Le Signe Des Quatre - Doyle Arthur Conan 8 стр.


Holmes se tenait devant le porche, fumant sa pipe, les mains dans ses poches.

«Ah! vous l’avez amené? dit-il. En voilà un bon chien! Athelney Jones est parti. Il y a eu un formidable déploiement d’activité depuis votre départ. Il a mis en arrestation non seulement notre ami Thaddeus, mais le portier, la femme de charge et le serviteur hindou. Nous avons le champ libre, à part l’agent là-haut. Laissez le chien ici et remontons.»

J’attachai Toby à la table dans l’entrée et le suivi. La pièce était telle que nous l’avions laissée, sauf qu’un drap avait été jeté sur la victime. Un brigadier de police à l’air fatigué s’était adossé dans un coin.

«Prêtez-moi votre lanterne, brigadier, dit mon compagnon. Maintenant, attachez-la avec ce bout de ficelle autour de mon cou, afin qu’elle pende devant moi. Merci. Il me reste à enlever chaussures et chaussettes. Vous les porterez en bas. Watson. Je m’en vais faire un peu d’escalade. Trempez donc mon mouchoir dans la créosote. C’est parfait. Maintenant, montez un instant avec moi dans le grenier.»

Nous nous hissâmes à travers l’ouverture. Holmes approcha à nouveau la lumière des empreintes de pas dans la poussière.

«Je voudrais que vous examiniez attentivement ces marques, dit-il. Voyez-vous quelque chose qui vaut la peine d’être remarqué?

– Elles appartiennent à un enfant ou à une petite femme, dis-je.

– Mais en dehors de leur taille? N’y a-t-il rien d’autre?

– Elles ressemblent à n’importe quelle autre empreinte de pas.

– Absolument pas! Regardez ici! Voici l’empreinte d’un pied droit. À présent, j’imprime mon pied dans la poussière, à côté, quelle est la différence essentielle?

– Vos doigts sont tous resserrés. L’autre empreinte montre chacun des doigts de pied distinctement séparé des autres.

– Exactement. Voilà l’important. Souvenez-vous-en. Maintenant, ayez l’amabilité d’aller près de cette fenêtre et d’en sentir le rebord. Je reste ici, car ce mouchoir dans ma main pourrait brouiller la piste.»

Je fis ce qu’il me demandait, et je perçus immédiatement une forte odeur de goudron.

«C’est donc là où il a mis son pied en sortant. Si vous pouvez sentir sa trace, je pense que Toby n’aura pas de difficultés. Descendez, maintenant; lâchez le chien et venez voir l’acrobate.»

Le temps d’arriver dans le jardin, Sherlock Holmes était parvenu sur le toit, et je pouvais le suivre, comme un énorme ver luisant, rampant très lentement le long de la crête. Je le perdis de vue derrière un groupe de cheminées, mais il réapparut bientôt, pour s’évanouir à nouveau de l’autre côté. Je fis le tour de la maison et le retrouvai assis tout au bord, à l’angle du toit.

«Est-ce vous, Watson? cria-t-il.

– Oui.

– Voilà l’endroit. Quelle est cette masse noire, juste en bas?

– Un tonneau d’eau.

– Avec un couvercle dessus?

– Oui.

– Pas de trace d’une échelle?

– Non.

– Quel diable d’homme! C’est un chemin à se rompre vingt fois le cou. Mais je dois pouvoir descendre par où il est monté. La gouttière semble solide. En tout cas, allons-y?»

Il y eut un frottement de pieds, et la lanterne commença de descendre régulièrement sur le côté du mur. Puis, d’un saut léger, il parvint sur la barrique, et de là atterrit.

«C’était une piste facile, dit-il en remettant ses bas et ses chaussures. Les tuiles étaient déplacées tout au long de sa course. Dans sa hâte, il a laissé tomber ceci, qui confirme mon diagnostic… comme vous dites, vous autres médecins.»

L’objet qu’il me présentait avait l’aspect d’un petit portefeuille ou cartouchière fait d’une sorte de jonc coloré, tressé, et décoré de quelques pierres de couleur. Par la taille et la forme, il rappelait un étui à cigarettes. À l’intérieur, il y avait une demi-douzaine d’épines en bois sombre dont l’une des extrémités était pointue, l’autre arrondie. Elles étaient identiques à celle qui avait frappé Bartholomew Sholto.

«Ce sont des armes infernales! dit-il. Faites attention de ne pas vous piquer. Je suis très content de les avoir en ma possession, car c’est probablement toute sa réserve. Il y a moins à craindre que l’un de nous en reçoive une prochainement dans la peau. Pour ma part, je préférerais encore recevoir une balle explosive. Êtes-vous d’attaque pour une randonnée de dix kilomètres, Watson?

– Certainement, répondis-je.

– Votre jambe ira-t-elle jusqu’au bout?

– Oh! oui.

– Ah! vous voilà, mon chien? Brave vieux Toby! Flaire, Toby; renifle-le!»

Il mit sous le nez du chien le mouchoir imbibé de créosote. Toby se tint immobile, les pattes écartées, la tête inclinée sur le côté d’une façon tout à fait comique, comme un connaisseur reniflant le «bouquet» d’un cru fameux. Puis Holmes jeta le mouchoir au loin, attacha une corde solide au collier de la bête, et l’amena à côté du tonneau. Le chien poussa immédiatement une série de glapissements aigus et, le nez au sol, la queue en l’air, prit la piste à une allure si endiablée que, même freiné par sa laisse, il nous obligea de marcher aussi vite que possible.

À l’est, le ciel s’étant éclairci peu à peu, et la lumière froide et grise de l’aube nous permettait de voir à quelque distance. L’énorme maison carrée se dressait derrière nous, avec ses hautes fenêtres vides et ses grandes façades nues. Notre route conduisit tout droit à travers un terrain bouleversé de tranchées et de trous qu’il nous fallut franchir. Avec ses monticules de terre éparpillés, et ses arbustes malingres, toute cette propriété avait un aspect de mauvais augure qui s’accordait bien avec la tragédie qui s’était abattue sur elle.

Atteignant le mur d’enceinte, Toby se mit à le longer, gémissant impatiemment dans l’ombre; il s’arrêta finalement dans un angle que masquait un jeune hêtre. À l’intersection des murs, plusieurs briques avaient été descellées; les marches ainsi faites avaient dû être fréquemment utilisées à en juger par leur aspect usé et poli. Holmes grimpa sur le faîte puis, prenant le chien que je lui tendais, il le laissa retomber de l’autre côté.

«Voilà la main de l’homme à la jambe de bois, remarqua-t-il, tandis que je le rejoignais au faîte du mur. Voyez-vous les légères traces de sang sur ce plâtre blanc? Quelle chance qu’il n’y ait pas eu de fortes averses depuis hier! L’odeur restera sur la route en dépit de leurs vingt-huit heures d’avance.»

J’avoue que, personnellement, j’avais des doutes. Sur cette route de Londres, la circulation avait dû être intense dans l’intervalle. Cependant, mon scepticisme fut vite balayé. Sans jamais hésiter ni faire d’écart, Toby trottait à sa manière dégingandée: l’odeur entêtante de la créosote devait dominer toutes les autres.

«N’allez pas imaginer, dit Holmes que mon succès dépend du pur hasard qui a voulu que l’un de ces individus posât le pied dans la créosote. J’en sais assez maintenant pour retrouver leurs traces de plusieurs façons. Celle-ci est la plus facile, et j’aurais tort de la négliger puisque la chance l’a mise entre nos mains. Toutefois, elle prive l’affaire d’un savant petit problème intellectuel qu’elle promettait tout à l’heure de me poser. J’avoue que sans cette indication vraiment trop évidente, il y aurait eu du mérite à percer l’énigme!

– Mais là où il y a du mérite, et à revendre, c’est dans la manière dont vous conduisez cette affaire! dis-je. Je vous assure que je suis encore plus émerveillé que lors du meurtre de Jefferson Hope. Cette affaire me semble encore plus profonde et inexplicable. Comment, par exemple, avez-vous pu décrire avec une telle assurance l’homme à la jambe de bois?

– Peuh! c’est la simplicité même, mon cher ami! Je ne cherche pas à faire du théâtre, moi! Tout est patent, tout est dans les faits. Deux officiers qui commandent un pénitencier apprennent un secret important à propos d’un trésor caché. Une carte est tracée à leur intention par un Anglais du nom de Jonathan Small. Souvenez-vous que nous avons vu ce nom sur le plan qui se trouvait dans les affaires du capitaine Morstan. Jonathan Small l’a signée en son nom et au nom de ses associés: «Le Signe des Quatre», telle était la désignation quelque peu dramatique qu’il avait choisie. À l’aide de ce plan, les officiers – ou peut-être l’un d’eux seulement – s’emparent du trésor et le ramènent en Angleterre, mais sans remplir, supposons-le, certaines obligations en échange desquelles le plan leur avait été remis. Et maintenant, pourquoi Jonathan Small ne s’est-il pas emparé lui-même du trésor? La réponse est évidente. Le plan est daté d’une époque où Morstan se trouvait en contact avec des forçats. Jonathan Small n’a pas pris le trésor parce que ni lui ni ses associés, tous forçats, ne pouvaient se rendre à la cachette pour le récupérer.

– Mais c’est une simple hypothèse!

– C’est la seule qui jusqu’ici cadre avec les faits. C’est donc plus qu’une hypothèse. Voyons si elle continue de cadrer avec la suite. Pendant quelques années, le major Sholto vit dans la paix et le bonheur que lui apporte la possession du trésor. Puis il reçoit une lettre des Indes qui lui cause une grande frayeur. Que pouvait-elle contenir? Elle disait que les hommes qu’il avait trahis avaient été relâchés?

«Ou qu’ils s’étaient évadés! Et cette éventualité est la plus probable, car il connaissait la durée de leur peine, et si celle-ci était arrivée à terme, il n’en aurait pas été surpris. Que fait-il au contraire? Il cherche à se protéger. Il craint par-dessus tout un homme à la jambe de bois: un homme blanc, notez-le, puisque il va jusqu’à tirer par erreur sur un commis voyageur anglais!… Bien. Sur le plan, il n’y a qu’un nom; les autres sont hindous ou mahométans. C’est pourquoi nous pouvons affirmer avec confiance que l’homme à la jambe de bois et Jonathan Small sont la même personne. Le raisonnement vous paraît-il avoir quelque défaut?

– Non: il est clair et précis.

– Bon. Maintenant, mettons-nous à la place de Jonathan Small. Voyons les choses de son point de vue. Il vient en Angleterre avec eux buts: reprendre ce qu’il considère comme son bien, et se venger de l’homme qui l’a trahi. Il découvre où s’est établi Sholto et il est fort possible qu’il ait lié connaissance avec quelqu’un dans la maison. Il y a par exemple ce Lal Rao, le maître d’hôtel. Mme Berstone m’en a fait une description qui n’est guère élogieuse. Cependant, Small ne peut découvrir où le trésor est caché, car personne ne le sait: personne sauf le major et un fidèle serviteur mort depuis. Small apprend soudain que Sholto est sur son lit de mort. Pris de panique à l’idée que le secret du trésor pourrait être enseveli avec lui, il échappe à la surveillance des serviteurs et parvient jusqu’à la fenêtre derrière laquelle le major agonise; seule la présence des deux fils l’empêche d’entrer. Sa haine contre le mort le rend fou; il pénètre dans la chambre pendant la nuit et il fouille les papiers secrets dans l’espoir de découvrir quelque document ayant trait au trésor. Finalement, il laisse un souvenir de sa visite au moyen des mots inscrits sur la carte. Il avait sans doute prévu que, s’il lui advenait de tuer le major, il laisserait ce genre de marque pour indiquer qu’il ne s’agissait pas d’un meurtre banal, mais d’un acte de justice, du moins du point de vue des quatre associés. Des idées aussi étranges et baroques sont assez communes dans les annales du crime; elles offrent généralement d’utiles indications quant à la personnalité du criminel. Me suivez-vous bien?

– Très bien.

– Maintenant, que pouvait faire Jonathan Small? Rien d’autre que d’observer discrètement les efforts entrepris pour trouver le trésor. Peut-être quitta-t-il l’Angleterre pour n’y revenir que de temps en temps. Mais survient la découverte du grenier; il en est immédiatement informé. À nouveau, nous constatons la présence d’un allié dans la place. Jonathan est incapable, avec sa jambe de bois, d’atteindre la chambre si haut perchée de Bartholomew. Alors, il emmène un complice assez mystérieux qui escalade bien mais trempe son pied nu dans la créosote! D’où Toby, et pour un officier en demi-solde avec un tendon d’Achille endommagé, une claudication sur dix kilomètres.

– Mais c’est le complice, et non Jonathan qui a commis le crime!

– C’est exact. Et Jonathan en fut plutôt furieux, si j’en juge par la façon dont il arpenta la pièce quand il y fut parvenu. Il n’avait ni haine ni rancune contre Bartholomew Sholto; il aurait préféré simplement le bâillonner et le ligoter. Il ne tenait pas du tout, cet homme, à se mettre la corde au cou! Mais il n’avait pu empêcher les instincts sauvages de son complice de se donner libre cours; le poison avait fait son œuvre. Jonathan laissa donc sa signature, fit descendre le trésor jusqu’au sol et prit le même chemin. Tel a été l’enchaînement des événements pour autant que j’aie pu les déchiffrer. Quant à son allure personnelle, il doit être évidemment d’un certain âge et fort bruni puisqu’il a purgé sa peine dans un four tel que les Andaman. Sa taille, je l’ai aisément calculée d’après la longueur de ses enjambées; et nous savons qu’il portait la barbe. Son système pileux fut la seule chose qui impressionna Thaddeus Sholto quand il le vit à la fenêtre. À part cela…

– Le complice?

– Eh bien, il n’y a pas grand mystère à cela! Mais bientôt vous saurez tout… Comme l’air du matin est doux! Regardez ce petit nuage: il flotte comme une plume rose détachée de quelque gigantesque flamant. Maintenant, le bord rouge du disque solaire se hisse au-dessus de la couche de nuages qui surplombe Londres. Ce soleil brille pour un bon nombre de gens, mais aucun, je parie, n’accomplit une mission plus étrange que la nôtre! Comme nous nous sentons petits, avec nos ambitions aussi mesquines que nos efforts, en présence des grandes forces élémentaires de la nature! Êtes-vous bien avancé dans votre Jean-Paul?

– Assez. Je suis revenu à lui à travers Carlyle.

– C’est remonter le ruisseau jusqu’à la source. Il fait une remarque curieuse mais profonde: à savoir que la première preuve de la grandeur de l’homme réside dans la perception de sa propre petitesse. Cela implique, voyez-vous, un pouvoir de comparaison et d’appréciation qui sont, en eux-mêmes, une preuve de noblesse. Richter donne beaucoup à penser! Vous n’avez pas de revolver, n’est-ce pas?

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