ça ne veut rien dire pour moi. J’ai besoin que la personne qui dirige l’enquête finisse son travail pour que je puisse recommencer à tourner. À chaque heure que nous passons sans tourner, nous perdons de nombreux dollars. Le temps, c’est de l’argent.
Jessie se mordit la langue et attendit de voir comment Trembley allait réagir. L’inspecteur regarda à nouveau le tout petit homme. Il commença à marmonner quelque chose sur la procédure. Jessie ne comprit pas de quoi il s’agissait. Elle douta sérieusement que le réalisateur l’ait mieux compris qu’elle.
Quand il devint manifeste que Trembley ne s’en sortait pas, Jessie avança. Zyskowski lui jeta brièvement un coup d’œil avant de recommencer à fixer Trembley d’un air intimidant.
– Vous êtes Anton, n’est-ce pas ? demanda-t-elle poliment.
– Mes amis m’appellent Anton, dit-il en la regardant de haut. Qui que vous soyez, vous pouvez dire M. Zyskowski.
À côté d’elle, l’inspectrice Bray se crispa. Jessie lui adressa un clin d’œil puis gratifia Anton Zyskowski de son sourire le plus éclatant et le moins sincère.
– Je m’appelle Jessie Hunt. Voilà comment ça va se passer, Anton, dit-elle en mettant fortement l’accent sur son nom. Le temps compte peut-être énormément pour vous, mais savez-vous ce qui compte encore plus pour nous ? C’est le cadavre qui gît au sol, à six mètres de vous. Or, comme ce corps est celui de l’actrice principale de votre film, j’aurais cru qu’il pourrait également compter pour vous.
– Bien sûr qu’il compte, répliqua-t-il, légèrement déconcerté par la réplique de Jessie. Je n’ai pas dit qu’il ne comptait pas, mais je suis en charge de ce film. Plus de trois cents emplois dépendent de moi. Je ne peux pas me contenter de pleurer la mort de Corinne. Il faut que je pense aux autres travailleurs. Il faut que je pense à l’investissement du studio. Ce n’est pas de gaieté de cœur que je le dis, mais il faut que je sois fort pour que le travail continue, malgré cette mort.
– Eh bien, Anton, dit Jessie, impassible, le travail devra attendre tant que nous n’aurons pas examiné la scène de crime. Franchement, je suis étonné que vous puissiez même continuer sans elle.
Elle regarda Anton essayer de se retenir, alors que son visage était passé du rouge à une nuance de violet.
– Les scènes de Corinne étaient presque terminées, expliqua-t-il. Pour celles qui restent, nous pourrons utiliser une doublure, ou des images numériques si nécessaire. Nous pouvons encore tourner quatre jours sans elle sans problème.
– Je crains que vous ne puissiez plus travailler dans le studio tant que l’équipe de la scène de crime ne l’aura pas examinée, lui déclara Jessie. Il faut encore que nos agents vérifient plusieurs endroits au cas où il s’y trouverait des empreintes digitales et d’autres preuves éventuelles. Cela risquera de prendre plusieurs heures supplémentaires. Je vous recommande de tourner les scènes que vous pouvez terminer ailleurs.
Anton donna l’impression que sa tête allait exploser.
– Tous nos décors sont là-bas, protesta-t-il. Je ne peux rien tourner ailleurs.
– On n’y peut pas grand-chose, Anton, mais voici ce que je propose : demandez à votre personnel de donner à l’inspectrice Bray ici présente une liste complète de toutes les personnes qui étaient sur le plateau de tournage la nuit dernière. Il faut que nous parlions à toutes ces personnes. Si elles ne sont pas déjà ici, faites-les venir. Nous vous donnerons quelques heures. Cela permettra à l’équipe de la scène de crime de finir son travail et à mon collègue et à moi de vérifier quelques pistes. Quand l’équipe de la scène de crime aura fini son travail et que nous aurons accès à tous vos travailleurs, vous pourrez recommencer à tourner. Qu’en dites-vous ?
– Ça coûtera des centaines de milliers de dollars au studio, se plaignit Anton, peut-être des millions.
Jessie haussa aimablement les épaules.
– Dans ce cas, je vous suggère de nous emmener tous vos travailleurs pour que nous puissions les interroger. Le plus vous serez préparé, le plus vite vous pourrez oublier la mort de votre actrice et reprendre le travail.
– Puis-je savoir si vous avez l’autorité pour ça ? demanda Anton d’un ton de défi.
Le sourire que Jessie avait affiché pendant toute leur conversation disparut.
– M. Zyskowski – Anton – vous pouvez être certain que, bien que je ne sois pas « inspectrice spéciale », je suis incontestablement la personne qui commande cette enquête. Je vous conseille fermement de ne pas me faire chier plus longtemps. Donc, rassemblez votre personnel et attendez que nous revenions. Maintenant, si vous voulez bien m’excuser, nous avons du travail.
CHAPITRE NEUF
Le bureau de Miller Boatwright était de l’autre côté des studios, à dix minutes à pied.
Ils s’y rendirent en laissant l’inspectrice Bray organiser le timing des interrogatoires des comédiens et de l’équipe de production qui aurait lieu plus tard. Sans Paul le vigile pour leur montrer le chemin, ils se perdirent deux fois mais, finalement, ils trouvèrent le bureau qu’ils cherchaient dans le Bâtiment Fairbanks, assez près de là où ils s’étaient garés.
Quand ils approchèrent, Trembley toussa légèrement d’une manière qui suggérait qu’il allait aborder un sujet difficile.
– Qu’y a-t-il, Trembley ? demanda Jessie, qui ne voulait pas attendre qu’il reprenne courage.
– Quoi ? Rien.
– Visiblement, il y a quelque chose, insista-t-elle. Dis-le-moi maintenant, qu’on s’en débarrasse avant de parler à Boatwright. J’ai besoin que tu sois concentré.
Trembley sembla se battre contre son bon sens puis finit par parler.
– C’est juste que tu as l’air extrêmement agressive, sur cette affaire. Je croyais que Decker voulait nous mettre ensemble parce que tu avais plus d’expérience avec les affaires très en vue et parce que tu étais plus … diplomate. Je crois qu’il s’attendait à ce que tu flattes l’ego à tous ces gens, mais on dirait que tu veux les mettre plus bas que terre.
– Je crois que tu as assez flatté de gens pour nous deux, répondit-elle d’un ton tranchant. En outre, de mon point de vue, je suis libre. Je ne travaille plus pour la Police de Los Angeles. Sur cette affaire, je ne suis que consultante, donc, je ne suis plus liée par toute cette bureaucratie. Si quelqu’un se plaint et si Decker n’est pas satisfait de moi, il pourra me virer et ça me permettra peut-être de prévoir quelques entretiens d’embauche de plus pour devenir enseignante. J’imagine que, pour résumer, avec tout ce que j’ai subi ces derniers temps, je n’ai plus la patience de me soucier d’autre chose que de l’affaire.
Trembley hocha la tête. Visiblement, il ne tenait pas à contester ce point. Ils étaient presque à la porte du Bâtiment Fairbanks.
– Je n’ai pas eu l’occasion de te dire, de vraiment te dire, à quel point je suis désolé pour la mort de Garland et pour Ryan. Je sais que tu étais proche de Garland et je sais que Ryan compte visiblement beaucoup pour toi.
– Merci, Trembley.
– Je voulais te demander, sans t’offenser, si tu es sûre d’être en sécurité là où tu loges.
– Que veux-tu dire ? demanda Jessie en plissant les yeux.
– Ne t’énerve pas, d’accord ? commença-t-il. Je sais que tu avais beaucoup de mesures de sécurité à ton adresse précédente. Ryan en avait décrit la complexité. De plus, vu les menaces que tu avais subies, elles étaient logiques. Ton père avait essayé de te tuer. Ce tueur en série, Bolton Crutchfield, le voulait aussi. Ensuite, ton ex-mari s’est attaqué à toi à cet endroit-là. Donc, il était logique que tu prennes toutes ces précautions.
– Où veux-tu en venir, Trembley ? demanda-t-elle.
– Je voulais juste dire que, même si ces menaces spécifiques ont disparu, certaines existent encore. Ce policier corrompu que tu as fait arrêter, Hank Costabile, a été condamné la semaine dernière. Je sais qu’il aimerait se venger, peut-être en envoyant quelques collègues faire le sale boulot quand ils sont hors service. Ensuite, il y a aussi Andrea Robinson, la riche psychopathe qui est devenue ton amie puis a essayé de t’empoisonner quand tu t’es rendu compte qu’elle était une criminelle. Je sais qu’elle est dans un service de psychiatrie pénitentiaire mais, la dernière fois que tu es allée la voir, elle était gravement obsédée par ta personne. Si elle s’évadait d’une façon ou d’une autre, qui sait ce dont elle serait capable ?
– Tu ne penses pas que je pourrais gérer ça moi-même ? demanda Jessie sans animosité.
– Si. Tu l’as prouvé. Cependant, je suppose que l’appartement de ton amie détective privée n’est pas aussi bien équipé en mesures de sécurité que ton adresse précédente. De plus, même si Ryan n’était pas officiellement chez toi pour vous protéger, toi et Hannah, ça vous arrangeait d’avoir un policier décoré comme colocataire. Je dis seulement que Corinne Weatherly n’est peut-être pas la seule qui aurait pu bénéficier des services d’un garde du corps.
Jessie savait que Trembley essayait seulement de l’aider. Honnêtement, sa sécurité était encore fragile. De plus, comme son petit ami était à l’hôpital, comme son mentor avait été assassiné et comme sa sœur sursautait à chaque fois que l’on claquait une porte, Trembley n’avait pas tort de suggérer qu’elle devrait se protéger de manière proactive. Elle décida de lui répondre aimablement.
– J’apprécie ton inquiétude et tu as raison. Il y a encore des menaces sérieuses. C’est pour cela que je recherche activement un nouveau logement. Cependant, entre temps, Hannah et moi, nous vivons avec une ex-Ranger de l’armée américaine. De plus, j’ai quand même appris quelques choses en matière d’auto-défense à l’Académie du FBI quand j’ai suivi leur formation. Je crois qu’on se débrouillera pendant les quelques semaines qui suivront, même sans garde du corps, jusqu’à ce que je trouve un logement qui me plaise.
– OK, dit Trembley, mais je suis sûr que, si tu le lui demandais, le capitaine Decker enverrait une unité patrouiller régulièrement autour de chez ton amie, même si tu n’es plus leur employée, officiellement parlant.
– J’y penserai, promit Jessie. Entre temps, nous devrions peut-être nous concentrer sur ce Boatwright. Y a-t-il quoi que ce soit de spécial qu’il faut que je sache avant que nous ne lui parlions ?
– Je n’en sais pas plus que le fan de cinéma de base, répondit Trembley, mais ce gars a vraiment une réputation hors du commun.
– Qu’entends-tu par-là ?
– Je veux dire qu’il fait tout en grand. Il fait de grands films. Il a une grande personnalité. De plus, si les rumeurs sont fondées, il a aussi un gros appétit.
– Pour la nourriture ?
– Pour les femmes, dit Trembley. Il est réputé pour ses relations avec des actrices. On dit qu’il accorde des rôles en échange de faveurs sexuelles, mais ce ne sont que des suppositions. Je crois que personne n’a de preuve formelle. J’ai aussi entendu dire qu’il a du charme et que de nombreuses femmes le trouvent attirant. Tu pourras en juger par toi-même.