L'Homme Au Bord De La Mer - Jack Benton 2 стр.


Ted arriva un peu après deux heures. Il avait plu toute la journée. Les conditions météorologiques menaçaient de perturber l’enregistrement de Slim et il se renfrognait. La pluie dessinait des motifs de plus en plus étendus sur sa feuille imperméable. Ted portait sa gabardine. Il se promena au bord de l’eau avant d’aller rejoindre sa position habituelle. Aujourd’hui, la marée recouvrait la moitié de la plage. Ted était seul ; le dernier promeneur de chiens avait déserté les lieux une demi-heure avant son arrivée.

Ted s’accroupit et sortit le livre. Il l’installa sur ses genoux, puis se pencha en avant pour que sa capuche l’abrite de la pluie. Enfin, il commença à lire. Aussitôt, une voix étouffée crépita dans les écouteurs de Slim.

Pendant quelques instants, Slim régla le contrôle de fréquence, convaincu qu’il allait détecter d’autres sons que ceux émis par la voix de Ted. Les mots sortaient dans un véritable charabia, mais les gestes de Ted correspondaient au rythme des montées et des descentes de son intonation. Slim s’assit dans l’herbe pour écouter. Ted poursuivit ainsi son bourdonnement pendant plusieurs minutes. Il s’arrêta un instant, puis recommença. L’attention de Slim partit à la dérive alors qu’il luttait pour essayer de donner un sens aux mots. Au moment où Ted implorait pardon en anglais « Please tell me you forgive me », Slim étudiait depuis quelques minutes les vagues qui déferlaient doucement, en laissant s’égarer ses pensées.

Slim s’assit pendant que Ted remettait le livre dans la poche de son manteau. Ted lança un dernier regard sur la mer, fit demi-tour et retourna tête baissée à sa voiture. Slim commença à ranger ses affaires dans un sac. Ses doigts frissonnaient, son esprit s’emballait. Quelque chose ne tournait pas rond, comme s’il venait de s’immiscer dans un acte privé qui n’aurait jamais dû être partagé. En levant les yeux pour voir la voiture de Ted quitter le parking, il savait qu’il devait la poursuivre. Ce soir, Ted partirait peut-être rejoindre les bras d’une amante jusque-là invisible. Cependant, il resta figé, entraîné dans son propre engrenage. Il se sentait menacé par les révélations qui pourraient surgir des mots de Ted.

5


Cette nuit-là, toujours sans avoir pris de décision sur ce mystérieux enregistrement, Slim rêvait de vagues déferlantes et de bras gris-bleu s’élevant des profondeurs glaciales pour le tirer vers le bas.

Conscient que sa démobilisation s’annonçait imminente, Slim avait récupéré ce qu’il pouvait de l’armée. Au cours des quinze années suivantes, il avait fait bon usage de ses contacts. En particulier les cinq premières années, il avait enchaîné les emplois de camionneur mal payés et sans intérêt avant de se lancer comme détective privé.

Tard, au matin suivant, un bol de céréales à la main — agrémenté d’une larme de whisky — il appela un vieil ami spécialisé dans les langues étrangères et la traduction.

En attendant une réponse, il s’installa sur son lit et posa son vieil ordinateur portable sur ses genoux. Après quelques recherches, l’Internet commença à révéler des réponses.

Cramer Cove avait été répertoriée parmi les meilleurs sites touristiques de la côte du Lancashire, mais pas depuis plus de trente ans. Selon un site web sur la législation locale, la baignade y était interdite depuis l’été 1952. En quelques semaines, ses crevasses béantes avaient causé la mort de trois personnes. Toutes les activités nautiques étaient officiellement interdites. Le glas avait sonné pour Cramer Cove en sa qualité de point névralgique pour l’été. Les habitants et les touristes abandonnèrent cette crique pittoresque pour les sables plus fades, mais plus sûrs de Carnwell et Morecombe. Cependant, quelques âmes robustes l’avaient clairement bravée, puisque quatre autres décès déclarés apparaissaient sur le registre depuis le début des années 1980. Et même si les circonstances qui entouraient chacun des accidents mortels demeuraient mystérieuses, tous étaient officiellement classés comme des morts par noyades.

Voyant la trame de la tragédie s’allonger, Slim hésitait à approfondir sa recherche. Sa seule affectation en activité pendant la première guerre du Golfe en 1991 avait anéanti une grande partie de sa curiosité. Son système avait dû atteindre un certain niveau où il se désactivait de façon permanente, et il se sentait déjà bien au-delà. Mais il cherchait une autre source de rémunération maintenant, et son loyer ne se payait pas tout seul.

Il vérifia les dates par rapport aux âges. Ted Douglas avait cinquante-six ans. En 1984, il célébrait donc ses vingt-trois ans.

Et la voilà !

25 octobre 1984. Joanna Bramwell, vingt et un ans, présumée noyée à Cramer Cove.

Ted se lamentait-il sur un amour perdu ? Aux yeux des détails que Slim avait recueillis auprès d’Emma Douglas, ils s’étaient rencontrés et mariés en 1989. À cette époque, Joanna Bramwell avait déjà perdu la vie depuis cinq ans.

Slim s’estimait heureux de ne pas avoir à enquêter sur une liaison. Cette situation trop ordinaire l’aurait déçu à bien des égards.

L’Internet avait fermé boutique sur un nom et une cause de décès. Par un matin frisquet, Slim décida donc de ramener sa vieille Honda Jazz à la vie pour se rendre à la bibliothèque de Carnwell. Il alla fouiller dans les archives de journaux sur microfiches.

Les trois victimes après Joanna étaient une adolescente, un enfant et une dame âgée. Une page attira l’attention de Slim, elle aurait dû contenir un article sur la mort de Joanna, mais il la trouva toute barbouillée, comme endommagée par l’eau. Les mots se mêlaient les uns aux autres, illisibles.

Malgré les protestations sceptiques de Slim, le bibliothécaire de service soutenait qu’il tenait entre les mains l’unique copie. Il l’interrogea sur la cause des dommages apparents sur la feuille, sa demande fut accueillie par un haussement d’épaules.

« Vous cherchez un article sur une fille morte ? » demanda le bibliothécaire. Accoutré d’un pull à col roulé, d’une écharpe accessoire et de lunettes à monture métallique, l’homme d’une trentaine d’années avait l’air d’un romancier en herbe.

« Peut-être que quelqu’un ne veut pas que vous le lisiez.

— En effet, peut-être pas, déclara Slim.

— Ou peut-être que la personne que vous cherchez à déterrer préférerait ne pas être dérangée. »

Le jeune bibliothécaire lui adressa même un clin d’œil, comme pour entrer dans une sorte de jeu de connivence.

Slim força un sourire et ce qu’il considérait comme le gloussement attendu, mais en quittant la bibliothèque, il ressentit uniquement de la frustration. Joanna Bramwell, semble-t-il, souhaitait en effet rester tranquille.

6


L’armée, malgré sa rigidité et ses règles, avait enseigné à Slim la débrouillardise, et l’avait rendu maître d’une panoplie de déguisements qu’il pouvait endosser à volonté. Armé d’un porte-bloc, d’un cahier vierge et d’un stylo emprunté pour une durée indéterminée au bureau de poste local, il avait bu pendant quelques heures en se faisant passer pour un chercheur de documents d’histoire locale. Il avait frappé à toutes les portes, et posé des questions uniquement aux personnes assez âgées pour être susceptibles de savoir. Pour distraire les trop jeunes qui n’auraient rien su, il avait laissé couler un flot de paroles désagréables.

Neuf rues plus tard, toujours sans aucune piste sérieuse, il était retourné à son appartement, ivre et épuisé pour découvrir un appel manqué de Kay Skelton sur son téléphone fixe. Son ami traducteur de l’armée travaillait maintenant comme linguiste judiciaire.

Il rappela.

« C’est du latin, dit Kay. Mais encore plus archaïque que d’habitude. Le genre de latin que généralement même les personnes qui parlent le latin ne connaissent pas. »

Slim pressentit que Kay simplifiait un concept compliqué qu’il pourrait ne pas comprendre. Mais il poursuivit en expliquant que les mots exprimaient une invocation aux morts, une complainte à un amour perdu. Ted suppliait pour un rapatriement, une résurrection, un retour.

Kay avait scanné la transcription en ligne et y avait trouvé une citation directe, tirée d’une publication de 1935 intitulée Réflexions croisées sur les morts.

« Il est probable que ta cible ait trouvé le livre dans un magasin de bric-à-brac, déclara Kay. Il est épuisé depuis cinquante ans. Quel genre d’homme voudrait un truc pareil ? »

Franchement, Slim n’en avait aucune idée et il restait sans réponse.

7


Une semaine de recherches approfondies avait permis à Slim d’obtenir une autre piste. À la seule mention du nom de Joanna, un sourire se dessina sur le visage d’une vieille dame qui se présenta sous le nom de Diane Collins, une autochtone quelconque. Elle hocha la tête avec le même enthousiasme que quelqu’un qui n’avait pas reçu d’invité depuis longtemps. Puis elle invita Slim à s’asseoir dans un salon lumineux dont les fenêtres donnaient sur une pelouse bien entretenue qui descendait en pente douce vers un étang ovale et soigné. Une ronce qui grimpait le long de la clôture en bois située à l’arrière du jardin était la seule chose déplacée. Les connaissances Slim en matière de jardinage se limitaient à piétiner occasionnellement les mauvaises herbes sur le perron de son immeuble. Il se demandait s’il ne s’agissait pas en réalité d’une branche de rose dépourvue de fleurs.

« J’étais l’éducatrice de Joanna », dit la vieille dame. Ses mains encerclaient une tasse de thé léger, qu’elle faisait tourner entre ses doigts par habitude comme pour éviter l’arthrite. « Sa mort a choqué tout le monde dans la communauté. La situation était tellement inattendue. Joanna était une jeune fille si charmante. Si lumineuse, si belle. Voyez-vous, il y avait de vraies terreurs dans cette classe, mais Joanna, elle s’est toujours si bien comportée ».

Slim écouta patiemment Diane qui commença un long monologue sur les mérites de la jeune fille morte depuis longtemps. Quand il était sûr qu’elle ne regardait pas, il tirait une flasque de sa poche et versait une goutte de whisky dans son thé.

« Que s’est-il passé le jour de sa noyade ? demanda Slim, quand Diane commença à digresser dans les récits de ses années d’enseignement. N’avait-elle jamais entendu parler des vagues et du courant à Cramer Cove ? Joanna n’a pas été la première à mourir là-bas. N’est-ce pas ? Ni la dernière !

— Personne ne sait ce qui s’est réellement passé, mais son corps a été retrouvé à la ligne de marée haute, tôt le matin, par quelqu’un qui promenait son chien. Bien sûr, il était déjà trop tard.

— Pour la sauver ?

— Eh bien… Pour son mariage. »

Slim se releva.

« Vous pouvez répéter ?

— Elle a disparu la veille du grand jour. J’étais là, parmi les invités, pendant que nous l’attendions. Bien sûr, tout le monde a supposé qu’elle l’avait abandonné.

— Ted ? »

La vieille femme fronça les sourcils.

« Qui ?

— Son fiancé ? Son nom était… »

Elle secoua la tête, écartant la suggestion de Slim avec le battement d’une main mouchetée de taches brunes.

« Je ne m’en souviens plus maintenant. Mais je me souviens de son visage. Sa photo est parue dans le journal. Ils n’auraient jamais dû photographier un homme au cœur brisé comme ça. Bien que, je devrais dire, il y avait des rumeurs…

— Quelles rumeurs ?

— Qu’il l’avait laissée tomber ! La famille de Joanna avait de l’argent, la sienne n’en avait pas.

— Mais pourquoi la laisser tomber avant le mariage ?

— Voilà ! Tout cela était absurde. Il y a de bien meilleures manières de se débarrasser de quelqu’un, n’est-ce pas ? »

La façon dont Diane le regardait et le contemplait donnait à Slim l’impression qu’elle regardait son âme. Je n’ai jamais tué personne, aurait voulu lui dire Slim. J’aurais pu essayer une fois, mais je ne l’ai jamais fait.

« Y a-t-il eu une enquête ? »

Diane haussa les épaules.

« Bien sûr qu’il y a eu une enquête, mais pas une vraie. C’était au début des années quatre-vingt. À cette époque, beaucoup de crimes restaient non résolus. Nous n’avions pas tous ces tests de médecine légale et d’ADN et tout ce que vous voyez à la télévision maintenant. Des questions ont été posées — je me souviens d’avoir été interrogée moi-même — mais sans preuve, que pouvaient-ils faire ? Sa mort a été classée comme un malheureux accident. Pour une raison idiote, elle est allée nager la veille de son mariage, elle s’est aventurée vers les eaux profondes et elle s’est noyée.

— Qu’est-il arrivé à son fiancé ?

— Il a déménagé, à ce que j’ai entendu.

— Et les familles ?

— J’ai entendu dire que sa famille à lui était partie à l’étranger. Celle de Joanna s’est déplacée vers le sud. Elle était enfant unique. Sa mère est morte jeune. Par contre, son père est mort l’année dernière. Un cancer ».

Diane soupira comme si c’était le comble de la tragédie.

« Vous connaissez quelqu’un d’autre à qui je pourrais parler ? »

Diane haussa les épaules.

« Il se peut qu’ils aient encore quelques vieux amis dans le coin. Je ne saurais le dire. Mais faites attention. Personne n’en parle.

— Pourquoi pas ? »

La vieille dame posa son thé sur une table basse en verre ornée de papillons tropicaux pressés sous sa surface.

« Autrefois, Carnwell était beaucoup plus petit qu’aujourd’hui, déclara-t-elle. De nos jours, c’est devenu une sorte de ville de banlieue. Vous pouvez désormais vous rendre à pied dans les magasins sans voir un seul visage familier. Il n’en a pas toujours été ainsi. Tout le monde se connaissait, et comme toute communauté soudée, nous avions des bagages, des affaires que nous préférions garder secrètes ».

Qu’est-ce qui pouvait être tellement terrible ?

La vieille dame se retourna pour regarder par la fenêtre, et de profil, Slim pouvait voir que sa lèvre tremblait.

« Certains croient que Joanna Bramwell est toujours avec nous. Que… elle nous hante encore ».

Slim aurait souhaité une dose plus forte de whisky dans son thé.

« Je ne comprends pas, dit-il, en forçant un sourire entendu sans aucune sincérité. Un fantôme ?

— Vous vous moquez de moi, monsieur ? Je pense qu’il est peut-être temps que vous… »

Slim se leva avant elle, en mettant ses mains en l’air.

« Je suis désolé, madame. Mais tout cela me semble inhabituel ».

La femme regarda par la fenêtre et marmonna quelque chose dans sa barbe.

« Je suis désolé, je n’ai pas compris. »

Le regard dans ses yeux le faisait frissonner.

« Croyez-moi, vous ne diriez pas ça si vous l’aviez vue. »

Comme si elle avait épuisé sa batterie, Diane ne dit plus rien d’intéressant. Slim fit un signe de tête lorsqu’elle le ramena à la porte d’entrée. Il ne pensait qu’au regard de Diane, et à la manière dont il lui avait donné envie de regarder par-dessus son épaule.

8


Affalé sur une assiette de pizza réchauffée, Slim réfléchit à ce qu’il devrait dire à Emma.

« Je pense que mon mari a une liaison », avait commencé le premier appel téléphonique enregistré d’Emma sur le répondeur du portable de Slim. « Monsieur Hardy, vous serait-il possible de me rappeler ? »

Les aventures extra-conjugales étaient faciles à prouver ou à réfuter avec un peu de harcèlement et quelques photos ; elles étaient le gagne-pain des détectives privés, le genre de proies faciles qui payaient les hypothèques. Il avait déjà eu à gérer ce genre de travail. Mais, Ted se trouvait hors de cause, à moins d’envisager la possibilité d’une liaison avec le fantôme d’une fille noyée.

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