Trois Contes - Flaubert Gustave 9 стр.


Il rechercha les solitudes. Mais le vent apportait a son oreille comme des rales d'agonie; les larmes de la rosee tombant par terre lui rappelaient d'autres gouttes d'un poids plus lourd. Le soleil, tous les soirs, etalait du sang dans les nuages; et chaque nuit, en reve, son parricide recommencait.

Il se fit un cilice avec des pointes de fer. Il monta sur les deux genoux toutes les collines ayant une chapelle a leur sommet. Mais l'impitoyable pensee obscurcissait la splendeur des tabernacles, le torturait a travers les macerations de la penitence.

Il ne se revoltait pas contre Dieu qui lui avait inflige cette action, et pourtant se desesperait de l'avoir pu commettre.

Sa propre personne lui faisait tellement horreur qu'esperant s'en delivrer il l'aventura dans des perils. Il sauva des paralytiques des incendies, des enfants du fond des gouffres. L'abime le rejetait, les flammes l'epargnaient.

Le temps n'apaisa pas sa souffrance. Elle devenait intolerable. Il resolut de mourir.

Et un jour qu'il se trouvait au bord d'une fontaine, comme il se penchait dessus pour juger de la profondeur de l'eau, il vit paraitre en face de lui un vieillard tout decharne, a barbe blanche et d'un aspect si lamentable qu'il lui fut impossible de retenir ses pleurs. L'autre, aussi, pleurait. Sans reconnaitre son image, Julien se rappelait confusement une figure ressemblant a celle-la. Tout a coup, il poussa un cri; c'etait son pere; et il ne pensa plus a se tuer.

Ainsi, portant le poids de son souvenir, il parcourut beaucoup de pays; et il arriva pres d'un fleuve dont la traversee etait dangereuse, a cause de sa violence et parce qu'il y avait sur les rives une grande etendue de vase. Personne depuis longtemps n'osait plus le passer.

Une vieille barque, enfouie a l'arriere, dressait sa proue dans les roseaux. Julien en l'examinant decouvrit une paire d'avirons; et l'idee lui vint d'employer son existence au service des autres.

Il commenca par etablir sur la berge une maniere de chaussee qui permettrait de descendre jusqu'au chenal; et il se brisait les ongles a remuer les pierres enormes, les appuyait contre son ventre pour les transporter, glissait dans la vase, y enfoncait, manqua perir plusieurs fois.

Ensuite, il repara le bateau avec des epaves de navires, et il se fit une cahute avec de la terre glaise et des troncs d'arbres.

Le passage etant connu, les voyageurs se presenterent. Ils l'appelaient de l'autre bord, en agitant des drapeaux; Julien bien vite sautait dans sa barque. Elle etait tres lourde; et on la surchargeait par toutes sortes de bagages et de fardeaux, sans compter les betes de somme, qui, ruant de peur, augmentaient l'encombrement. Il ne demandait rien pour sa peine; quelques-uns lui donnaient des restes de victuailles qu'ils tiraient de leur bissac ou des habits trop uses dont ils ne voulaient plus. Des brutaux vociferaient des blasphemes. Julien les reprenait avec douceur; et ils ripostaient par des injures. Il se contentait de les benir.

Une petite table, un escabeau, un lit de feuilles mortes et trois coupes d'argile, voila tout ce qu'etait son mobilier. Deux trous dans la muraille servaient de fenetres. D'un cote s'etendaient a perte de vue des plaines steriles ayant sur leur surface de pales etangs ca et la; et le grand fleuve, devant lui, roulait ses flots verdatres. Au printemps, la terre humide avait une odeur de pourriture. Puis, un vent desordonne soulevait la poussiere en tourbillons. Elle entrait partout, embourbait l'eau, craquait sous les gencives. Un peu plus tard, c'etait des nuages de moustiques, dont la susurration et les piqures ne s'arretaient ni jour ni nuit. Ensuite, survenaient d'atroces gelees qui donnaient aux choses la rigidite de la pierre, et inspiraient un besoin fou de manger de la viande.

Des mois s'ecoulaient sans que Julien vit personne. Souvent il fermait les yeux, tachant, par la memoire, de revenir dans sa jeunesse; et la cour d'un chateau apparaissait avec des levriers sur un perron, des valets dans la salle d'armes, et, sous un berceau de pampres, un adolescent a cheveux blonds entre un vieillard couvert de fourrures et une dame a grand hennin; tout a coup, les deux cadavres etaient la. Il se jetait a plat ventre sur son lit, et repetait en pleurant:

«Ah! pauvre pere! pauvre mere! pauvre mere!» et tombait dans un assoupissement ou les visions funebres continuaient.

Une nuit qu'il donnait, il crut entendre quelqu'un l'appeler. Il tendit l'oreille et ne distingua que le mugissement des flots.

Mais la voix reprit:

«Julien!»

Elle venait de l'autre bord, ce qui lui parut extraordinaire, vu la largeur du fleuve.

Une troisieme fois on appela:

«Julien!»

Et cette voix haute avait l'intonation d'une cloche d'eglise.

Ayant allume sa lanterne, il sortit de la cahute. Un ouragan furieux emplissait la nuit. Les tenebres etaient profondes, et ca et la dechirees par la blancheur des vagues qui bondissaient.

Apres une minute d'hesitation, Julien denoua l'amarre. L'eau, tout de suite, devint tranquille, la barque glissa dessus et toucha l'autre berge, ou un homme attendait.

Il etait enveloppe d'une toile en lambeaux, la figure pareille a un masque de platre et les deux yeux plus rouges que des charbons. En approchant de lui la lanterne, Julien s'apercut qu'une lepre hideuse le recouvrait; cependant, il avait dans son attitude comme une majeste de roi.

Des qu'il entra dans la barque, elle enfonca prodigieusement, ecrasee par son poids; une secousse la remonta; et Julien se mit a ramer.

A chaque coup d'aviron, le ressac des flots la soulevait par l'avant. L'eau, plus noire que de l'encre, courait avec furie des deux cotes du bordage. Elle creusait des abimes, elle faisait des montagnes, et la chaloupe sautait dessus, puis redescendait dans des profondeurs ou elle tournoyait, ballottee par le vent.

Julien penchait son corps, depliait les bras, et, s'arc-boutant des pieds, se renversait avec une torsion de la taille, pour avoir plus de force. La grele cinglait ses mains, la pluie coulait dans son dos, la violence de l'air l'etouffait, il s'arreta. Alors le bateau fut emporte a la derive. Mais, comprenant qu'il s'agissait d'une chose considerable, d'un ordre auquel il ne fallait pas desobeir, il reprit ses avirons; et le claquement des tolets coupait la clameur de la tempete.

La petite lanterne brulait devant lui. Des oiseaux, en voletant, la cachaient par intervalles. Mais toujours il apercevait les prunelles du Lepreux qui se tenait debout a l'arriere, immobile comme une colonne. Et cela dura longtemps, tres longtemps!

Quand ils furent arrives dans la cahute, Julien ferma la porte; et tout a coup il le vit siegeant sur l'escabeau. L'espece de linceul qui le recouvrait etait tombe jusqu'a ses hanches; et ses epaules, sa poitrine, ses bras maigres disparaissaient sous des plaques de pustules ecailleuses. Des rides enormes labouraient son front. Tel qu'un squelette, il avait un trou a la place du nez; et ses levres bleuatres degageaient une haleine epaisse comme du brouillard, et nauseabonde.

«J'ai faim!» dit-il.

Julien lui donna ce qu'il possedait, un vieux quartier de lard et les croutes d'un pain noir.

Quand il les eut devores, la table, l'ecuelle et le manche du couteau portaient les memes taches que l'on voyait sur son corps.

Ensuite, il dit: «J'ai soif!» Julien alla chercher sa cruche; et, comme il la prenait, il en sortit un arome qui dilata son c?ur et ses narines. C'etait du vin. Quelle trouvaille! mais le Lepreux avanca le bras, et d'un trait vida toute la cruche.

Puis il dit: «J'ai froid!»

Julien, avec sa chandelle, enflamma un paquet de fougeres, au milieu de la cabane.

Le Lepreux vint s'y chauffer; et, accroupi sur les talons, il tremblait de tous ses membres, s'affaiblissait; ses yeux ne brillaient plus, ses ulceres coulaient, et d'une voix presque eteinte, il murmura: «Ton lit!»

Julien l'aida doucement a s'y trainer, et meme etendit sur lui, pour le couvrir, la toile de son bateau.

Le Lepreux gemissait. Les coins de sa bouche decouvraient ses dents, un rale accelere lui secouait la poitrine, et son ventre, a chacune de ses aspirations, se creusait jusqu'aux vertebres.

Puis il ferma les paupieres.

«C'est comme de la glace dans mes os! Viens pres de moi!»

Et Julien, ecartant la toile, se coucha sur les feuilles mortes, pres de lui, cote a cote.

Le Lepreux tourna la tete.

«Deshabille-toi, pour que j'aie la chaleur de ton corps!»

Julien ota ses vetements; puis, nu comme au jour de sa naissance, se replaca dans le lit; et il sentait contre sa cuisse la peau du Lepreux, plus froide qu'un serpent et rude comme une lime.

Il tachait de l'encourager; et l'autre repondait, en haletant:

«Ah! je vais mourir!… Rapproche-toi, rechauffe-moi! Pas avec les mains! non! toute ta personne.»

Julien s'etala dessus completement, bouche contre bouche, poitrine contre poitrine.

Alors le Lepreux l'etreignit; et ses yeux tout a coup prirent une clarte d'etoiles; ses cheveux s'allongerent comme les rais du soleil; le souffle de ses narines avait la douceur des roses; un nuage d'encens s'eleva du foyer, les flots chantaient. Cependant une abondance de delices, une joie surhumaine descendait comme une inondation dans l'ame de Julien pame; et celui dont les bras le serraient toujours grandissait, grandissait, touchant de sa tete et de ses pieds les deux murs de la cabane. Le toit s'envola, le firmament se deployait; et Julien monta vers les espaces bleus, face a face avec Notre Seigneur Jesus, qui l'emportait dans le ciel.

Et voila l'histoire de saint Julien l'Hospitalier, telle a peu pres qu'on la trouve, sur un vitrail d'eglise, dans mon pays.

HERODIAS

I

La citadelle de Mach?rous se dressait a l'orient de la mer Morte, sur un pic de basalte ayant la forme d'un cone. Quatre vallees profondes l'entouraient, deux vers les flancs, une en face, la quatrieme au-dela. Des maisons se tassaient contre sa base, dans le cercle d'un mur qui ondulait suivant les inegalites du terrain; et, par un chemin en zigzag tailladant le rocher, la ville se reliait a la forteresse, dont les murailles etaient hautes de cent vingt coudees, avec des angles nombreux, des creneaux sur le bord, et, ca et la, des tours qui faisaient comme des fleurons a cette couronne de pierres, suspendue au-dessus de l'abime.

Il y avait dans l'interieur un palais orne de portiques, et couvert d'une terrasse que fermait une balustrade en bois de sycomore, ou des mats etaient disposes pour tendre un velarium.

Un matin, avant le jour, le Tetrarque Herode-Antipas vint s'y accouder, et regarda.

Les montagnes, immediatement sous lui, commencaient a decouvrir leurs cretes, pendant que leur masse, jusqu'au fond des abimes, etait encore dans l'ombre. Un brouillard flottait, il se dechira, et les contours de la mer Morte apparurent. L'aube, qui se levait derriere Mach?rous, epandait une rougeur. Elle illumina bientot les sables de la greve, les collines, le desert, et, plus loin, tous les monts de la Judee, inclinant leurs surfaces raboteuses et grises. Engaddi, au milieu, tracait une barre noire; Hebron, dans l'enfoncement, s'arrondissait en dome; Esquol avait des grenadiers, Sorek des vignes, Gazer des champs de sesame; et la tour Antonia, de son cube monstrueux, dominait Jerusalem. Le Tetrarque en detourna la vue pour contempler, a droite, les palmiers de Jericho; et il songea aux autres villes de sa Galilee: Capharnaum, Endor, Nazareth, Tiberias ou peut-etre il ne reviendrait plus. Cependant le Jourdain coulait sur la plaine aride. Toute blanche, elle eblouissait comme une nappe de neige. Le lac, maintenant, semblait en lapis-lazuli; et a sa pointe meridionale, du cote de l'Yemen, Antipas reconnut ce qu'il craignait d'apercevoir. Des tentes brunes etaient dispersees; des hommes avec des lances circulaient entre les chevaux, et des feux s'eteignant brillaient comme des etincelles a ras du sol.

C'etaient les troupes du roi des Arabes, dont il avait repudie la fille pour prendre Herodias, mariee a l'un de ses freres qui vivait en Italie, sans pretentions au pouvoir.

Antipas attendait les secours des Romains; et Vitellius, gouverneur de la Syrie, tardant a paraitre, il se rongeait d'inquietudes.

Agrippa, sans doute, l'avait ruine chez l'Empereur.

Philippe, son troisieme frere, souverain de la Batanee, s'armait clandestinement. Les Juifs ne voulaient plus de ses m?urs idolatres, tous les autres de sa domination; si bien qu'il hesitait entre deux projets: adoucir les Arabes ou conclure une alliance avec les Parthes; et, sous le pretexte de feter son anniversaire, il avait convie pour ce jour meme, a un grand festin, les chefs de ses troupes, les regisseurs de ses campagnes et les principaux de la Galilee.

Il fouilla d'un regard aigu toutes les routes. Elles etaient vides. Des aigles volaient au-dessus de sa tete; les soldats, le long du rempart, dormaient contre les murs; rien ne bougeait dans le chateau.

Tout a coup, une voix lointaine, comme echappee des profondeurs de la terre, fit palir le Tetrarque. Il se pencha pour ecouter; elle avait disparu. Elle reprit; et en claquant dans ses mains, il cria «Mannaei! Mannaei!»

Un homme se presenta, nu jusqu'a la ceinture, comme les masseurs des bains. Il etait tres grand, vieux, decharne, et portait sur la cuisse un coutelas dans une gaine de bronze. Sa chevelure, relevee par un peigne, exagerait la longueur de son front. Une somnolence decolorait ses yeux, mais ses dents brillaient, et ses orteils posaient legerement sur les dalles, tout son corps ayant la souplesse d'un singe, et sa figure l'impassibilite d'une momie.

«Ou est-il?» demanda le Tetrarque.

Mannaei repondit, en indiquant avec son pouce un objet derriere eux:

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