« Ma lettre de recommandation ! sécria dArtagnan, ma lettre de recommandation, sangdieu ! ou je vous embroche tous comme des ortolans ! »
Malheureusement une circonstance sopposait à ce que le jeune homme accomplît sa menace : cest que, comme nous lavons dit, son épée avait été, dans sa première lutte, brisée en deux morceaux, ce quil avait parfaitement oublié. Il en résulta que, lorsque dArtagnan voulut en effet dégainer, il se trouva purement et simplement armé dun tronçon dépée de huit ou dix pouces à peu près, que lhôte avait soigneusement renfoncé dans le fourreau. Quant au reste de la lame, le chef lavait adroitement détourné pour sen faire une lardoire.
Cependant cette déception neût probablement pas arrêté notre fougueux jeune homme, si lhôte navait réfléchi que la réclamation que lui adressait son voyageur était parfaitement juste.
« Mais, au fait, dit-il en abaissant son épieu, où est cette lettre ?
Oui, où est cette lettre ? cria dArtagnan. Dabord, je vous en préviens, cette lettre est pour M. de Tréville, et il faut quelle se retrouve ; ou si elle ne se retrouve pas, il saura bien la faire retrouver, lui ! »
Cette menace acheva dintimider lhôte. Après le roi et M. le cardinal, M. de Tréville était lhomme dont le nom peut-être était le plus souvent répété par les militaires et même par les bourgeois. Il y avait bien le père Joseph, cest vrai ; mais son nom à lui nétait jamais prononcé que tout bas, tant était grande la terreur quinspirait lÉminence grise, comme on appelait le familier du cardinal.
Aussi, jetant son épieu loin de lui, et ordonnant à sa femme den faire autant de son manche à balai et à ses valets de leurs bâtons, il donna le premier lexemple en se mettant lui-même à la recherche de la lettre perdue.
« Est-ce que cette lettre renfermait quelque chose de précieux ? demanda lhôte au bout dun instant dinvestigations inutiles.
Sandis ! je le crois bien ! sécria le Gascon qui comptait sur cette lettre pour faire son chemin à la cour ; elle contenait ma fortune.
Des bons sur lépargne ? demanda lhôte inquiet.
Des bons sur la trésorerie particulière de Sa Majesté », répondit dArtagnan, qui, comptant entrer au service du roi grâce à cette recommandation, croyait pouvoir faire sans mentir cette réponse quelque peu hasardée.
« Diable ! fit lhôte tout à fait désespéré.
Mais il nimporte, continua dArtagnan avec laplomb national, il nimporte, et largent nest rien : cette lettre était tout. Jeusse mieux aimé perdre mille pistoles que de la perdre. »
Il ne risquait pas davantage à dire vingt mille, mais une certaine pudeur juvénile le retint.
Un trait de lumière frappa tout à coup lesprit de lhôte qui se donnait au diable en ne trouvant rien.
« Cette lettre nest point perdue, sécria-t-il.
Ah ! fit dArtagnan.
Non ; elle vous a été prise.
Prise ! et par qui ?
Par le gentilhomme dhier. Il est descendu à la cuisine, où était votre pourpoint. Il y est resté seul. Je gagerais que cest lui qui la volée.
Vous croyez ? » répondit dArtagnan peu convaincu ; car il savait mieux que personne limportance toute personnelle de cette lettre, et ny voyait rien qui pût tenter la cupidité. Le fait est quaucun des valets, aucun des voyageurs présents neût rien gagné à posséder ce papier.
« Vous dites donc, reprit dArtagnan, que vous soupçonnez cet impertinent gentilhomme.
Je vous dis que jen suis sûr, continua lhôte ; lorsque je lui ai annoncé que Votre Seigneurie était le protégé de M. de Tréville, et que vous aviez même une lettre pour cet illustre gentilhomme, il a paru fort inquiet, ma demandé où était cette lettre, et est descendu immédiatement à la cuisine où il savait quétait votre pourpoint.
Alors cest mon voleur, répondit dArtagnan ; je men plaindrai à M. de Tréville, et M. de Tréville sen plaindra au roi. » Puis il tira majestueusement deux écus de sa poche, les donna à lhôte, qui laccompagna, le chapeau à la main, jusquà la porte, remonta sur son cheval jaune, qui le conduisit sans autre incident jusquà la porte Saint-Antoine à Paris, où son propriétaire le vendit trois écus, ce qui était fort bien payé, attendu que dArtagnan lavait fort surmené pendant la dernière étape. Aussi le maquignon auquel dArtagnan le céda moyennant les neuf livres susdites ne cacha-t-il point au jeune homme quil nen donnait cette somme exorbitante quà cause de loriginalité de sa couleur.
DArtagnan entra donc dans Paris à pied, portant son petit paquet sous son bras, et marcha tant quil trouvât à louer une chambre qui convînt à lexiguïté de ses ressources. Cette chambre fut une espèce de mansarde, sise rue des Fossoyeurs, près du Luxembourg.
Aussitôt le denier à Dieu donné, dArtagnan prit possession de son logement, passa le reste de la journée à coudre à son pourpoint et à ses chausses des passementeries que sa mère avait détachées dun pourpoint presque neuf de M. dArtagnan père, et quelle lui avait données en cachette ; puis il alla quai de la Ferraille, faire remettre une lame à son épée ; puis il revint au Louvre sinformer, au premier mousquetaire quil rencontra, de la situation de lhôtel de M. de Tréville, lequel était situé rue du Vieux-Colombier, cest-à-dire justement dans le voisinage de la chambre arrêtée par dArtagnan : circonstance qui lui parut dun heureux augure pour le succès de son voyage.
Après quoi, content de la façon dont il sétait conduit à Meung, sans remords dans le passé, confiant dans le présent et plein despérance dans lavenir, il se coucha et sendormit du sommeil du brave.
Ce sommeil, tout provincial encore, le conduisit jusquà neuf heures du matin, heure à laquelle il se leva pour se rendre chez ce fameux M. de Tréville, le troisième personnage du royaume daprès lestimation paternelle.
II. Lantichambre de M. de Tréville
M. de Troisvilles, comme sappelait encore sa famille en Gascogne, ou M. de Tréville, comme il avait fini par sappeler lui-même à Paris, avait réellement commencé comme dArtagnan, cest-à-dire sans un sou vaillant, mais avec ce fonds daudace, desprit et dentendement qui fait que le plus pauvre gentillâtre gascon reçoit souvent plus en ses espérances de lhéritage paternel que le plus riche gentilhomme périgourdin ou berrichon ne reçoit en réalité. Sa bravoure insolente, son bonheur plus insolent encore dans un temps où les coups pleuvaient comme grêle, lavaient hissé au sommet de cette échelle difficile quon appelle la faveur de cour, et dont il avait escaladé quatre à quatre les échelons.
Il était lami du roi, lequel honorait fort, comme chacun sait, la mémoire de son père Henri IV. Le père de M. de Tréville lavait si fidèlement servi dans ses guerres contre la Ligue, quà défaut dargent comptant chose qui toute la vie manqua au Béarnais, lequel paya constamment ses dettes avec la seule chose quil neût jamais besoin demprunter, cest-à-dire avec de lesprit , quà défaut dargent comptant, disons-nous, il lavait autorisé, après la reddition de Paris, à prendre pour armes un lion dor passant sur gueules avec cette devise : Fidelis et fortis. Cétait beaucoup pour lhonneur, mais cétait médiocre pour le bien-être. Aussi, quand lillustre compagnon du grand Henri mourut, il laissa pour seul héritage à monsieur son fils son épée et sa devise. Grâce à ce double don et au nom sans tache qui laccompagnait, M. de Tréville fut admis dans la maison du jeune prince, où il servit si bien de son épée et fut si fidèle à sa devise, que Louis XIII, une des bonnes lames du royaume, avait lhabitude de dire que, sil avait un ami qui se battît, il lui donnerait le conseil de prendre pour second, lui dabord, et Tréville après, et peut-être même avant lui.
Aussi Louis XIII avait-il un attachement réel pour Tréville, attachement royal, attachement égoïste, cest vrai, mais qui nen était pas moins un attachement. Cest que, dans ces temps malheureux, on cherchait fort à sentourer dhommes de la trempe de Tréville. Beaucoup pouvaient prendre pour devise lépithète de fort, qui faisait la seconde partie de son exergue ; mais peu de gentilshommes pouvaient réclamer lépithète de fidèle, qui en formait la première. Tréville était un de ces derniers ; cétait une de ces rares organisations, à lintelligence obéissante comme celle du dogue, à la valeur aveugle, à loeil rapide, à la main prompte, à qui loeil navait été donné que pour voir si le roi était mécontent de quelquun et la main que pour frapper ce déplaisant quelquun, un Besme, un Maurevers, un Poltrot de Méré, un Vitry. Enfin à Tréville, il navait manqué jusque-là que loccasion ; mais il la guettait, et il se promettait bien de la saisir par ses trois cheveux si jamais elle passait à la portée de sa main. Aussi Louis XIII fit-il de Tréville le capitaine de ses mousquetaires, lesquels étaient à Louis XIII, pour le dévouement ou plutôt pour le fanatisme, ce que ses ordinaires étaient à Henri III et ce que sa garde écossaise était à Louis XI.
De son côté, et sous ce rapport, le cardinal nétait pas en reste avec le roi. Quand il avait vu la formidable élite dont Louis XIII sentourait, ce second ou plutôt ce premier roi de France avait voulu, lui aussi, avoir sa garde. Il eut donc ses mousquetaires comme Louis XIII avait les siens et lon voyait ces deux puissances rivales trier pour leur service, dans toutes les provinces de France et même dans tous les États étrangers, les hommes célèbres pour les grands coups dépée. Aussi Richelieu et Louis XIII se disputaient souvent, en faisant leur partie déchecs, le soir, au sujet du mérite de leurs serviteurs. Chacun vantait la tenue et le courage des siens, et tout en se prononçant tout haut contre les duels et contre les rixes, ils les excitaient tout bas à en venir aux mains, et concevaient un véritable chagrin ou une joie immodérée de la défaite ou de la victoire des leurs. Ainsi, du moins, le disent les mémoires dun homme qui fut dans quelques-unes de ces défaites et dans beaucoup de ces victoires.
Tréville avait pris le côté faible de son maître, et cest à cette adresse quil devait la longue et constante faveur dun roi qui na pas laissé la réputation davoir été très fidèle à ses amitiés. Il faisait parader ses mousquetaires devant le cardinal Armand Duplessis avec un air narquois qui hérissait de colère la moustache grise de Son Éminence. Tréville entendait admirablement bien la guerre de cette époque, où, quand on ne vivait pas aux dépens de lennemi, on vivait aux dépens de ses compatriotes : ses soldats formaient une légion de diables à quatre, indisciplinée pour tout autre que pour lui.
Débraillés, avinés, écorchés, les mousquetaires du roi, ou plutôt ceux de M. de Tréville, sépandaient dans les cabarets, dans les promenades, dans les jeux publics, criant fort et retroussant leurs moustaches, faisant sonner leurs épées, heurtant avec volupté les gardes de M. le cardinal quand ils les rencontraient ; puis dégainant en pleine rue, avec mille plaisanteries ; tués quelquefois, mais sûrs en ce cas dêtre pleurés et vengés ; tuant souvent, et sûrs alors de ne pas moisir en prison, M. de Tréville étant là pour les réclamer. Aussi M. de Tréville était-il loué sur tous les tons, chanté sur toutes les gammes par ces hommes qui ladoraient, et qui, tout gens de sac et de corde quils étaient, tremblaient devant lui comme des écoliers devant leur maître, obéissant au moindre mot, et prêts à se faire tuer pour laver le moindre reproche.
M. de Tréville avait usé de ce levier puissant, pour le roi dabord et les amis du roi, puis pour lui-même et pour ses amis. Au reste, dans aucun des mémoires de ce temps, qui a laissé tant de mémoires, on ne voit que ce digne gentilhomme ait été accusé, même par ses ennemis et il en avait autant parmi les gens de plume que chez les gens dépée , nulle part on ne voit, disons-nous, que ce digne gentilhomme ait été accusé de se faire payer la coopération de ses séides. Avec un rare génie dintrigue, qui le rendait légal des plus forts intrigants, il était resté honnête homme. Bien plus, en dépit des grandes estocades qui déhanchent et des exercices pénibles qui fatiguent, il était devenu un des plus galants coureurs de ruelles, un des plus fins damerets, un des plus alambiqués diseurs de Phébus de son époque ; on parlait des bonnes fortunes de Tréville comme on avait parlé vingt ans auparavant de celles de Bassompierre et ce nétait pas peu dire. Le capitaine des mousquetaires était donc admiré, craint et aimé, ce qui constitue lapogée des fortunes humaines.
Louis XIV absorba tous les petits astres de sa cour dans son vaste rayonnement ; mais son père, soleil pluribus impar, laissa sa splendeur personnelle à chacun de ses favoris, sa valeur individuelle à chacun de ses courtisans. Outre le lever du roi et celui du cardinal, on comptait alors à Paris plus de deux cents petits levers, un peu recherchés. Parmi les deux cents petits levers celui de Tréville était un des plus courus.
La cour de son hôtel, situé rue du Vieux-Colombier, ressemblait à un camp, et cela dès six heures du matin en été et dès huit heures en hiver. Cinquante à soixante mousquetaires, qui semblaient sy relayer pour présenter un nombre toujours imposant, sy promenaient sans cesse, armés en guerre et prêts à tout. Le long dun de ses grands escaliers sur lemplacement desquels notre civilisation bâtirait une maison tout entière, montaient et descendaient les solliciteurs de Paris qui couraient après une faveur quelconque, les gentilshommes de province avides dêtre enrôlés, et les laquais chamarrés de toutes couleurs, qui venaient apporter à M. de Tréville les messages de leurs maîtres. Dans lantichambre, sur de longues banquettes circulaires, reposaient les élus, cest-à-dire ceux qui étaient convoqués. Un bourdonnement durait là depuis le matin jusquau soir, tandis que M. de Tréville, dans son cabinet contigu à cette antichambre, recevait les visites, écoutait les plaintes, donnait ses ordres et, comme le roi à son balcon du Louvre, navait quà se mettre à sa fenêtre pour passer la revue des hommes et des armes.
Le jour où dArtagnan se présenta, lassemblée était imposante, surtout pour un provincial arrivant de sa province : il est vrai que ce provincial était Gascon, et que surtout à cette époque les compatriotes de dArtagnan avaient la réputation de ne point facilement se laisser intimider. En effet, une fois quon avait franchi la porte massive, chevillée de longs clous à tête quadrangulaire, on tombait au milieu dune troupe de gens dépée qui se croisaient dans la cour, sinterpellant, se querellant et jouant entre eux. Pour se frayer un passage au milieu de toutes ces vagues tourbillonnantes, il eût fallu être officier, grand seigneur ou jolie femme.
Ce fut donc au milieu de cette cohue et de ce désordre que notre jeune homme savança, le coeur palpitant, rangeant sa longue rapière le long de ses jambes maigres, et tenant une main au rebord de son feutre avec ce demi-sourire du provincial embarrassé qui veut faire bonne contenance. Avait-il dépassé un groupe, alors il respirait plus librement, mais il comprenait quon se retournait pour le regarder, et pour la première fois de sa vie, dArtagnan, qui jusquà ce jour avait une assez bonne opinion de lui-même, se trouva ridicule.