Trois Contes - Flaubert Gustave 7 стр.


Un spectacle extraordinaire l'arreta. Des cerfs emplissaient un vallon ayant la forme d'un cirque, et tasses, les uns pres des autres, ils se rechauffaient avec leurs haleines que l'on voyait fumer dans le brouillard.

L'espoir d'un pareil carnage, pendant quelques minutes, le suffoqua de plaisir. Puis il descendit de cheval, retroussa ses manches, et se mit a tirer.

Au sifflement de la premiere fleche, tous les cerfs a la fois tournerent la tete. Il se fit des enfoncures dans leur masse; des voix plaintives s'elevaient, et un grand mouvement agita le troupeau.

Le rebord du vallon etait trop haut pour le franchir. Ils bondissaient dans l'enceinte, cherchant a s'echapper. Julien visait, tirait; et les fleches tombaient comme les rayons d'une pluie d'orage. Les cerfs rendus furieux se battirent, se cabraient, montaient les uns par-dessus les autres; et leurs corps avec leurs ramures emmelees faisaient un large monticule qui s'ecroulait, en se deplacant.

Enfin ils moururent, couches sur le sable, la bave aux naseaux, les entrailles sorties, et l'ondulation de leurs ventres s'abaissant par degres. Puis tout fut immobile.

La nuit allait venir; et derriere le bois, dans les intervalles des branches, le ciel etait rouge comme une nappe de sang.

Julien s'adossa contre un arbre. Il contemplait d'un ?il beant l'enormite du massacre, ne comprenant pas comment il avait pu le faire.

De l'autre cote du vallon sur le bord de la foret, il apercut un cerf, une biche et son faon.

Le cerf, qui etait noir et monstrueux de taille, portait seize andouillers avec une barbe blanche. La biche, blonde comme les feuilles mortes, broutait le gazon; et le faon tachete, sans l'interrompre dans sa marche, lui tetait la mamelle.

L'arbalete encore une fois ronfla. Le faon, tout de suite, fut tue. Alors sa mere, en regardant le ciel, brama d'une voix profonde, dechirante, humaine. Julien exaspere, d'un coup en plein poitrail, l'etendit par terre.

Le grand cerf l'avait vu, fit un bond. Julien lui envoya sa derniere fleche. Elle l'atteignit au front, et y resta plantee.

Le grand cerf n'eut pas l'air de la sentir; en enjambant par-dessus les morts, il avancait toujours, allait fondre sur lui, l'eventrer; et Julien reculait dans une epouvante indicible. Le prodigieux animal s'arreta; et les yeux flamboyants, solennel comme un patriarche et comme un justicier, pendant qu'une cloche au loin tintait, il repeta trois fois:

«Maudit! maudit! maudit! Un jour, c?ur feroce, tu assassineras ton pere et ta mere!»

Il plia les genoux, ferma doucement ses paupieres, et mourut.

Julien fut stupefait, puis accable d'une fatigue soudaine; et un degout, une tristesse immense, l'envahit. Le front dans les deux mains, il pleura pendant longtemps.

Son cheval etait perdu; ses chiens l'avaient abandonne; la solitude qui l'enveloppait lui sembla toute menacante de perils indefinis. Alors, pousse par un effroi, il prit sa course a travers la campagne, choisit au hasard un sentier, et se trouva presque immediatement a la porte du chateau.

La nuit, il ne dormit pas. Sous le vacillement de la lampe suspendue, il revoyait toujours le grand cerf noir. Sa prediction l'obsedait; il se debattait contre elle. «Non! non! non! je ne peux pas les tuer!» puis il songeait: «Si je le voulais, pourtant?…» et il avait peur que le Diable ne lui en inspirat l'envie.

Durant trois mois, sa mere en angoisse pria au chevet de son lit, et son pere, en gemissant, marchait continuellement dans les couloirs. Il manda les maitres mires les plus fameux, lesquels ordonnerent des quantites de drogues. Le mal de Julien, disaient-ils, avait pour cause un vent funeste, ou un desir d'amour. Mais le jeune homme, a toutes les questions, secouait la tete.

Les forces lui revinrent; et on le promenait dans la cour, le vieux moine et le bon seigneur le soutenant chacun par un bras.

Quand il fut retabli completement, il s'obstina a ne point chasser.

Son pere, le voulant rejouir, lui fit cadeau d'une grande epee sarrasine.

Elle etait au haut d'un pilier, dans une panoplie. Pour l'atteindre, il fallut une echelle. Julien y monta. L'epee trop lourde lui echappa des doigts, et en tombant frola le bon seigneur de si pres que sa houppelande en fut coupee. Julien crut avoir tue son pere, et s'evanouit.

Des lors, il redouta les armes. L'aspect d'un fer nu le faisait palir. Cette faiblesse etait une desolation pour sa famille.

Enfin le vieux moine, au nom de Dieu, de l'honneur et des ancetres, lui commanda de reprendre ses exercices de gentilhomme.

Les ecuyers, tous les jours, s'amusaient au maniement de la javeline. Julien y excella bien vite. Il envoyait la sienne dans le goulot des bouteilles, cassait les dents des girouettes, frappait a cent pas les clous des portes.

Un soir d'ete, a l'heure ou la brume rend les choses indistinctes, etant sous la treille du jardin, il apercut tout au fond deux ailes blanches qui voletaient a la hauteur de l'espalier. Il ne douta pas que ce ne fut une cigogne; et il lanca son javelot.

Un cri dechirant partit.

C'etait sa mere, dont le bonnet a longues barbes restait cloue contre le mur.

Julien s'enfuit du chateau, et ne reparut plus.

II

Il s'engagea dans une troupe d'aventuriers qui passaient.

Il connut la faim, la soif, les fievres et la vermine. Il s'accoutuma au fracas des melees, a l'aspect des moribonds. Le vent tanna sa peau. Ses membres se durcirent par le contact des armures; et comme il etait tres fort, courageux, temperant, avise, il obtint sans peine le commandement d'une compagnie.

Au debut des batailles, il enlevait ses soldats d'un grand geste de son epee. Avec une corde a n?uds, il grimpait aux murs des citadelles, la nuit, balance par l'ouragan, pendant que les flammeches du feu gregeois se collaient a sa cuirasse, et que la resine bouillante et le plomb fondu ruisselaient des creneaux. Souvent le heurt d'une pierre fracassa son bouclier. Des ponts trop charges d'hommes croulerent sous lui. En tournant une masse d'armes, il se debarrassa de quatorze cavaliers. Il defit, en champ clos, tous ceux qui se proposerent. Plus de vingt fois, on le crut mort.

Grace a la faveur divine, il en rechappa toujours; car il protegeait les gens d'Eglise, les orphelins, les veuves, et principalement les vieillards. Quand il en voyait un marchant devant lui, il criait pour connaitre sa figure, comme s'il avait eu peur de le tuer par meprise.

Des esclaves en fuite, des manants revoltes, des batards sans fortune, toutes sortes d'intrepides affluerent sous son drapeau, et il se composa une armee.

Elle grossit. Il devint fameux. On le recherchait.

Tour a tour, il secourut le dauphin de France et le roi d'Angleterre, les templiers de Jerusalem, le surena des Parthes, le negus d'Abyssinie, et l'empereur de Calicut. Il combattit des Scandinaves recouverts d'ecailles de poisson, des Negres munis de rondaches en cuir d'hippopotame et montes sur des anes rouges, des Indiens couleur d'or et brandissant par-dessus leurs diademes de larges sabres, plus clairs que des miroirs. Il vainquit les Troglodytes et les Anthropophages. Il traversa des regions si torrides que sous l'ardeur du soleil les chevelures s'allumaient d'elles-memes, comme des flambeaux; et d'autres qui etaient si glaciales que les bras, se detachant du corps, tombaient par terre; et des pays ou il y avait tant de brouillard que l'on marchait environne de fantomes.

Des republiques en embarras le consulterent. Aux entrevues d'ambassadeurs, il obtenait des conditions inesperees. Si un monarque se conduisait trop mal, il arrivait tout a coup, et lui faisait des remontrances. Il affranchit des peuples. Il delivra des reines enfermees dans des tours. C'est lui, et pas un autre, qui assomma la guivre de Milan et le dragon d'Oberbirbach.

Or l'Empereur d'Occitanie, ayant triomphe des Musulmans espagnols, s'etait joint par concubinage a la s?ur du calife de Cordoue; et il en conservait une fille, qu'il avait elevee chretiennement. Mais le Calife, faisant mine de vouloir se convertir, vint lui rendre visite, accompagne d'une escorte nombreuse, massacra toute sa garnison, et le plongea dans un cul-de-basse-fosse, ou il le traitait durement, afin d'en extirper des tresors.

Julien accourut a son aide detruisit l'armee des infideles, assiegea la ville, tua le calife, coupa sa tete, et la jeta comme une boule par-dessus les remparts. Puis il tira l'Empereur de sa prison, et le fit remonter sur son trone, en presence de toute sa cour.

L'Empereur, pour prix d'un tel service, lui presenta dans des corbeilles beaucoup d'argent; Julien n'en voulut pas. Croyant qu'il en desirait davantage, il lui offrit les trois quarts de ses richesses; nouveau refus; puis de partager son royaume; Julien le remercia. Et l'Empereur en pleurait de depit, ne sachant de quelle maniere temoigner sa reconnaissance, quand tout a coup il se frappa le front, dit un mot a l'oreille d'un courtisan; les rideaux d'une tapisserie se releverent, et une jeune fille parut.

Ses grands yeux noirs brillaient comme deux lampes tres douces. Un sourire charmant ecartait ses levres. Les anneaux de sa chevelure s'accrochaient aux pierreries de sa robe entrouverte; et, sous la transparence de sa tunique, on devinait la jeunesse de son corps. Elle etait toute mignonne et potelee, avec la taille fine.

Julien fut ebloui d'amour, d'autant plus qu'il avait mene jusqu'alors une vie tres chaste.

Donc il recut en mariage la fille de l'Empereur, avec un chateau qu'elle tenait de sa mere; et, les noces etant terminees, on se quitta, apres des politesses infinies de part et d'autre.

C'etait un palais de marbre blanc, bati a la mauresque sur un promontoire, dans un bois d'orangers. Des terrasses de fleurs descendaient jusqu'au bord d'un golfe, ou des coquilles roses craquaient sous les pas. Derriere le chateau, s'etendait une foret ayant le dessin d'un eventail. Le ciel continuellement etait bleu, et les arbres se penchaient tour a tour sous la brise de la mer et le vent des montagnes qui fermaient au loin l'horizon.

Les chambres, pleines de crepuscule, se trouvaient eclairees par les incrustations des murailles. De hautes colonnettes, minces comme des roseaux, supportaient la voute des coupoles, decorees de reliefs imitant les stalactites des grottes.

Il y avait des jets d'eau dans les salles, des mosaiques dans les cours, des cloisons festonnees, mille delicatesses d'architecture, et partout un tel silence que l'on entendait le frolement d'une echarpe ou l'echo d'un soupir.

Julien ne faisait plus la guerre. Il se reposait, entoure d'un peuple tranquille; et chaque jour, une foule passait devant lui, avec des genuflexions et des baise-mains a l'orientale.

Vetu de pourpre, il restait accoude dans l'embrasure d'une fenetre, en se rappelant ses chasses d'autrefois; et il aurait voulu courir sur le desert apres les gazelles et les autruches, etre cache dans les bambous a l'affut des leopards, traverser des forets pleines de rhinoceros, atteindre au sommet des monts les plus inaccessibles pour viser mieux les aigles, et sur les glacons de la mer combattre les ours blancs.

Quelquefois, dans un reve, il se voyait comme notre pere Adam au milieu du Paradis, entre toutes les betes; en allongeant le bras, il les faisait mourir; ou bien, elles defilaient deux a deux, par rang de taille, depuis les elephants et les lions jusqu'aux hermines et aux canards, comme le jour qu'elles entrerent dans l'arche de Noe. A l'ombre d'une caverne, il dardait sur elles des javelots infaillibles; il en survenait d'autres; cela n'en finissait pas; et il se reveillait en roulant des yeux farouches.

Des princes de ses amis l'inviterent a chasser. Il s'y refusa toujours, croyant, par cette sorte de penitence, detourner son malheur; car il lui semblait que du meurtre des animaux dependait le sort de ses parents. Mais il souffrait de ne pas les voir, et son autre envie devenait insupportable.

Sa femme, pour le recreer, fit venir des jongleurs et des danseuses.

Elle se promenait avec lui, en litiere ouverte, dans la campagne; d'autres fois, etendus sur le bord d'une chaloupe, ils regardaient les poissons vagabonder dans l'eau, claire comme le ciel. Souvent elle lui jetait des fleurs au visage; accroupie devant ses pieds, elle tirait des airs d'une mandoline a trois cordes; puis, lui posant sur l'epaule ses deux mains jointes, disait d'une voix timide:

«Qu'avez-vous donc, cher seigneur?»

Il ne repondait pas, ou eclatait en sanglots; enfin, un jour, il avoua son horrible pensee.

Elle la combattit, en raisonnant tres bien: son pere et sa mere, probablement, etaient morts; si jamais il les revoyait, par quel hasard, dans quel but, arriverait-il a cette abomination? Donc, sa crainte n'avait pas de cause, et il devait se remettre a chasser.

Julien souriait en l'ecoutant, mais ne se decidait pas a satisfaire son desir.

Un soir du mois d'aout qu'ils etaient dans leur chambre, elle venait de se coucher et il s'agenouillait pour sa priere quand il entendit le jappement d'un renard, puis des pas legers sous la fenetre; et il entrevit dans l'ombre comme des apparences d'animaux. La tentation etait trop forte. Il decrocha son carquois.

Elle parut surprise.

«C'est pour t'obeir! dit-il, au lever du soleil, je serai revenu.»

Cependant elle redoutait une aventure funeste.

Il la rassura, puis sortit, etonne de l'inconsequence de son humeur.

Peu de temps apres, un page vint annoncer que deux inconnus, a defaut du seigneur absent, reclamaient tout de suite la seigneuresse.

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