Le petit garcon entendit ses parents se dire: «Le vieillard d'en face a de bien grandes richesses; mais c'est affreux comme il vit isole de tout le monde.»
Le dimanche d'apres, l'enfant enveloppa quelque chose dans un papier, sortit dans la rue et accostant le vieux domestique qui faisait les commissions, il lui dit: «Ecoute! Veux-tu me faire un plaisir et donner cela de ma part a ton maitre? J'ai deux soldats de plomb; en voila un; je le lui envoie pour qu'il ait un peu de societe; je sais qu'il vit tellement isole de tout le monde, que c'est lamentable.»
Le vieux domestique sourit, prit le papier et porta le soldat de plomb a son maitre. Un peu apres, il vint trouver les parents, demandant si le petit garcon ne voulait pas venir rendre visite au vieux monsieur. Les parents donnerent leur permission, et le petit partit pour la vieille maison.
Les trompettes sculptees sur la porte, ma foi, avaient les joues plus bouffies que d'ordinaire, et si on avait bien prete l'oreille, on les aurait entendus, qui soufflaient dans leurs instruments: «Schnetterendeng! Ta-ra-ra-ta: le voila, le voila, le petit schnetterendeng!»
La grande porte s'ouvrit. Le vestibule etait tout garni de vieux portraits de chevaliers revetus de cuirasses, de chatelaines en robes de damas et de brocart; l'enfant crut entendre les cuirasses resonner et les robes rendre un leger froufrou. Il arriva a un grand escalier, avec une belle rampe en fer tout ouvragee, et ornee de grosses boules de cuivre, ou on pouvait se mirer; elles brillaient comme si on venait de les nettoyer pour feter la visite du petit garcon, la premiere depuis tant d'annees.
Apres avoir monte bien des marches, l'enfant apercut, donnant sur une vaste cour, un grand balcon; mais les planches avaient des fentes et des trous en quantite; elles etaient couvertes de mousse, d'herbe, de sedum, et toute la cour et les murailles etaient de meme vertes de plantes sauvages qui poussaient la sans que personne s'en occupat. Sur le balcon se trouvaient de grands pots de fleurs, en vieille et precieuse faience; ils avaient la forme de tetes fantastiques, a oreilles d'ane en guise d'anses; il y poussait des plantes rares; c'etaient des touffes de feuilles, sans presque aucune fleur. Il y avait la un pot d'oeillet tout en verdure, et il chantait a voix basse: «Le vent m'a caresse, le soleil m'a donne une petite fleur, une petite fleur pour dimanche.»
Ensuite, le petit garcon passa par une grande salle; les murs etaient recouverts de cuir gaufre, a fleurs et arabesques toutes dorees, mais ternies par le temps.
«La dorure passe, le cuir reste,» marmottaient les murailles.
Puis l'enfant fut conduit dans la chambre ou se tenait le vieux monsieur, qui l'accueillit avec un doux sourire, et lui dit: «Merci pour le soldat de plomb, mon petit ami; et merci encore de ce que tu es venu me voir.»
Et les hauts fauteuils en chene, les grandes armoires et les autres meubles en bois des iles craquaient, et disaient: «knick, knack», ce qui pouvait bien vouloir dire: «Bien le bonjour!»
A la muraille pendait un tableau, representant une belle dame, jeune, au visage gracieux et avenant; elle etait habillee d'une robe vaste et raide, tenue par des paniers; ses cheveux etaient poudres. De ses doux yeux elle regardait l'enfant.
«Qui cela peut-il donc etre; dit-il. D'ou vient cette belle madame?
– De chez le marchand de bric-a-brac, repondit le vieux monsieur. Il a souvent des portraits a vendre et pas chers. Les originaux sont morts et enterres; personne ne s'occupe d'eux. Cette dame, je l'ai connue toute jeune; voila un demi-siecle qu'elle a quitte ce monde; j'ai retrouve son portrait chez le marchand et je l'ai achete.»
Au-dessous du portrait, se trouvait sous verre un bouquet de fleurs fanees; elles avaient tout l'air d'avoir ete cueillies juste cinquante ans auparavant.
«On dit chez nous, reprit l'enfant, que tu es toujours seul, et que cela fait de la peine, rien que d'y penser.
– Mais pas tant que cela, dit le vieux monsieur. Je recois la visite de mes pensees d'autrefois, et je revois passer devant moi tous ceux que j'ai connus. Et, maintenant, toi tu es venu me rendre visite; je me sens tres heureux.»
Il tira alors d'une armoire un grand livre a images, et les montra au petit garcon; c'etaient des fetes et processions des siecles passes; d'enormes carrosses tout dores, des soldats qui ressemblaient au valet de trefle de nos cartes; des bourgeois, habilles tous differemment selon leurs metiers et professions. Les tailleurs avaient une banniere ou se voyaient des ciseaux, tenus par deux lions; celle des cordonniers representait un aigle a deux tetes, parce que chez eux il faut toujours la paire. Oui, c'etaient de fameuses images, et le petit s'en amusait tout plein.
Le vieux monsieur alors alla chercher dans l'office des gateaux, des confitures, des fruits. Qu'on etait bien dans cette vieille maison!
«Je n'y tiens plus, s'ecria tout a coup le soldat de plomb qui etait sur la cheminee. Non, c'est par trop triste ici, celui qui a goute de la vie de famille ne peut s'habituer a une pareille solitude. J'en ai assez. Le jour deja ne semble pas vouloir finir; mais la soiree sera encore plus affreuse. Ce n'est pas comme chez toi, mon maitre; ton pere et ta mere causent joyeusement; toi et tes freres et soeurs vous faites un delicieux tapage d'enfer. On se sent vivre au milieu de ce bruit. Le vieux, ici, jamais on ne lui donne de baisers, ni d'arbre de Noel. On lui donnera un jour un cercueil et ce sera fini. Non, j'en ai assez.
– Il ne faut pas voir les choses du mauvais cote, repondit le petit garcon. A moi, tout ici me parait magnifique, et encore n'ai-je pas vu toutes les belles choses que les vieux souvenirs font passer devant les yeux du maitre de ceans.
– Moi non plus, je ne les apercois, ni ne les verrai jamais, reprit le soldat de plomb. Je te prie, emporte-moi.
– Non, dit le petit, il faut que tu restes pour tenir compagnie a ce bon vieux monsieur.»
Le vieillard, qui paraissait tout rajeuni et avait l'air tout heureux, revint avec d'excellents gateaux, des confitures delicieuses, des pommes, des noix et autres friandises; il placa tout devant son petit ami, qui, ma foi, ne pensa plus aux peines du soldat de plomb.
L'enfant retourna chez lui, s'etant diverti a merveille. Le lendemain, il etait a sa fenetre, et il fit un signe de tete au vieux monsieur, qui le lui rendit en souriant. Une neuvaine se passa, et alors on revint prendre le petit garcon pour le mener a la vieille maison.
Les trompettes entonnerent leur
knik-knak
«Oh! Que je me sens malheureux», s'ecria le soldat de plomb.» C'est a perir ici. Laisse-moi plutot partir pour la guerre, dusse-je y perdre bras et jambes, ce serait au moins un changement. Oh, emmene-moi! Maintenant je sais ce que c'est que de recevoir la visite de ses vieux souvenirs, et ce n'est pas amusant du tout a la longue.»
«Je vous revoyais tous a la maison, comme si j'etais encore au milieu de vous. C'etait un dimanche matin, et vous autres enfants vous etiez reunis, et les mains jointes vous chantiez un psaume; ton pere et ta mere ecoutaient pieusement. Voila que la porte s'ouvre et que ta petite soeur Maria, qui n'a que deux ans, fait son entree. Elle est si vive et elle est toujours prete a danser quand elle entend n'importe quelle musique. Cette fois vos chants la mirent en mouvement, mais cela n'allait guere en mesure; la melodie marchait trop lentement; l'enfant levait sa petite jambe, mais il lui fallait la tenir trop longtemps en l'air; cependant elle dandinait comme elle pouvait de la tete. Vous gardiez votre serieux, c'etait pourtant bien difficile. Moi, je ris tant, qu'au moment ou une grosse voiture vint ebranler la maison, je perdis l'equilibre et je tombai a terre, j'en ai encore une bosse. Cela me fit bien mal; mais j'aimerais encore mieux tomber dix fois par jour, chez vous, que de rester ici, hante par ces vieux souvenirs.
Dis-moi, chantez-vous encore les dimanches? Raconte-moi quelque chose de la petite Maria! Et mon bon camarade, l'autre soldat de plomb? Doit-il etre heureux, lui! Ne pourrait-il pas venir me relever de faction? Oh, emmene-moi!»
– Tu n'es plus a moi, repondit le petit garcon. Tu sais bien que je t'ai donne en cadeau au vieux monsieur. Il faut te faire une raison.»
Cette fois le vieillard montra a son petit ami des cassettes ou il y avait toutes sortes de jolis bibelots des temps passes; des cartes a jouer, grandes et toutes dorees, comme on n'en voit meme plus chez le roi. Le vieux monsieur ouvrit le clavecin, qui, a l'interieur, etait orne de fines peintures, de beaux paysages avec des bergers et des bergeres; il joua un ancien air; l'instrument n'etait guere d'accord, et les sons etaient comme enroues. Mais on aurait dit que le portrait de la belle dame, celui qui avait ete achete chez le marchand de bric-a-brac, s'animait en entendant cette antique melodie; le vieux monsieur la regardait, ses yeux brillaient comme ceux d'un jeune homme; un doux sourire passa sur ses levres.
«Je veux partir en guerre, en guerre!», s'ecria le soldat de plomb de toutes ses forces; mais, a ce moment, le vieux monsieur vint prendre quelque chose sur la cheminee et il renversa le soldat qui roula par terre. Ou etait-il tombe? Le vieillard chercha, le petit garcon chercha; ils ne purent le trouver. Disparu le soldat de plomb!»Je le retrouverai demain», dit le vieux monsieur. Mais, jamais, il ne le revit. Le plancher etait rempli de fentes et de trous; le soldat avait passe a travers, et il gisait la, sous les planches, comme enterre vivant.
Malgre cet incident la journee se passa gaiement, et, le soir, le petit garcon rentra chez lui. Des semaines s'ecoulerent, et l'hiver arriva. Les fenetres etaient gelees, et l'enfant etait oblige de souffler longtemps sur les carreaux, pour y faire un rond par lequel il put apercevoir la vieille maison. Les sculptures de la porte, les tulipes, les trompettes, on les voyait a peine, tant la neige les recouvrait. La vieille maison paraissait encore plus tranquille et silencieuse que d'ordinaire; et, en effet, il n'y demeurait absolument plus personne: le vieux monsieur etait mort, il s'etait doucement eteint.
Le soir, comme c'etait l'usage dans le pays, une voiture tendue de noir s'arreta devant la porte; on y placa un cercueil, qu'on devait porter bien loin, pour le mettre dans un caveau de famille. La voiture se mit en marche; personne ne suivait que le vieux domestique; tous les amis du vieux monsieur etaient morts avant lui. Le petit garcon pleurait, et il envoyait de la main des baisers d'adieu au cercueil.
Quelques jours apres, la vieille maison fut pleine de monde, on y faisait la vente de tout ce qui s'y trouvait. Et, de la fenetre, le petit garcon vit partir, dans tous les sens, les chevaliers, les chatelaines, les pots de fleurs en faience, les fauteuils qui poussaient des
Au printemps, on demolit la vieille maison.» Ce n'est pas dommage qu'on fasse disparaitre cette antique baraque», dirent les imbeciles, et ils etaient nombreux comme partout. Et, pendant que les macons donnaient des coups de pioche, qui fendaient le coeur du petit garcon, on voyait, de la rue, pendre des lambeaux de la tapisserie en cuir dore, et les tulipes volaient en eclats, et les trompettes tombaient par terre, lancant un dernier
Les gens s'arretaient a la grille et regardaient avec admiration. Les moineaux par douzaines, perches sur les arbustes et la vigne vierge qui couvrait les murs de cote babillaient de toutes sortes de choses, mais pas de la vieille maison; aucun d'eux ne l'avait jamais vue: car il s'etait passe, depuis lors, bien du temps, oui, tant d'annees que, dans l'intervalle, le petit garcon etait devenu un homme, et un homme distingue qui faisait la joie de ses vieux parents.
Il s'etait marie et il habitait, avec sa jeune femme, justement la belle maison dont nous venons de parler.
Un jour, ils etaient dans le jardin, et la jeune dame plantait une fleur des champs qu'elle avait rapportee de la promenade, et qu'elle trouvait aussi belle qu'une fleur de serre. Elle raffermissait, de ses petites mains, la terre autour de la racine, lorsqu'elle se sentit comme piquee aux doigts.
«Aie!» s'ecrie-t-elle, et elle apercoit quelque chose qui brille. Qu'etait-ce? Devinez-vous? C'etait le soldat de plomb, que le vieux monsieur avait cherche vainement et qui etait tombe la pendant les demolitions, se trouvait sous terre depuis tant d'annees.
La jeune dame le retira, et, sans lui en vouloir de ce qu'il l'avait piquee, elle le nettoya avec une feuille humide de rosee, et le secha avec son mouchoir fin, qui sentait bon. Et le soldat de plomb etait bien aise, comme s'il se reveillait d'un long evanouissement.
«Laisse-moi le voir», dit le jeune homme, en souriant. Puis il hocha la tete et continua: «Non, ce ne peut pas etre le meme; mais il me rappelle un autre soldat de plomb que j'avais lorsque j'etais petit.»
Et il raconta l'histoire de la vieille maison, et du vieux monsieur, auquel il avait envoye, pour lui tenir compagnie, son soldat de plomb. La jeune dame fut touchee jusqu'aux larmes de ce recit, surtout quand il fut question du portrait qui avait ete achete chez le marchand de bric-a-brac.
«Il serait cependant possible, dit-elle, que ce fut le meme soldat de plomb. Je veux le garder avec soin; il me rappellera ce que tu viens de me conter. Tu me conduiras, n'est-ce pas, sur la tombe du vieux monsieur?
– Je ne sais pas ou elle se trouve, repondit-il; j'ai demande a la voir, personne n'a pu me l'indiquer. Tous ses amis etaient morts. Je sais seulement que c'est tres loin d'ici; au moment ou on a emporte le cercueil, je n'ai pas questionne; j'etais trop petit pour aller si loin y porter des fleurs.
– Oh! Comme il a ete seul, dans sa tombe egalement! dit la dame, personne n'en aura pris soin.
– Moi aussi, j'ai ete longtemps bien seul, se dit le soldat de plomb; mais, quelle compensation aujourd'hui; je ne suis pas oublie!»
Comme la dame l'emportait dans la maison, il jeta un dernier regard sur l'endroit ou il etait reste tant d'annees; que vit-il, ressemblant a de la vulgaire terre? Un morceau de la belle tapisserie. La dorure, elle, avait entierement disparu. Et, de sa fine oreille, le soldat entendit un murmure ou il distinguait ces paroles:
«La dorure passe, mais le cuir reste.»
S'il avait pu, il aurait volontiers hausse les epaules; chez lui, couleur et dorure etaient restees.