Margaret frémit, comme sil était un capitaine de navire qui venait dannoncer que le mât du bateau sétait abîmé dans locéan et que leur survie était incertaine.
Puis-je la voir, cependant ?
Le majordome soupira, et son comportement assuré se teinta de perplexité.
Ce nest pas une heure normale pour les visites, jeune demoiselle.
Des coups sourds résonnèrent à létage, et Margaret fut soudain reconnaissante pour la puissance de la voix du majordome.
Oh, Jameson, appela Daisy depuis la mezzanine. Vous navez pas besoin de prétendre être un chien de garde. Ce nest que Miss Carberry.
Vous navez pas vu son accoutrement, murmura Jameson, et ses lèvres se tordirent de cette façon particulière si commune aux gens qui avaient trouvé la répartie parfaite, et tentaient, pour des raisons de conservation demploi, de ne pas émettre leurs sarcasmes à haute voix.
Daisy agita la main à travers les barreaux de la rampe.
Ne vous préoccupez pas de lui. Montez.
Margaret hocha la tête et se hâta de grimper les escaliers. Daisy resta bouche bée lorsque Margaret approcha. De toute évidence, elle venait de remarquer sa tenue.
Je suppose que vous vouliez bavarder.
Euh oui.
Daisy tourna sa chaise et roula en direction de sa chambre. Margaret se hâta de la suivre.
Cest aimable à vous de me rendre visite, dit Daisy.
Une horloge comtoise égrenait énergiquement son tic-tac.
Je suis désolée pour lheure tardive, dit Margaret.
Balivernes, dit Daisy avec gaieté. Jétais simplement en train de lire. Bien que jadore Raison et Sentiments, je ne minquiète plus de savoir si Edmund oubliera complètement Elinor, et la lecture ne recèle plus la même urgence.
Une porte souvrit et Mrs Holloway passa la tête. Ses boucles blondes étaient recouvertes dun bonnet de nuit, et ses sourcils blonds assortis sélevèrent de surprise.
Miss Carberry ?
La gorge de Margaret fut soudain sèche, mais elle parvint à sabaisser en une révérence hâtive.
Enchantée de vous voir.
Bien sûr, dit Mrs Holloway dont le regard descendait vers la robe de Margaret. Il est assez tard.
Je sais, dit Margaret dun air désolé. Je crains que ce ne soit urgent.
Arriver chez une amie à une heure tardive était un manquement certain à létiquette, même si les tomes les plus épais dédiés à ce sujet échouaient à mettre explicitement en garde contre cette pratique. Leurs pages se consacraient à des avertissements sévèrement formulés contre les dommages irréparables qui sensuivraient après sêtre laissé aller à un malencontreux faux-pas en prenant la mauvaise fourchette.
Non, Margaret était certaine quelle avait commis un grave manquement à la politesse.
Mrs Holloway lexamina prudemment.
Votre mère sait-elle que vous êtes ici ?
Maman. Les doigts de Margaret sagitèrent. Que faisait sa mère, en ce moment ? Continuait-elle ses recherches ? Margaret espéra quelle avait eu le bon sens de sabstenir. La dernière chose dont elle avait besoin était que sa mère informe tout le monde au bal que Margaret était perdue, alors quelle navait aucune preuve et donc, quil ne pourrait jamais y avoir de mariage.
Non. Sa mère possédait un certain bon sens. Sa mère sinquiétait peut-être, mais en vérité, Margaret refusait de se sentir coupable. Pas après ce qui était arrivé.
Je prends ce long silence pour un non, dit Mrs Holloway.
Les joues de Margaret senflammèrent.
Je vous assure quil y a réellement une affaire assez urgente dont jaimerais discuter.
Mrs Holloway se dandina. Son inconfort était palpable, comme si elle avait atteint le sommet de la complexité en matière déducation denfant.
Ne vous impliquez pas, Daisy.
Maman ! grogna Daisy. Margaret ne participe tout de même pas à des activités illicites.
Jimagine que ce serait inhabituel, dit finalement Mrs Holloway, le regard rivé à la robe de Margaret comme si elle prenait en considération le fait que lapparence échevelée de Margaret soit aussi inhabituelle.
Bien que lapparence de Margaret natteigne jamais une perfection irréprochable ses boucles épaisses glissaient hors des épingles quel que soit le temps quelle passait à les arranger, et sa robe sarrangeait toujours pour rester froissée en permanence elle avait habituellement un air plus respectable.
Finalement, Mrs Holloway soupira.
Soyez brève.
Daisy fit un grand sourire.
Bien sûr.
Chapitre Quatre
Vous tombez affreusement bien, déclara Daisy en roulant sa chaise vers sa chambre. Papa est à son club.
Les murs de la chambre de Daisy étaient peints dune joyeuse couleur tangerine, et Margaret respira. Si sa robe navait pas été fichue, tout ceci paraîtrait presque normal.
La mère de Daisy ne permettrait pas à Margaret de rester longtemps. Margaret navait pas le luxe de postposer cette conversation, peu importe à quel point revivre cette expérience était déplaisant, et peu importe à quel point elle ne désirait pas lire de la pitié dans le regard de son amie.
Margaret était souvent prise en pitié. Davantage de pitié serait intolérable.
Daisy referma la porte dune poussée, et ses yeux bleu vif étincelèrent.
Dites-moi tout. Révélez vos secrets. Sortez vos squelettes du placard.
Pas de squelette, sécria Margaret.
Dommage. Mes parents refusent de me laisser en avoir un vrai, et je naurai rien contre en avoir un métaphorique.
Lintérêt de Daisy pour la médecine était bien connu, mais Margaret frémit tout de même. Les squelettes pouvaient rester dans des cimetières bien entretenus, sous des pierres tombales tout aussi bien taillées et, lors doccasions particulières, décorées avec une sélection de fleurs de bon goût.
Daisy pivota sa chaise roulante contre le mur.
Vous venez du bal. Était-ce aussi horrible que vous limaginiez ?
Margaret pris place dans un fauteuil.
Pire.
Daisy frissonna.
Le côté agréable de notre amitié, cest que vous ne me donnez jamais limpression que je manque grand-chose. Maintenant, que sest-il passé ? Avez-vous été confinée dans le coin enfumé à côté de la cheminée réservé à celles qui font tapisserie ?
Pire.
Les yeux de Daisy sécarquillèrent.
Vous nétiez pas en train de danser, tout ce temps, au moins ? Vous donnant en spectacle avec vos pas de danse inélégants ?
Margaret se redressa vivement.
Comment savez-vous que mes pas de danse sont imparfaits ?
Daisy sourit dun air narquois.
Je vous ai vue marcher.
Margaret se renfrogna. Mais cétait vrai : elle était une piètre danseuse, peu importe combien ses professeurs la corrigeaient, peu importe avec quel enthousiasme ils la suppliaient de saméliorer, et peu importe combien Margaret elle-même le désirait.
Je ne dansais pas, dit Margaret, boudeuse, en croisant les bras.
Mais vous avez bien assisté au bal ?
Daisy inspecta du regard la robe de Margaret, comme si elle se demandait si elle était tombée dans une flaque de boue et venait seulement de réussir à sen extirper.
Naturellement, dit Margaret en relevant le menton. De plus, Maman naurait jamais accepté de ne pas y assister.
Daisy resta silencieuse, son regard intelligent. Cétait le moment de tout dévoiler, mais le cœur de Margaret se serra comme sil désirait étouffer ses cordes vocales.
Finalement, Margaret soupira.
Je nétais pas près du feu, et je nétais pas en train de danser. Jétais euh sur le lit du duc.
Daisy en resta bouche bée.
Donc ce nétait pas inconfortable, continua Margaret avec un petit rire étrange. Le lit était douillet.
Et vous étiez réellement dans son lit ? Pas dans une chambre dami ?
Oh, le duc était présent également.
Daisy garda le silence, mais ses sourcils exprimèrent sa surprise.
Enfin, il nétait pas présent tout le temps, expliqua Margaret. Ce serait inapproprié.
Je suppose quil y a une limite à ce qui est inapproprié, dit Daisy faiblement.
Précisément, acquiesça Margaret. Je navais pas choisi de me trouver sur son lit.
Vous avait-il emportée et déposée là ? Un enfant naturel du duc va-t-il faire une apparition dans neuf mois ?
Ne dites pas de bêtises. Il ne ma pas touchée.
Daisy la regarda étrangement.
Votre mère vous a-t-elle, à tout hasard, placée sur le lit ?
Margaret hocha misérablement la tête, et les yeux de Daisy semplirent de larmes.
Margaret détourna le regard.
Elle a eu de laide.
Mais elle a tout orchestré ?
Oui, couina la voix de Margaret. Elle a amené un évêque pour nous découvrir.
Elle avait lintention daccuser le duc de Jevington de vous avoir compromise ?
Tout à fait.
Et son plan na pas marché, dit gentiment Daisy.
Précisément.
Daisy lui serra la main avec sympathie, puis se mit à pouffer de rire.
Alors le duc vous a trouvée dans son lit ?
Ce nest pas drôle, dit Margaret.
En êtes-vous sûre ?
Les yeux de Daisy brillèrent de malice, et Margaret sentit ses lèvres esquisser un sourire.
Comment a-t-il réagi ? Vous a-t-il touchée ?
Il ma touché les poignets, mais cétait parce que je le lui avais demandé.
Si jétais seule avec lui, je lui demanderais de toucher bien plus que mes poignets, soupira Daisy.
Margaret ouvrit des yeux ronds, et les joues de Daisy rosirent.
Il nétait pas question de plaisir, dit hâtivement Margaret. Naturellement !
Naturellement, répéta Daisy dun air dubitatif.
Jétais attachée à son lit. De toute évidence, quand il est entré, jai dû lui demander de me détacher. Et le meilleur emplacement pour placer des liens a toujours été sur les poignets. Il paraît que cela rend difficile lusage des mains.
Les mains sont assez importantes, acquiesça Daisy.
Oui. Jimagine que ce serait bien plus inconfortable sils commençaient à ligoter le torse des gens.
Ah, la technique bovine.
Margaret lança à son amie un regard perplexe.
Habituellement utilisée par les cow-boys à laide de quelque chose appelée un lasso, ajouta Daisy.
Pendant un moment, elles restèrent silencieuses, songeant aux excentricités très répandues dans les anciennes colonies britanniques. Un tout autre soir, Margaret aurait peut-être ajouté un commentaire sur le dégoût passionné des américains pour le thé, mais ce nétait pas le moment de bavarder, même pour des bavardages dun genre indubitablement intéressant.
Je suis passée par la fenêtre et me suis enfuie, dit Margaret. Elle est probablement contrariée.
Elle est probablement scandalisée. La plupart des femmes seraient restées là. Vous auriez pu rafler un duc.
Personne naurait cru quil était en train de me compromettre, de toute façon, soupira Margaret.
Je ne crois pas que ce soit vrai.
B-bien sûr que si, bégaya Margaret.
Daisy ne voyait peut-être pas comment les autres gens interagissaient avec Margaret, mais Margaret si. Elle faisait tapisserie, et celles qui faisaient tapisserie ne se retrouvaient jamais dans le lit des ducs.
Le duc aurait déclaré que ma mère et moi avions mis en scène une fausse situation compromettante, dit Margaret. Et tout le monde laurait cru.
Cétait évident.
Complètement.
Daisy inclina la tête, déplaçant ses longues mèches blondes. Margaret avait peut-être interrompu Daisy alors quelle se brossait les cheveux.
Il était tard, et Margaret ne devrait pas être ici. Si seulement ses parents avaient acheté une maison à Mayfair, au lieu de leur grande résidence avec ses jardins exceptionnellement grands. Si seulement Margaret avait pu rentrer directement chez elle.
Il naurait peut-être pas fait cela, dit Daisy.
Je ne pouvais pas le forcer à mépouser. Je ne pouvais pas commencer ma vie dépouse de cette façon.
Bien sûr que non, dit chaleureusement Daisy. Et cest la vraie raison pour laquelle vous êtes ma plus chère amie. Et la raison pour laquelle le duc aurait eu de la chance davoir été obligé de vous épouser.
Balivernes, dit Margaret.
Le duc pouvait épouser nimporte qui. Il ne devrait pas se voir imposer une femme dont tout le monde était heureux de ne pas tenir compte.
Elle secoua la tête.
Je suis désolée. Je navais pas lintention de venir ici et dêtre aussi abattue. Jai euh bien peur davoir perdu mon réticule. Pas quil ait contenu beaucoup dargent de toute façon. Pensez-vous que je puisse emprunter le prix dune course en fiacre ?
Daisy se redressa.
Vous avez lintention de rentrer chez vous ?
Margaret hocha la tête.
Après ce que votre mère à fait ?
Une étrange indignation résonna dans la voix de Daisy, une expression que Margaret nassociait pas au caractère habituellement plaisant de Daisy.
Margaret hocha à nouveau la tête.
Bien sûr.
Je suis certaine que ma mère vous hébergerait.
Margaret haussa les sourcils.
Enfin, dit Daisy en baissant les yeux tandis que ses joues rosissaient, avant de relever les yeux et de se pencher vers Margaret. Nous ne sommes pas obligées de le lui dire.
Margaret pouffa de rire.
Je suis sûre quelle attend impatiemment que je parte.
Vous pourriez grimper par la fenêtre, dit Daisy.
La dernière fois, je suis tombée.
Vous ne pouvez pas tomber chaque fois.
Je doute que lobscurité améliore mes compétences.
Dans ce cas, nous le lui dirons, corrigea Daisy. Evidemment, vous ne pouvez vous en retourner. Qui sait ce que votre mère fera ensuite ?
Margaret se renfrogna momentanément. Puis elle releva le menton, suivant cette tradition utilisée depuis toujours par les gens essayant de faire au mieux dans une situation discutable. Il était douteux que ce geste ait le mérite dexaucer les souhaits, mais Margaret fit néanmoins le vœu de ne pas sinquiéter.
Il me suffit dun plan. Enfin, il me suffit dun bon plan. Et ensuite, je pourrai quitter la maison et vivre heureuse pour le restant de mes jours.
Margaret nallait pas laisser sa mère continuer à contrôler sa vie. Pas quand les plans de sa mère impliquaient de lattacher à des lits.
Ce quil vous faut, dit Daisy, cest vous marier.
Margaret regarda soupçonneusement son amie.
En général, Daisy affichait un caractère raisonnable que Margaret appréciait. Margaret navait jamais cru que Daisy avait lhabitude de proférer des déclarations insensées, et il était regrettable que Daisy ait apparemment perdu la raison à ce moment très précis.
Je ne vais pas prétendre que le duc mait compromise.
Alors, népousez pas le duc, dit Daisy. Mais souvenez-vous, si vous vous mariez, vous ne serez plus sujette aux folles tentatives de votre mère.
Margaret se renfrogna. Techniquement, Daisy marquait un point. Sa mère avait soudoyé quelquun, avant que la saison ne débute, pour chanter ses louanges auprès du marquis de Metcalfe. Malheureusement pour la mère de Margaret, la femme quelle avait choisie avait fini par épouser le marquis. Maman avait trainé Margaret à tous les bals de cette saison, la transportant parfois à un bal différent avant que Margaret nait eu loccasion de goûter les canapés. Tout le travail de Maman navait servi à rien : personne ne courtisait Margaret. Personne ne le ferait probablement jamais.
Personne ne mépousera, dit Margaret. Cest pour cela que je suis dans cette situation.
Votre situation attachée sur un lit ? dit Daisy en esquissant un sourire.
Margaret croisa les bras.
Ce nest pas drôle.
Daisy haussa un sourcil, et Margaret soupira.
Peut-être était-ce amusant.
Même si lincident avait été extrêmement embarrassant.
Je nai pas envie dépouser nimporte qui, dit Margaret. Jai des principes.
Et vous avez raison, dit Daisy.