Évidemment non.
Vais-je tenter lassaut comme autrefois, à la tête dune troupe daventuriers ?
Enfantin !
Vais-je my introduire sournoisement ?
Impossible.
Reste un moyen, lunique à mon avis, cest de me faire inviter par le propriétaire du dit château.
Le moyen est original.
Et combien facile ! Supposons quun jour, ledit propriétaire reçoive une lettre, lavertissant de ce que trame contre lui un nommé Arsène Lupin, cambrioleur réputé. Que fera-t-il ?
Il enverra la lettre au procureur.
Qui se moquera de lui, puisque le dit Lupin est actuellement sous les verrous. Donc, affolement du bonhomme, lequel est tout prêt à demander secours au premier venu, nest-il pas vrai ?
Cela est hors de doute.
Et sil lui arrive de lire dans une feuille de chou quun policier célèbre est en villégiature dans la localité voisine
Il ira sadresser à ce policier.
Vous lavez dit. Mais, dautre part, admettons quen prévision de cette démarche inévitable, Arsène Lupin ait prié lun de ses amis les plus habiles de sinstaller à Caudebec, dentrer en relations avec un rédacteur du Réveil, journal auquel est abonné le baron, de laisser entendre quil est un tel, le policier célèbre, quadviendra-t-il ?
Que le rédacteur annoncera dans le Réveil la présence à Caudebec du dit policier.
Parfait, et de deux choses lune : ou bien le poisson je veux dire Cahorn ne mord pas à lhameçon, et alors rien ne se passe. Ou bien, et cest lhypothèse la plus vraisemblable, il accourt, tout frétillant. Et voilà donc mon Cahorn implorant contre moi lassistance de lun de mes amis !
De plus en plus original.
Bien entendu, le pseudo-policier refuse dabord son concours. Là-dessus, dépêche dArsène Lupin. Épouvante du baron qui supplie de nouveau mon ami, et lui offre tant pour veiller à son salut. Ledit ami accepte, amène deux gaillards de notre bande, qui, la nuit, pendant que Cahorn est gardé à vue par son protecteur, déménagent par la fenêtre un certain nombre dobjets et les laissent glisser, à laide de cordes, dans une bonne petite chaloupe affrétée ad hoc. Cest simple comme Lupin.
Et cest tout bêtement merveilleux, sécria Ganimard, et je ne saurais trop louer la hardiesse de la conception et lingéniosité des détails. Mais je ne vois guère de policier assez illustre pour que son nom ait pu attirer, suggestionner le baron à ce point.
Il y en a un, et il ny en a quun.
Lequel ?
Celui du plus illustre, de lennemi personnel dArsène Lupin, bref, de linspecteur Ganimard.
Moi !
Vous-même, Ganimard. Et voilà ce quil y a de délicieux : si vous allez là-bas et que le baron se décide à causer, vous finirez par découvrir que votre devoir est de vous arrêter vous-même, comme vous mavez arrêté en Amérique. Hein ! la revanche est comique : je fais arrêter Ganimard par Ganimard !
Arsène Lupin riait de bon cœur. Linspecteur, assez vexé, se mordait les lèvres. La plaisanterie ne lui semblait pas mériter de tels accès de joie.
Larrivée dun gardien lui donna le loisir de se remettre. Lhomme apportait le repas quArsène Lupin, par faveur spéciale, faisait venir du restaurant voisin. Ayant déposé le plateau sur la table, il se retira. Arsène sinstalla, rompit son pain, en mangea deux ou trois bouchées et reprit :
Mais, soyez tranquille, mon cher Ganimard, vous nirez pas là-bas. Je vais vous révéler une chose qui vous stupéfiera : laffaire Cahorn est sur le point dêtre classée.
Hein !
Sur le point dêtre classée, vous dis-je.
Allons donc, je quitte à linstant le chef de la Sûreté.
Et après ? Est-ce que M. Dudouis en sait plus long que moi sur ce qui me concerne ? Vous apprendrez que Ganimard excusez-moi que le pseudo-Ganimard est resté en fort bons termes avec le baron. Celui-ci, et cest la raison principale pour laquelle il na rien avoué, la chargé de la très délicate mission de négocier avec moi une transaction, et, à lheure présente, moyennant une certaine somme, il est probable que le baron est rentré en possession de ses chers bibelots. En retour de quoi, il retirera sa plainte. Donc, plus de vol. Donc il faudra bien que le parquet abandonne
Ganimard considéra le détenu dun air stupéfait.
Et comment savez-vous tout cela ?
Je viens de recevoir la dépêche que jattendais.
Vous venez de recevoir une dépêche ?
À linstant, cher ami. Par politesse, je nai pas voulu la lire en votre présence. Mais si vous my autorisez
Vous vous moquez de moi, Lupin.
Veuillez, mon cher ami, décapiter doucement cet œuf à la coque. Vous constaterez par vous-même que je ne me moque pas de vous.
Machinalement Ganimard obéit, et cassa lœuf avec la lame dun couteau. Un cri de surprise lui échappa. La coque, vide, contenait une feuille de papier bleu. Sur la prière dArsène, il la déplia. Cétait un télégramme, ou plutôt une partie de télégramme auquel on avait arraché les indications de la poste. Il lut :
« Accord conclu. Cent mille balles livrées. Tout va bien. »
Cent mille balles ? fit-il.
Oui, cent mille francs ! Cest peu, mais enfin les temps sont durs Et jai des frais généraux si lourds ! Si vous connaissiez mon budget un budget de grande ville !
Ganimard se leva. Sa mauvaise humeur sétait dissipée. Il réfléchit quelques secondes, embrassa dun coup dœil toute laffaire, pour tâcher den découvrir le point faible. Puis il prononça dun ton où il laissait franchement percer son admiration de connaisseur :
Par bonheur, il nen existe pas des douzaines comme vous, sans quoi il ny aurait plus quà fermer boutique.
Arsène Lupin prit un petit air modeste et répondit :
Bah ! il fallait bien se distraire, occuper ses loisirs dautant que le coup ne pouvait réussir que si jétais en prison.
Comment ! sexclama Ganimard, votre procès, votre défense, linstruction, tout cela ne vous suffit donc pas pour vous distraire ?
Non, car jai résolu de ne pas assister à mon procès.
Oh ! oh !
Arsène Lupin répéta posément :
Je nassisterai pas à mon procès.
En vérité !
Ah ! ça, mon cher, vous imaginez-vous que je vais pourrir sur la paille humide ? Vous moutragez. Arsène Lupin ne reste en prison que le temps quil lui plaît, et pas une minute de plus.
Il eût peut-être été plus prudent de commencer par ne pas y entrer, objecta linspecteur dun ton ironique.
Ah ! monsieur raille ? monsieur se souvient quil a eu lhonneur de procéder à mon arrestation ? Sachez, mon respectable ami, que personne, pas plus vous quun autre, neût pu mettre la main sur moi, si un intérêt beaucoup plus considérable ne mavait sollicité à ce moment critique.
Vous métonnez.
Une femme me regardait, Ganimard, et je laimais. Comprenez-vous tout ce quil y a dans ce fait dêtre regardé par une femme que lon aime ? Le reste mimportait peu, je vous jure. Et cest pourquoi je suis ici.
Depuis bien longtemps, permettez-moi de le remarquer.
Je voulais oublier dabord. Ne riez pas : laventure avait été charmante, et jen ai gardé encore le souvenir attendri Et puis, je suis quelque peu neurasthénique ! La vie est si fiévreuse de nos jours ! Il faut savoir, à certains moments, faire ce que lon appelle une cure disolement. Cet endroit est souverain pour les régimes de ce genre. On y pratique la cure de Santé dans toute sa rigueur.
Arsène Lupin, observa Ganimard, vous vous payez ma tête.
Ganimard, affirma Lupin, nous sommes aujourdhui vendredi. Mercredi prochain, jirai fumer mon cigare chez vous, rue Pergolèse, à quatre heures de laprès-midi.
Arsène Lupin, je vous attends.
Ils se serrèrent la main comme deux bons amis qui sestiment à leur juste valeur, et le vieux policier se dirigea vers la porte.
Ganimard !
Celui-ci se retourna.
Quy a-t-il ?
Ganimard, vous oubliez votre montre.
Ma montre ?
Oui, elle sest égarée dans ma poche.
Il la rendit en sexcusant.
Pardonnez-moi une mauvaise habitude Mais ce nest pas une raison parce quils mont pris la mienne pour que je vous prive de la vôtre. Dautant que jai là un chronomètre dont je nai pas à me plaindre, et qui satisfait pleinement à mes besoins.
Il sortit du tiroir une large montre en or, épaisse et confortable, ornée dune lourde chaîne.
Et celle-ci, de quelle poche vient-elle ? demanda Ganimard.
Arsène Lupin examina négligemment les initiales.
J. B Qui diable cela peut-il bien être ? Ah ! oui, je me souviens, Jules Bouvier, mon juge dinstruction, un homme charmant
Lévasion dArsène Lupin
Au moment où Arsène Lupin, son repas achevé, tirait de sa poche un beau cigare bagué dor et lexaminait avec complaisance, la porte de la cellule souvrit. Il neut que le temps de le jeter dans le tiroir et de séloigner de la table. Le gardien entra, cétait lheure de la promenade.
Je vous attendais, mon cher ami, sécria Lupin, toujours de bonne humeur.
Ils sortirent. Ils avaient à peine disparu à langle du couloir, que deux hommes à leur tour pénétrèrent dans la cellule et en commencèrent lexamen minutieux. Lun était linspecteur Dieuzy, lautre linspecteur Folenfant.
On voulait en finir. Il ny avait point de doute : Arsène Lupin conservait des intelligences avec le dehors et communiquait avec ses affidés. La veille encore le Grand Journal publiait ces lignes adressées à son collaborateur judiciaire :
« Monsieur,
« Dans un article paru ces jours-ci vous vous êtes exprimé sur moi en des termes que rien ne saurait justifier. Quelques jours avant louverture de mon procès, jirai vous en demander compte.
« Salutations distinguées,
« ARSÈNE LUPIN. »
Lécriture était bien dArsène Lupin. Donc il envoyait des lettres. Donc il en recevait. Donc il était certain quil préparait cette évasion annoncée par lui dune façon si arrogante.
La situation devenait intolérable. Daccord avec le juge dinstruction, le chef de la Sûreté M. Dudouis se rendit lui-même à la Santé pour exposer au directeur de la prison les mesures quil convenait de prendre. Et, dès son arrivée, il envoya deux de ses hommes dans la cellule du détenu.
Ils levèrent chacune des dalles, démontèrent le lit, firent tout ce quil est habituel de faire en pareil cas, et finalement ne découvrirent rien. Ils allaient renoncer à leurs investigations, lorsque le gardien accourut en toute hâte et leur dit :
Le tiroir regardez le tiroir de la table. Quand je suis entré, il ma semblé quil le repoussait.
Ils regardèrent, et Dieuzy sécria :
Pour Dieu, cette fois, nous le tenons, le client.
Folenfant larrêta.
Halte-là, mon petit, le chef fera linventaire.
Pourtant, ce cigare de luxe
Laisse le Havane, et prévenons le chef.
Deux minutes après, M. Dudouis explorait le tiroir. Il y trouva dabord une liasse darticles de journaux découpés par lArgus de la Presse et qui concernaient Arsène Lupin, puis une blague à tabac, une pipe, du papier dit pelure doignon, et enfin deux livres.
Il en regarda le titre. Cétait le Culte des héros de Carlyle, édition anglaise, et un elzévir charmant, à reliure du temps, le Manuel dÉpictète, traduction allemande publiée à Leyde en 1634. Les ayant feuilletés, il constata que toutes les pages étaient balafrées, soulignées, annotées. Était-ce là signes conventionnels ou bien de ces marques qui montrent la ferveur que lon a pour un livre ?
Nous verrons cela en détail, dit M. Dudouis.
Il explora la blague à tabac, la pipe. Puis, saisissant le fameux cigare bagué dor :
Fichtre, il se met bien, notre ami, sécria-t-il, un Henri Clet !
Dun geste machinal de fumeur, il le porta près de son oreille et le fit craquer. Et aussitôt une exclamation lui échappa. Le cigare avait molli sous la pression de ses doigts. Il lexamina avec plus dattention et ne tarda pas à distinguer quelque chose de blanc entre les feuilles de tabac. Et délicatement, à laide dune épingle, il attirait un rouleau de papier très fin, à peine gros comme un cure-dent. Cétait un billet. Il le déroula et lut ces mots, dune menue écriture de femme :
« Le panier a pris la place de lautre. Huit sur dix sont préparées. En appuyant du pied extérieur, la plaque se soulève de haut en bas. De douze à seize tous les jours, H-P attendra. Mais où ? Réponse immédiate. Soyez tranquille, votre amie veille sur vous. »
M. Dudouis réfléchit un instant et dit :
Cest suffisamment clair le panier les huit cases De douze à seize, cest-à-dire de midi à quatre heures
Mais ce H-P, qui attendra ?
H-P en loccurrence, doit signifier automobile, H-P, horse power, nest-ce pas ainsi quen langage sportif, on désigne la force dun moteur ? Une vingt-quatre H-P, cest une automobile de vingt-quatre chevaux.
Il se leva et demanda :
Le détenu finissait de déjeuner ?
Oui.
Et comme il na pas encore lu ce message ainsi que le prouve létat du cigare, il est probable quil venait de le recevoir.
Comment ?
Dans ses aliments, au milieu de son pain ou dune pomme de terre, que sais-je ?
Impossible, on ne la autorisé à faire venir sa nourriture que pour le prendre au piège, et nous navons rien trouvé.
Nous chercherons ce soir la réponse de Lupin. Pour le moment, retenez-le hors de sa cellule. Je vais porter ceci à monsieur le juge dinstruction. Sil est de mon avis, nous ferons immédiatement photographier la lettre, et dans une heure vous pourrez remettre dans le tiroir, outre ces objets, un cigare identique contenant le message original lui-même. Il faut que le détenu ne se doute de rien.
Ce nest pas sans une certaine curiosité que M. Dudouis sen retourna le soir au greffe de la Santé en compagnie de linspecteur Dieuzy. Dans un coin, sur le poêle, trois assiettes sétalaient.
Il a mangé ?
Oui, répondit le directeur.
Dieuzy, veuillez couper en morceaux très minces ces quelques brins de macaroni et ouvrir cette boulette de pain Rien ?
Non, chef.
M. Dudouis examina les assiettes, la fourchette, la cuiller, enfin le couteau, un couteau réglementaire à lame ronde. Il en fit tourner le manche à gauche, puis à droite. À droite le manche céda et se dévissa. Le couteau était creux et servait détui à une feuille de papier.
Peuh ! fit-il, ce nest pas bien malin pour un homme comme Arsène. Mais ne perdons pas de temps. Vous, Dieuzy, allez donc faire une enquête dans ce restaurant.
Puis il lut :
« Je men remets à vous, H-P suivra de loin, chaque jour. Jirai au-devant. À bientôt, chère et admirable amie. »
Enfin, sécria M. Dudouis, en se frottant les mains, je crois que laffaire est en bonne voie. Un petit coup de pouce de notre part, et lévasion réussit assez du moins pour nous permettre de pincer les complices.
Et si Arsène Lupin vous glisse entre les doigts ? objecta le directeur.
Nous emploierons le nombre dhommes nécessaire. Si cependant il y mettait trop dhabileté ma foi, tant pis pour lui ! Quant à la bande, puisque le chef refuse de parler, les autres parleront.
* * *
Et de fait, il ne parlait pas beaucoup, Arsène Lupin. Depuis des mois M. Jules Bouvier, le juge dinstruction, sy évertuait vainement. Les interrogatoires se réduisaient à des colloques dépourvus dintérêt entre le juge et lavocat maître Danval, un des princes du barreau, lequel dailleurs en savait sur linculpé à peu près autant que le premier venu.
De temps à autre, par politesse, Arsène Lupin laissait tomber :
Mais oui, Monsieur le juge, nous sommes daccord : le vol du Crédit Lyonnais, le vol de la rue de Babylone, lémission des faux billets de banque, laffaire des polices dassurance, le cambriolage des châteaux dArmesnil, de Gouret, dImblevain, des Groseillers, du Malaquis, tout cela cest de votre serviteur.
Alors, pourriez-vous mexpliquer
Inutile, javoue tout en bloc, tout et même dix fois plus que vous nen supposez.
De guerre lasse, le juge avait suspendu ces interrogatoires fastidieux. Après avoir eu connaissance des deux billets interceptés, il les reprit. Et, régulièrement, à midi, Arsène Lupin fut amené, de la Santé au Dépôt, dans la voiture pénitentiaire, avec un certain nombre de détenus. Ils en repartaient vers trois ou quatre heures.