Et bientot entrerent dans la chambre un vieil homme et une vieille femme, courbes, poudreux, en habits de toile, et s'appuyant chacun sur un baton.
Ils s'enhardirent et declarerent qu'ils apportaient a Julien des nouvelles de ses parents.
Elle se pencha pour les entendre.
Mais, s'etant concertes du regard, ils lui demanderent s'il les aimait toujours, s'il parlait d'eux quelquefois.
«Oh! oui!» dit-elle.
Alors, ils s'ecrierent:
«Eh bien! c'est nous!» et ils s'assirent, etant fort las et recrus de fatigue.
Rien n'assurait a la jeune femme que son epoux fut leur fils.
Ils en donnerent la preuve, en decrivant des signes particuliers qu'il avait sur la peau.
Elle sauta hors de sa couche, appela son page, et on leur servit un repas.
Bien qu'ils eussent grand faim, ils ne pouvaient guere manger; et elle observait a l'ecart le tremblement de leurs mains osseuses, en prenant les gobelets.
Ils firent mille questions sur Julien. Elle repondait a chacune, mais eut soin de taire l'idee funebre qui les concernait.
Ne le voyant pas revenir, ils etaient partis de leur chateau; et ils marchaient depuis plusieurs annees, sur de vagues indications, sans perdre l'espoir. Il avait fallu tant d'argent au peage des fleuves et dans les hotelleries, pour les droits des princes et les exigences des voleurs, que le fond de leur bourse etait vide, et qu'ils mendiaient maintenant. Qu'importe, puisque bientot ils embrasseraient leur fils? Ils exaltaient son bonheur d'avoir une femme aussi gentille, et ne se lassaient point de la contempler et de la baiser.
La richesse de l'appartement les etonnait beaucoup; et le vieux, ayant examine les murs, demanda pourquoi s'y trouvait le blason de l'Empereur d'Occitanie.
Elle repliqua:
«C'est mon pere!»
Alors il tressaillit, se rappelant la prediction du Boheme; et la vieille songeait a la parole de l'Ermite. Sans doute la gloire de son fils n'etait que l'aurore des splendeurs eternelles; et tous les deux restaient beants, sous la lumiere du candelabre qui eclairait la table.
Ils avaient du etre tres beaux dans leur jeunesse. La mere avait encore tous ses cheveux, dont les bandeaux fins, pareils a des plaques de neige, pendaient jusqu'au bas de ses joues; et le pere, avec sa taille haute et sa grande barbe, ressemblait a une statue d'eglise.
La femme de Julien les engagea a ne pas l'attendre. Elle les coucha elle-meme dans son lit, puis ferma la croisee; ils s'endormirent. Le jour allait paraitre, et, derriere le vitrail, les petits oiseaux commencaient a chanter.
Julien avait traverse le parc; et il marchait dans la foret d'un pas nerveux, jouissant de la mollesse du gazon et de la douceur de l'air.
Les ombres des arbres s'etendaient sur la mousse. Quelquefois la lune faisait des taches blanches dans les clairieres, et il hesitait a avancer, croyant apercevoir une flaque d'eau, ou bien la surface de mares tranquilles se confondait avec la couleur de l'herbe. C'etait partout un grand silence; et il ne decouvrit aucune des betes qui, peu de minutes auparavant, erraient a l'entour de son chateau.
Le bois s'epaissit, l'obscurite devint profonde. Des bouffees de vent chaud passaient, pleines de senteurs amollissantes. Il enfoncait dans des tas de feuilles mortes, et il s'appuya contre un chene pour haleter un peu.
Tout a coup, derriere son dos, bondit une masse plus noire, un sanglier. Julien n'eut pas le temps de saisir son arc, et il s'en affligea comme d'un malheur.
Puis, etant sorti du bois, il apercut un loup qui filait le long d'une haie.
Julien lui envoya une fleche. Le loup s'arreta, tourna la tete pour le voir et reprit sa course. Il trottait en gardant toujours la meme distance, s'arretait de temps a autre, et, sitot qu'il etait vise, recommencait a fuir.
Julien parcourut de cette maniere une plaine interminable, puis des monticules de sable, et enfin il se trouva sur un plateau dominant un grand espace de pays. Des pierres plates etaient clairsemees entre des caveaux en ruines. On trebuchait sur des ossements de morts; de place en place, des croix vermoulues se penchaient d'un air lamentable. Mais des formes remuerent dans l'ombre indecise des tombeaux; et il en surgit des hyenes, tout effarees, pantelantes. En faisant claquer leurs ongles sur les dalles, elles vinrent a lui et le flairaient avec un baillement qui decouvrait leurs gencives. Il degaina son sabre. Elles partirent a la fois dans toutes les directions, et, continuant leur galop boiteux et precipite, se perdirent au loin sous un flot de poussiere.
Une heure apres, il rencontra dans un ravin un taureau furieux, les cornes en avant, et qui grattait le sable avec son pied. Julien lui pointa sa lance sous les fanons. Elle eclata, comme si l'animal eut ete de bronze; il ferma les yeux, attendant sa mort. Quand il les rouvrit, le taureau avait disparu.
Alors son ame s'affaissa de honte. Un pouvoir superieur detruisait sa force; et, pour s'en retourner chez lui, il rentra dans la foret.
Elle etait embarrassee de lianes; et il les coupait avec son sabre quand une fouine glissa brusquement entre ses jambes, une panthere fit un bond par-dessus son epaule, un serpent monta en spirale autour d'un frene. Il y avait dans son feuillage un choucas monstrueux, qui regardait Julien; et ca et la, parurent entre les branches quantite de larges etincelles, comme si le firmament eut fait pleuvoir dans la foret toutes ses etoiles. C'etaient des yeux d'animaux, des chats sauvages, des ecureuils, des hiboux, des perroquets, des singes.
Julien darda contre eux ses fleches; les fleches, avec leurs plumes, se posaient sur les feuilles comme des papillons blancs. Il leur jeta des pierres; les pierres, sans rien toucher, retombaient. Il se maudit, aurait voulu se battre, hurla des imprecations, etouffait de rage.
Et tous les animaux qu'il avait poursuivis se representerent, faisant autour de lui un cercle etroit. Les uns etaient assis sur leur croupe, les autres dresses de toute leur taille. Il restait au milieu, glace de terreur, incapable du moindre mouvement. Par un effort supreme de sa volonte, il fit un pas; ceux qui perchaient sur les arbres ouvrirent leurs ailes, ceux qui foulaient le sol deplacerent leurs membres; et tous l'accompagnaient.
Les hyenes marchaient devant lui, le loup et le sanglier par-derriere. Le taureau, a sa droite, balancait la tete; et, a sa gauche, le serpent ondulait dans les herbes, tandis que la panthere, bombant son dos, avancait a pas de velours et a grandes enjambees. Il allait le plus lentement possible pour ne pas les irriter; et il voyait sortir de la profondeur des buissons des porcs-epics, des renards, des viperes, des chacals et des ours.
Julien se mit a courir; ils coururent. Le serpent sifflait, les betes puantes bavaient. Le sanglier lui frottait les talons avec ses defenses, le loup l'interieur de ses mains avec les poils de son museau. Les singes le pincaient en grimacant, la fouine se roulait sur ses pieds. Un ours, d'un revers de patte, lui enleva son chapeau; et la panthere, dedaigneusement, laissa tomber une fleche qu'elle portait a sa gueule.
Une ironie percait dans leurs allures sournoises.
Tout en l'observant du coin de leurs prunelles, ils semblaient mediter un plan de vengeance; et, assourdi par le bourdonnement des insectes, battu par des queues d'oiseau, suffoque par des haleines, il marchait les bras tendus et les paupieres closes comme un aveugle, sans meme avoir la force de crier grace.
Tout a coup, le chant d'un coq vibra dans l'air. D'autres y repondirent. C'etait le jour; et il reconnut, au-dela des orangers, le faite de son palais.
Puis, au bord d'un champ, il vit, a trois pas d'intervalles, des perdrix rouges qui voletaient dans les chaumes. Il degrafa son manteau, et l'abattit sur elles comme un filet. Quand il les eut decouvertes, il n'en trouva qu'une seule, et morte depuis longtemps, pourrie.
Cette deception l'exaspera plus que toutes les autres. Sa soif de carnage le reprenait; les betes manquant, il aurait voulu massacrer des hommes.
Il gravit les trois terrasses, enfonca la porte d'un coup de poing; mais, au bas de l'escalier, le souvenir de sa chere femme detendit son c?ur. Elle dormait sans doute, et il allait la surprendre.
Ayant retire ses sandales, il tourna doucement la serrure, et entra.
Les vitraux garnis de plomb obscurcissaient la paleur de l'aube. Julien se prit les pieds dans des vetements, par terre; un peu plus loin, il heurta une credence encore chargee de vaisselle. «Sans doute, elle aura mange», se dit-il; et il avancait vers le lit, perdu dans les tenebres au fond de la chambre. Quand il fut au bord, afin d'embrasser sa femme, il se pencha sur l'oreiller ou les deux tetes reposaient l'une pres de l'autre. Alors, il sentit contre sa bouche l'impression d'une barbe.
Il se recula, croyant devenir fou; mais il revint pres du lit, et ses doigts, en palpant, rencontrerent des cheveux qui etaient tres longs. Pour se convaincre de son erreur, il repassa lentement la main sur l'oreiller. C'etait bien une barbe, cette fois, et un homme! un homme couche avec sa femme!
Eclatant d'une colere demesuree, il bondit sur eux a coups de poignard. Et il trepignait, ecumait, avec des hurlements de bete fauve. Puis il s'arreta. Les morts, perces au c?ur tout de suite, n'avaient pas meme bouge. Il ecoutait attentivement leurs deux rales presque egaux, et, a mesure qu'ils s'affaiblissaient, un autre, tout au loin, les continuait. Incertaine d'abord, cette voix plaintive longuement poussee, se rapprochait, s'enfla, devint cruelle; et il reconnut, terrifie, le bramement du grand cerf noir.
Et comme il se retournait, il crut voir dans l'encadrure de la porte, le fantome de sa femme, une lumiere a la main.
Le tapage du meurtre l'avait attiree. D'un large coup d'?il, elle comprit tout, et s'enfuyant d'horreur laissa tomber son flambeau.
Il le ramassa.
Son pere et sa mere etaient devant lui, etendus sur le dos, avec un trou dans la poitrine; et leurs visages, d'une majestueuse douceur, avaient l'air de garder comme un secret eternel. Des eclaboussures et des flaques de sang s'etalaient au milieu de leur peau blanche, sur les draps du lit, par terre, le long d'un Christ d'ivoire suspendu dans l'alcove. Le reflet ecarlate du vitrail, alors frappe par le soleil, eclairait ces taches rouges, et en jetait de plus nombreuses dans tout l'appartement. Julien marcha vers les deux morts en se disant, en voulant croire, que cela n'etait pas possible, qu'il s'etait trompe, qu'il y a parfois des ressemblances inexplicables. Enfin, il se baissa legerement pour voir de tout pres le vieillard; et il apercut, entre ses paupieres mal fermees, une prunelle eteinte qui le brula comme du feu. Puis il se porta de l'autre cote de la couche, occupe par l'autre corps, dont les cheveux blancs masquaient une partie de la figure.
Julien lui passa les doigts sous ses bandeaux, leva sa tete; et il la regardait, en la tenant au bout de son bras roidi, pendant que de l'autre main, il s'eclairait avec le flambeau. Des gouttes, suintant du matelas, tombaient une a une sur le plancher.
A la fin du jour, il se presenta devant sa femme, et d'une voix differente de la sienne, il lui commanda premierement de ne pas lui repondre, de ne pas l'approcher, de ne plus meme le regarder, et qu'elle eut a suivre, sous peine de damnation, tous ses ordres qui etaient irrevocables.
Les funerailles seraient faites selon les instructions qu'il avait laissees par ecrit, sur un prie-Dieu, dans la chambre des morts. Il lui abandonnait son palais, ses vassaux, tous ses biens, sans meme retenir les vetements de son corps, et ses sandales, que l'on trouverait au haut de l'escalier.
Elle avait obei a la volonte de Dieu, en occasionnant son crime, et devait prier pour son ame, puisque desormais il n'existait plus.
On enterra les morts avec magnificence, dans l'eglise d'un monastere a trois journees du chateau. Un moine en cagoule rabattue suivit le cortege, loin de tous les autres, sans que personne osat lui parler.
Il resta pendant la messe, a plat ventre au milieu du portail, les bras en croix, et le front dans la poussiere.
Apres l'ensevelissement, on le vit prendre le chemin qui menait aux montagnes. Il se retourna plusieurs fois, et finit par disparaitre.
III
Il s'en alla, mendiant sa vie par le monde.
Il tendait sa main aux cavaliers sur les routes, avec des genuflexions s'approchait des moissonneurs, ou restait immobile devant la barriere des cours; et son visage etait si triste que jamais on ne lui refusait l'aumone.
Par esprit d'humilite, il racontait son histoire; alors tous s'enfuyaient, en faisant des signes de croix. Dans les villages ou il avait deja passe, sitot qu'il etait reconnu, on fermait les portes, on lui criait des menaces, on lui jetait des pierres. Les plus charitables posaient une ecuelle sur le bord de leur fenetre, puis fermaient l'auvent pour ne pas l'apercevoir.
Repousse de partout, il evita les hommes; et il se nourrit de racines, de plantes, de fruits perdus, et de coquillages qu'il cherchait le long des greves.
Quelquefois, au tournant d'une cote, il voyait sous ses yeux une confusion de toits presses, avec des fleches de pierre, des ponts, des tours, des rues noires s'entrecroisant, et d'ou montait jusqu'a lui un bourdonnement continuel. Le besoin de se meler a l'existence des autres le faisait descendre dans la ville. Mais l'air bestial des figures, le tapage des metiers, l'indifference des propos glacaient son c?ur. Les jours de fete, quand le bourdon des cathedrales mettait en joie des l'aurore le peuple entier, il regardait les habitants sortir de leurs maisons, puis les danses sur les places, les fontaines de cervoise dans les carrefours, les tentures de damas devant le logis des princes, et le soir venu, par le vitrage des rez-de-chaussee, les longues tables de famille ou des aieux tenaient des petits enfants sur leurs genoux; des sanglots l'etouffaient, et il s'en retournait vers la campagne.
Il contemplait avec des elancements d'amour les poulains dans les herbages, les oiseaux dans leurs nids, les insectes sur les fleurs; tous, a son approche, couraient plus loin, se cachaient effares, s'envolaient bien vite.