– Officiellement, il y avait des problèmes techniques avec la séquence qu’ils voulaient terminer. Officieusement, j’ai entendu dire que Mme Weatherly s’était mise en colère contre son collègue, Terry Slauson ; elle disait qu’il était trop brutal avec elle dans la scène qu’ils filmaient.
– L’était-il ? demanda Jessie.
Paul haussa les épaules.
– Comme je n’y étais pas, je ne peux rien dire de certain mais, franchement, bien que je n’aime pas critiquer les morts, Mme Weatherly s’en prenait toujours à quelqu’un pour quelque chose. La semaine dernière, elle m’a crié dessus parce que j’avais tourné trop vite dans cette voiturette-là ; elle m’a traité de gros c… peu importe. Disons juste que toutes ses plaintes n’étaient pas justifiées.
Trembley semblait très déçu par la description que Paul avait donnée de l’actrice. Jessie essaya de contrôler son exaspération et se concentra sur Paul.
– Et les harceleurs ? On vous avertit si un acteur a été menacé, non ? Est-ce qu’on vous donne des photos ou des injonctions restrictives ?
– Ce n’est pas automatique, lui dit-il, mais, d’habitude, un membre de l’équipe des acteurs nous avertit s’il y a un problème. Quelques fous ont parfois essayé d’entrer dans les studios.
– Est-ce que l’équipe de Corinne Weatherly, peut-être un garde du corps, vous a déjà mentionné des problèmes ?
Paul gloussa avant de se reprendre.
– Je suis désolé. Je n’aurais pas dû. C’est juste que Mme Weatherly n’avait pas d’équipe et encore moins un garde du corps. La production lui a assigné une assistante, mais elle n’était pas vraiment en position d’avoir une équipe mobile, si vous me comprenez. En outre, si quelqu’un avait harcelé Mme Weatherly, je vous promets qu’elle nous l’aurait signalé en personne et avec vigueur.
Jessie hocha la tête. À sa grande surprise, Trembley prit la parole.
– Donc, vous dites qu’elle n’avait pas de garde du corps. Elle se promenait dans les studios toute seule ?
– Bien sûr, dit Paul, un peu interloqué. C’est en partie pour cela que les productions filment dans un seul studio. Je veux dire, comme ça, elles ont un environnement de tournage plus contrôlé où tout ce dont elles ont besoin est facilement accessible, mais c’est aussi plus sécurisé. En théorie, tous ceux qui sont dans les studios sont autorisés à y être. C’est un lieu de travail, comme un immeuble de bureaux mais en plus humble. Cela signifie que les acteurs, même les plus célèbres, peuvent en général marcher tranquillement. J’ai vu des grandes stars faire la queue à la cafétéria du studio en attendant qu’on leur apporte leurs bâtonnets de poulet pané et des producteurs célèbres porter leurs caisses de scripts dans leur voiture. C’est censé être un environnement sécurisé et, d’habitude, ça l’est. Malheureusement, ce matin, nous avons eu quelques problèmes avec des paparazzis qui ont tenté de passer par-dessus la clôture pour pouvoir prendre quelques photos impromptues du studio, ici. Cela dit, nous avons réussi à les attraper tous.
Jessie vit une petite femme de presque quarante ans approcher rapidement d’eux. Trembley la remarqua lui aussi.
– Je crois que c’est l’inspectrice Bray, marmonna-t-il à voix basse.
– Merci, Paul, dit Jessie au vigile. Vous nous avez beaucoup aidés. Je promets que nous garderons pour nous ce que vous nous avez révélé officieusement.
Paul hocha la tête, monta dans la voiturette et réussit à s’éloigner au moment où Bray arrivait. De près, Jessie vit que l’inspectrice avait des cheveux châtain clair fins et apparemment cassants, des yeux gris fatigués et ce qui semblait être des taches de feutre au bout des doigts. Son chemisier était aussi mal reboutonné et taché.
– Karen Bray, Poste de Hollywood, dit-elle en tendant la main. Je suppose que vous êtes les gars de la SSH ?
– Alan Trembley, dit son collègue en prenant la main de Bray et en la secouant vigoureusement. Voici notre profileuse, Jessie Hunt.
– Je sais qui vous êtes, dit Bray. En fait, vous êtes presque aussi célèbre que Weatherly, dans cette ville. L’année dernière, on a probablement parlé plus souvent de vous que d’elle.
– Ça a dû cesser, dit Trembley.
L’inspecteur comprit trop tard que ce propos était déplacé. Les deux femmes le contemplèrent en silence pendant un moment puis Jessie se remit de ses émotions.
– En fait, j’ai quitté la police la semaine dernière, dit-elle vite en espérant tirer Trembley d’embarras. Je suis juste ici en tant que consultante.
– Oui, j’ai aussi entendu dire ça, fit remarquer Bray.
– Vous semblez être au courant de tout, inspectrice Bray, répondit Jessie. Je ne sais pas si je serais aussi clairement au courant des choses après avoir tout juste dormi et avoir dû aider quelqu’un à terminer un – un devoir d’arts plastiques ?
Bray la contempla d’un air incrédule.
– Un devoir de sciences de CE1, en fait, dit-elle lentement. Nous avons travaillé dessus jusqu’après minuit et je me suis levée à cinq heures pour le terminer. Comment savez-vous ça ?
– En tant que profileuse, je me dois de faire des miracles de temps à autre ! dit Jessie.
Alors, elle se pencha près de la dame et lui murmura quelque chose à l’oreille pour que Trembley ne puisse pas l’entendre.
– Plus tard, passez aux toilettes. L’encre que vous avez utilisée pour ce devoir de sciences vous a taché le chemisier et il est mal boutonné.
Bray la contempla bouche bée puis la gratifia d’un petit sourire.
– Merci. Ah, la maternité ! dit-elle finalement. Au fait, désolée pour Moses. Je sais que vous étiez proches, vous deux. Tout le monde avait énormément de respect pour cet homme. Désolée aussi pour votre collègue – Hernandez, c’est ça ? Comment va-t-il ?
– Merci. C’est difficile à dire. Certains jours sont meilleurs que d’autres, vous savez ?
Bray hocha la tête puis haussa les épaules comme pour dire « Qu’y pouvons-nous ? ». Apparemment, la partie de leur conversation dédiée à la compassion avait pris fin.
– Bon, eh bien, je suppose que vous voulez savoir ce que nous avons découvert.
– Ça serait parfait, dit Trembley.
– Ne vous faites pas d’illusions. Ce n’est pas grand-chose.
CHAPITRE SEPT
Ils regardaient attentivement les vidéos de surveillance.
Une caméra fixée au plafond avait filmé l’agresseur au bord de l’écran pendant qu’il traînait Corinne Weatherly dans la section des accessoires.
– Après ça, il n’y a rien pendant un moment, jusqu’à ça, dit Bray en avançant rapidement jusqu’à l’endroit où le coupable quittait le studio de tournage et partait dans le décor de New York.
– C’est tout ? demanda Trembley.
Bray hocha la tête. Jessie se rendit compte que l’inspectrice avait raison. Si ces rares extraits de vidéo étaient tout ce qu’ils avaient, ça ne leur faisait pas grand-chose.
De plus, les images n’étaient pas de très bonne qualité. Pire encore, les caméras étaient montées si haut qu’il n’y avait aucun moyen d’évaluer la taille, le poids ou la carrure générale du coupable. Tout ce qu’ils pouvaient dire, c’était que le tueur ne portait que du noir, dont une cagoule noire.
– Donc, le tueur a disparu après ça ? demanda Jessie à Bray.
– D’après ce que révèlent les caméras, oui. Le problème, c’est qu’il n’y en a que dans les zones très fréquentées. Or, comme il y en a beaucoup, c’est difficile de surveiller toutes les caméras en temps réel. Si un vigile du bureau ne regarde pas le bon écran au bon moment, on peut facilement rater ce qui se passe. Donc, si une personne connaît bien les studios et sait comment fonctionne la sécurité par ici, surtout la nuit, elle peut échapper assez facilement aux caméras.
Trembley avait une suggestion.
– Cela signifie peut-être que nous devrions nous adresser aux gens qui gèrent la sécurité, dit-il. Avons-nous un journal qui indique qui était de service la nuit dernière ?
– Nous sommes très en avance sur vous, inspecteur, dit Bray. Nous avons non seulement ce journal, mais chaque agent de sécurité a une radio avec GPS qui permet de surveiller constamment où il est. Il doit aussi appeler le bureau principal toutes les quinze minutes. Nous connaissons les mouvements de tous les agents qui ont travaillé la nuit dernière et aucun d’eux n’était près du studio 32 ou du mobile home de Weatherly dans la plage horaire du crime.
– C’est terriblement commode pour le coupable, dit Jessie d’un air songeur. Comme vous l’avez dit, c’est presque comme si le tueur avait connu la meilleure heure pour commettre son forfait.
– C’est extrêmement louche, convint Bray.
– Comment se fait-il que nous n’ayons pas de vidéo où l’on verrait le tueur la traîner hors de son mobile home ? demanda Trembley.
– Permettez que je vous montre, dit l’inspectrice Bray en les emmenant au mobile home de Weatherly. Il y a quelques choses qu’il faut que vous voyiez là-bas, de toute façon.
Quand ils passèrent devant plusieurs des membres de l’équipe de tournage qui s’affairaient aux alentours, Jessie entendit un homme très peu discret en jeans et en tee-shirt grommeler que, au moins, maintenant, ils n’auraient pas tous besoin d’aller à une thérapie de groupe. Elle fut tentée de s’arrêter et de lui demander ce qu’il entendait par là mais, avant qu’elle ne puisse le faire, Bray parla.
– On y est, dit-elle.
Ignorant la foule de badauds, elle se baissa pour passer sous le ruban jaune de la police et entra dans le mobile home. Jessie et Trembley la suivirent. Ils se retrouvèrent immédiatement dans un autre monde. Quand Jessie pensait à un mobile home, elle imaginait un bâtiment frêle et temporaire avec des parois intérieures en liège et des néons. Cet endroit-là ressemblait à un studio onéreux.
Il contenait tous les équipements auxquels elle n’avait pas eu accès dans son vieil appartement et qu’il n’y avait pas non plus chez Kat. Le salon avait une jolie causeuse le long d’un mur. En face de la causeuse, il y avait une très grande télévision. Derrière, au fond du mobile home, il y avait un lit queen size. Le long de l’autre mur, il y avait la cuisine, qui contenait un réfrigérateur / congélateur immense, un four à micro-ondes, un four et une cuisinière.
Juste de l’autre côté, on trouvait une salle de bains étonnamment grande avec une douche qui contenait un petit banc intégré. Quand Jessie se tourna dans l’autre sens, elle vit un espace maquillage avec son grand miroir et ses lampes intégrées. Sur le miroir, un mot était écrit avec ce qui semblait être du rouge à lèvres : « Boatwright ».
– Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.
– C’est une des choses qu’il fallait que vous voyiez, répondit l’inspectrice Bray.
– Est-ce que c’est ce que je crois ? demanda Trembley en approchant du miroir.
– Ça dépend de ce que vous croyez, répondit Bray.
– Je crois que c’est un nom.
– Le nom de qui ? demanda Jessie.
– Si je devais deviner, je dirais « Miller Boatwright ».
Il s’arrêta comme s’il avait résolu l’affaire et attendait qu’on le félicite.
– Je ne sais pas qui c’est, dit simplement Jessie.
Trembley regarda l’inspectrice Bray, qui semblait tout aussi étonnée par sa remarque.
– Ouah, dit Trembley, stupéfait. Quand tu as dit que tu avais raté quelques années de culture populaire, c’était du sérieux.
– J’ai été un peu occupée, Trembley. Tu vas expliquer ou tu comptes faire des manières toute la matinée ?
– Désolé. Miller Boatwright est un producteur de Hollywood, un des meilleurs de l’industrie cinématographique. Vous connaissez sûrement Jerry Bruckheimer ou Brian Grazer, n’est-ce pas ? Il a produit quelques-uns des films les plus célèbres des vingt dernières années.
– OK, dit Jessie. Dans ce cas, qu’est-ce que ça signifie ? Est-il producteur pour ce film ?
– Je ne sais pas, mais il a été producteur de Pétales et Irritabilité, le rôle qui a permis à Corinne Weatherly de devenir célèbre. Le casting de ce film est devenu légendaire. Weatherly a battu plus de deux cents actrices, dont quelques célébrités, et a obtenu le rôle principal féminin. Boatwright l’a défendue contre des actrices plus célèbres. Le film a finalement été un succès énorme. Weatherly a été nominée pour le Golden Globe. C’est grâce à ce film qu’elle a obtenu le rôle principal dans le Maraudeur original qui, selon moi, fait partie des cinq meilleurs films d’horreur de toute l’histoire du cinéma.
– C’est assez intéressant, convint Bray.
– Où veux-tu en venir, Trembley ? demanda Jessie, dont l’exaspération montait.
– Ce que je veux dire, c’est que, de plus d’une manière, Corinne Weatherly doit sa carrière à Miller Boatwright. Donc, le fait que son nom soit écrit sur le miroir de maquillage du mobile home où elle a été tuée ne me semble pas être une coïncidence. Je ne sais pas si Weatherly l’a écrit ou si c’est le tueur qui l’a fait ou s’il faut considérer Boatwright comme un suspect, mais je crois que nous devrions probablement discuter avec ce monsieur. D’ailleurs, son bureau se trouve dans ces studios-là.
– Comment sais-tu ça ? demanda Jessie.
– Je croyais que nous avions compris que j’étais un passionné de cinéma, lui dit-il comme si c’était évident.
– Je pourrais imaginer un autre mot pour ce que tu es, répliqua-t-elle.
– Quoi qu’il en soit, je pense quand même que nous devrions lui parler.
– Bien, convint Jessie avant de se retourner vers Bray. Vous avez dit que vous pouviez nous montrer pourquoi il n’y pas de vidéo du moment où l’on sort Weatherly d’ici.
– Exact, dit Bray en hochant la tête. Voici pourquoi.
Elle alla au fond du mobile home et s’agenouilla au pied du grand lit. Ce ne fut qu’à ce moment que Jessie remarqua une marque rectangulaire sur le sol.
– C’est la porte coupe-feu, dit Bray. Tous les mobile homes sont équipés d’une porte de ce type au cas où la porte principale serait inaccessible. Elle ne peut s’ouvrir que de l’intérieur. Ne vous inquiétez pas. Nous avons déjà cherché s’il y avait des empreintes digitales et de l’ADN.
Elle appuya sur un bouton presque invisible situé sous le lit et la porte se déverrouilla. Bray retira le verrou et leur fit signe eux de baisser les yeux. Jessie s’approcha et comprit immédiatement ce qui s’était passé.
Sous le mobile home, il y avait une chaussure de femme. Jessie comprit que ce devait être la même que celle qu’on avait retrouvée sur le corps. Il y avait des bouts de tissu, apparemment d’un vêtement déchiré, sous le mobile home, où des fils avaient dû être arrachés quand le meurtrier avait traîné sa victime sur le sol.
– Donc, elle a été tuée ici, dit Jessie, puis traînée sous le mobile home jusqu’au studio. C’est pour ça qu’on n’a pas de vidéo de ce moment. Ai-je bien compris ?
– Cela semble s’être passé comme ça, confirma Bray.
– Pourquoi ne l’a-t-il pas laissée ici ? demanda Jessie. Pourquoi courir le risque de l’emmener à un endroit où on aurait pu les voir ou de rencontrer un problème inattendu ?
– Je ne connais pas la réponse à cette question mais, quand vous verrez le corps, je crois que vous comprendrez que, quelle qu’en soit la raison, le tueur a tenu à ce que Weatherly soit retrouvée où elle était, dans l’état où elle était.
Jessie et Trembley échangèrent des regards curieux.
– On vous suit, inspectrice, dit Trembley plus calmement que Jessie aurait cru possible.
CHAPITRE HUIT
Ils examinaient le corps de Corinne Weatherly.
Morte, elle était juste une personne ordinaire. L’aura de célébrité dont elle avait bénéficié de son vivant avait été effacée et remplacée par une peau froide et des yeux vides. Le corps qu’elle avait visiblement essayé d’entretenir avec tant de soin avait commencé à se déliter. Sa peau avait perdu son élasticité et ses membres étaient rigides.