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© 2021 Alex Robins
Couverture et Formatage par Damonza
Carte intérieure par Alex Robins
Traduction par Sophie-Marie Slonka
ISBN 978-2-9576580-5-3 (e-book)
ISBN 978-2-9576580-6-0 (broché)
Publié par Tektime
www.warofthetwelve.com
Table des Matières
Chapitre 1: La Fosse
Chapitre 2: La Deuxième Loi
Chapitre 3: Les dagues du jongleur
Chapitre 4: Le retour à Jaelem
Chapitre 5: Ricochets
Chapitre 6: Le poisson gravé
Chapitre 7: Arrivées et départs
Chapitre 8: L’Histoire des Douze
Chapitre 9: L’aveuglement de l’orgueil
Chapitre 10: Un conseil de guerre
Chapitre 11: Amitiés conquises et ruinées
Chapitre 12: La donzelle de la Kermesse
Chapitre 13: Les falaises de Kessrin
Chapitre 14: La corne funèbre
Chapitre 15: Bistouris et rouge à lèvres
Chapitre 16: La bannière piétinée
Chapitre 17: Une assemblée de Seigneurs brisés
Chapitre 18: Un moment de répit
Chapitre 19: Ce qui émerge des profondeurs
Chapitre 20: Une porte de sortie
Chapitre 21: Le dernier soldat de la Vieille Garde
Chapitre 22: Le coeur brisé d'Arelium
Chapitre 23: Vérités perfides
Chapitre 24: Nouvelle aurore
Chapitre 25: Les liens du sang
Epilogue: La Fosse
Annexes: Une brève chronologie des évènements
Pour Mum & Dad
La vie est faite de hauts et de bas, de sommets vertigineux et de vallées profondes
Merci d’avoir toujours été là pour m’aider à trouver le bon chemin
Chapitre 1
LA FOSSE
“La peur. Insidieuse et tenace. Elle s'insinue dans le corps d'un homme et enroule ses tentacules glacés autour de son cœur. Et que craignons-nous par-dessus tout ? L’ombre près de la porte ? L’appel au secours qu'on entend dans la nuit ? Les échos murmurés qui nous empêchent de dormir ? Non, notre plus grande peur est ce que nous ne pouvons pas appréhender, ce que nous ne pouvons pas comprendre. La peur de l'inconnu.”
Brachyura, Quatrième des Douze, 12 AD
*
Le vent s'élevait de la Fosse comme un démon et roulait en vagues glaciales par-dessus les créneaux de pierre en ruine vers les plaines en contrebas. Des flammes vacillaient dans les grandes lanternes en fer forgé suspendues à des poteaux métalliques à intervalles réguliers le long du mur, projetant des ombres étranges sur les visages des soldats de la Vieille Garde à leurs postes. Avec un craquement retentissant, l'un des poteaux se déchaussa et tomba en tournoyant dans la Fosse, la flamme de la lanterne réduite à une étincelle avant de disparaître.
— Merde, marmonna Reed.
Il se tenait à quelques mètres de là et un petit éclat de pierre avait touché sa joue, projeté lors de la chute de la barre de métal. Il essuya le filet de sang de sa main gantée et rapprocha sa cape vermillon usée de son corps pour tenter de se réchauffer. Son masque de cuir avait été arraché de son nez et le vent n'était pas seulement froid mais puait le soufre et la mort, un mélange nauséeux d'œufs pourris et de chair en décomposition qui s'insinuait dans sa bouche et ses narines et lui soulevait le cœur. Les yeux larmoyants, Reed resserra le masque autour de son visage barbu et regarda fixement la Fosse.
La Fosse. Un énorme cratère circulaire dans le sol, aussi profond que large. Il s'étendait de la base du mur jusqu'à l'horizon comme un grand lac de goudron lisse et gluant. Le soleil s'était couché depuis plusieurs heures et d'épais nuages sombres obscurcissaient les étoiles, rendant impossible de discerner l’extrémité de la Fosse et la naissance du ciel nocturne. Aucune lumière, aucun mouvement, seulement une gueule béante sans fin d'un noir écrasant et oppressant. Les hommes de la Vieille Garde devenaient maussades et irritables à fixer les profondeurs funèbres jour après jour, nuit après nuit. Elle sapait toute leur énergie et les laissait pâles, les yeux creux, et frissonnant de froid.
La Fosse était entourée de tous côtés par un ancien mur de pierre crénelé de quatre mètres de haut. Des tours rondes et trapues poussaient comme des champignons le long des remparts, surmontées de brasiers et remplies d’empilements de fagots de bois sec pour que les lanternes restent allumées jour et nuit. Sur l'une des tours, les vestiges d’un lambeau de drapeau représentant un soleil rouge sur un champ d'or flottaient mollement dans le vent. Un chemin pavé, assez large pour deux ou trois hommes, courait tout le long du mur : des kilomètres et des kilomètres de dalles de pierre usées, moisies et glissantes. Et Reed les avait arpentées des centaines de fois.
La Vieille Garde existait pour un devoir unique et immuable : maintenir et défendre le mur. Autrefois forts de plusieurs centaines de personnes, elle était considérée avec honneur et respect, des soldats vétérans resplendissants dans leurs uniformes rouge et gris. Mais les années avaient passé et la Fosse était restée sombre et silencieuse. La vigilance avait fait place à la monotonie. Leur nombre avait diminué. Certains avaient pris leur retraite, d'autres étaient partis en mission et n’étaient jamais revenus, ou avaient préféré la vie de famille au célibat. Ceux qui étaient restés n'étaient pas assez nombreux pour maintenir l’intégrité du mur et, tout comme leurs capes défraîchies et leurs lances rouillées, la Vieille Garde était devenue un écho terne de sa gloire passée.
Des tentatives avaient été faites pour recruter de nouveaux membres dans les quelques dizaines de petits villages vivant chichement dans les plaines balayées par les vents près de la Fosse. La plupart des hameaux n'étaient rien d'autre qu'un enchevêtrement de huttes en bois de hêtre aux toits de chaume, serrées les unes contre les autres pour offrir un peu de réconfort contre les vents hurlants qui traversaient les plaines et ratissaient les murs de sable et de terre. Seul le plus grand des villages, Jaelem, possédait quelques bâtiments en pierre et une palissade en bois pour se protéger des bourrasques de poussière.
Reed se souvenait du jour où le recruteur s’était arrêté à Jaelem, un souvenir à jamais gravé dans son esprit malgré les années qui s’étaient écoulées. Il aidait sa mère âgée à vider et à nettoyer le poisson argenté du lac voisin lorsque le tambour en peau de chèvre avait retenti par-delà le sifflement du vent, appelant les villageois sur la place publique.
Le recruteur était une grosse brute à la poitrine baraquée, son visage arborant une barbe noire touffue sous un sourire révélant deux incisives pourries. Son surcot de cuir gris effiloché était orné d'un soleil rouge stylisé et sa cape vermillon décolorée flottait derrière lui comme les braises crachotantes d'une flamme mourante. Il parla longuement, d'une voix forte, de la Vieille Garde, les sentinelles, les protecteurs, les gardiens du mur.
— La Vieille Garde est la lumière qui s’oppose aux ténèbres, avait-il entonné. Le soleil brûlant contre le froid de la nuit, le bouclier puissant contre l'inconnu.
Reed avait été ébloui par ce discours éloquent et était parti avec le recruteur le jour suivant, en promettant à sa mère de revenir bientôt. C'était la dernière fois qu'il l'avait vue vivante ; elle était morte quelques années plus tard d'une grave fièvre hivernale, fatiguée et seule. Et Merad Reed avait passé le reste de sa jeunesse et une grande partie de sa vie d’adulte à arpenter le mur.
Un vautour piaula quelque part au-dessus de la Fosse, tirant Reed de ses pensées mélancoliques. Il leva les yeux et vit Hode, son compagnon de garde, qui s'approchait lentement le long des remparts, une tasse de soupe chaude et fumante dans chaque main ; sa lance en bandoulière. Hode contourna prudemment un monticule de gravats et tendit l'un des gobelets en étain à Reed, qui l'accepta avec reconnaissance.
— Par les Douze, il fait froid ce soir ! s’écria Hode, la vapeur émanant de la tasse brouillant son visage rondouillard et ses cheveux blonds clairsemés. Je peux à peine sentir mes orteils.
Reed grogna distraitement et regarda le contenu de la tasse avec méfiance. Ça avait l'air passablement appétissant : une sorte de ragoût de viande filandreuse et une carotte difforme. Un morceau de cartilage remonta à la surface et flotta sous ses yeux résignés.
— C'est comme ça tous les soirs, Hode, répondit-il avec irritation. Nous grimpons les cent vingt marches depuis la caserne une heure avant le coucher du soleil, nous nous gelons les membres pendant huit heures d'affilée, puis nous redescendons et buvons jusqu'à la garde suivante. Il fait toujours froid, il y a toujours du vent, et il ne se passe jamais rien. La barbe hirsute de Reed commençait à le démanger terriblement sous son masque.
— Voilà qui n'est pas totalement vrai, pour commencer, dit joyeusement Hode. Tu te souviens de l'automne dernier ? Quand la deuxième tour sud s'est fendue et qu'on a perdu deux hommes dans la Fosse ? Il nous a fallu des semaines pour dégager les débris et consolider à nouveau la tour. Le capitaine Yusifel avait dit qu'il enverrait une requête au Conseil, demandant que quelques ingénieurs viennent ici pour renforcer certaines des parties les plus dangereuses.
— C'était il y a des mois, personne n'est venu et rien n'a changé, dit Reed, désignant d'une main gantée l'amas de gravats que Hode avait contourné quelques instants auparavant.
Il abaissa son masque, engloutit une cuillerée de ragoût et grimaça. Il était encore brûlant malgré le froid mais avait un goût affreux. Il avala avec difficulté, puis haussa les épaules et prit une autre goulée.
Le vautour piaula à nouveau dans le vent, plus insistant cette fois, et les deux hommes levèrent les yeux, scrutant l'horizon à la recherche d'un signe de l'oiseau.
— Tu as encore tort, tu sais, poursuivit Hode, retournant à son ragoût. Quelqu'un nous a rendu visite, je l'ai entendu de la bouche d'un des hommes de la troisième tour nord ; un visiteur venu directement d'Arelium.
Arelium était la capitale provinciale, à plus d'une semaine de route pour un voyageur disposant d’un cheval rapide. Reed regarda Hode avec scepticisme.
— Tu as entendu ça de qui exactement ? Pas de Kohl j'espère, ce vieux traîne-misère à la jambe de bois n'a pas qu’une jambe en moins ! Il tapota son front du doigt.
— Non, pas Kohl. Hode fronça les sourcils. Une des plus jeunes recrues, le gars qui m'a aidé à réparer ma botte quand je l’avais déchirée sur une pierre tranchante la semaine dernière, tu te souviens ? Bref, il m’a dit que c'était une sorte de chevalier, peut-être même un Chevalier des Douze, envoyé pour nous aider à garder le mur et peut-être...
— Garder le mur ? Coupa Reed. Tu crois vraiment encore à ça ? Après tout ce temps ? Le protéger de quoi exactement ? De l’usure ? Ça fait deux décennies que je suis ici. J'ai vu les vingt tours des milliers de fois. J'ai vu la Fosse sous tous les angles imaginables. J'ai entretenu les brasiers et les lanternes, frotté ma cape et poli ma lance, lavé mes cuirs et brossé mes bottes. Et devine quoi ? La seule chose que tout ça m’a rapporté, c'est une poignée de cheveux gris. Sais-tu combien de fois j'ai utilisé ma lance pour autre chose que poignarder quelques bottes de paille dans la cour d'entraînement ? Jamais ! Pas une seule fois ! Aucun de nous n'a vu autre chose que des animaux sauvages ici, même Kohl qui est plus âgé que nous deux réunis ! Et un Chevalier des Douze ? Pourquoi l’un d’eux viendrait-il ici où tout ce qu'il y a à faire c'est de contempler ce foutu trou ?
Reed fit une pause pour respirer, réalisant qu'il avait vociféré les derniers mots. Il secoua la tête et sourit tristement, puis leva les yeux vers Hode qui le fixait de ses yeux écarquillés, de petites gouttes de ragoût coulant de sa bouche ouverte le long de son menton pour s'accumuler dans le masque de cuir accroché à son cou.
— Désolé, Hode, dit lentement Reed. Tu as raison. Il fait froid, et le temps est nuageux. Cette damnée Fosse m'embrouille encore la tête, je ne voulais pas élever la voix comme ça. Merci pour le ragoût, au fait. Où as-tu réussi à te procurer de la viande fraîche ? L’intendant a dit qu'on aurait des rations sèches jusqu'à la prochaine pleine lune.
Hode savourait son ragoût pensivement.
— Alors, tu sais que j'étais en mission de réapprovisionnement hier pour la troisième tour sud ? Eh bien, j’empilais le bois pour le brasier et j'ai trouvé un couple de gros rats noirs qui se cachaient dans un coin. Je les ai tués tous les deux avec la crosse de ma lance et je les ai amenés à l’intendant qui a proposé de les faire cuire pour quelques pièces de cuivre et une chope ou deux de bières pour ses hommes. C'est une bonne affaire, je pense !
Reed gratta sa barbe et baissa les yeux sur le ragoût. Ce qu'il avait pris pour une carotte s’avéra être une petite queue de rat effilée, qui flottait joyeusement parmi les os et les cartilages.
Il ouvrit la bouche pour répondre mais, avant qu'il ne puisse sortir un mot, quelque chose tomba du ciel et s’écrasa sur le rempart de pierre avec un bruit mat. C'était le vautour, son corps sans tête déchiré par deux larges entailles suintantes de sang, ses ailes un enchevêtrement de plumes et d'os.
Un cri étranglé résonna plus loin sur le mur et, pour la première et dernière fois de sa vie, Reed vit le brasier au sommet d'une tour éloignée s'animer dans une explosion de fumée et de flammes.
*
Le brasier brillait dans le ciel nocturne et fut bientôt rejoint par un autre, puis un autre, jusqu'à ce qu'une demi-douzaine de feux éclairât l'horizon à l'est comme une colonie de lucioles lointaines.
Reed se tourna vers Hode qui avait laissé tomber sa tasse et dégainé sa lance de derrière son dos. Il s’était dressé, frissonnant, respirant rapidement, les yeux scrutant de gauche à droite le long des remparts, s'arrêtant brièvement pour s'attarder sur le corps brisé de l’oiseau.
— Qu’est-ce qui se passe ? dit le gardien trapu aux cheveux blonds, en désignant les points lumineux au loin. À quelle distance penses-tu qu'ils soient ? On devrait faire quelque chose ?
Les deux hommes savaient ce que les feux signifiaient : cette section du mur était en danger et avait besoin d'aide. La Vieille Garde n'était peut-être plus que l'ombre de ce qu'elle fut autrefois, mais une chose ne changera jamais : les liens tacites entre les gardes, des liens qui unissaient ces hommes aussi solidement que n'importe quel lien de sang. Une famille qui pouvait compter les uns sur les autres et qui protégeait les siens.
— Nous ne pouvons pas être à plus d'une demi-heure, au plus, répondit Reed, en remontant son masque de cuir et en saisissant sa lance. Nous devons y aller.
Un autre cri lointain résonna dans la nuit, un cri de douleur et de colère qui laissait peu de place à l'imagination.