***
— Ah ça grogna Fandor accoudé sur le parapet du pont Saint-Michel, est-ce que ça va durer toute la nuit, et va-t-il falloir qu’à l’aube je me déclare aussi peu renseigné que je le suis pour le moment ?
Il était onze heures du soir, et Fandor, s’il n’avait pas perdu la trace de Nalorgne et de Pérouzin, ne savait toujours absolument rien de ce qu’ils faisaient. Le journaliste les avait attendus dans le quartier désert du Grand-Montrouge pendant une bonne heure. Il avait vus sortir de la mystérieuse usine, puis regagner précipitamment la porte. Nalorgne et Pérouzin, ensuite, avaient pris le tramway Montrouge-Gare de l’Est pour descendre quai des Orfèvres, et Fandor, à sa grande stupéfaction, les avait vus pénétrer dans les locaux de la Préfecture de Police. Un quart d’heure plus tard, ils avaient reparu. Car, lorsqu’on y va de son plein gré, on a quelquefois la chance d’en ressortir.
Cette fois, Fandor n’hésita plus. Il fallait être renseigné, coûte que coûte. Le journaliste s’arrangea donc pour barrer la route des deux agents d’affaires qui venaient de tourner dans le boulevard du Palais.
— Ah, par exemple, messieurs, du diable si je pensais vous rencontrer ici.
Interloqués, Nalorgne et Pérouzin considéraient cet interlocuteur qu’au premier abord ils ne reconnaissaient pas. Mais Fandor leur rafraîchit la mémoire :
— Voyons, vous avez donc oublié Monaco ?
— Ah, par exemple, mais c’est M. Fandor ?
— M. Fandor, effectivement.
Le journaliste mima une grande satisfaction à retrouver les deux ex-inspecteurs de police de la Sûreté monégasque :
— Eh bien, s’écria-t-il, puisqu’on se retrouve ainsi, on ne se quitte pas comme ça. Moi, ça me fait plaisir de vous revoir, je vous invite à prendre quelque chose.
Nalorgne hésitait, mais Pérouzin, sincèrement, déclara :
— Eh bien, ma foi, ce n’est pas de refus. D’ailleurs, nous venons tous les deux, mon associé et moi, d’apprendre une bonne nouvelle, il faut l’arroser. Après votre tournée, ça sera la nôtre. Et enfin, ajouta l’incorrigible bavard, ce qui se passe depuis quelques jours n’est pas croyable. Quand je pense que, pas plus tard que ce soir, on nous parlait de vous.
— De moi ?
— Et une jolie personne, encore. Aïe, Nalorgne, mais faites donc attention, vous me marchez sur le pied.
Un regard de Nalorgne fit taire son associé. On parla d’autre chose. Et comme l’on trinquait autour de la table du café où l’on s’était installé, Nalorgne, répondant à la question du journaliste leur demandant quelle était l’heureuse nouvelle dont ils avaient, lui et son associé, à se féliciter, l’ancien prêtre, triomphalement, annonça à Fandor :
— Mon cher monsieur, puisque vous voulez bien vous intéresser à nous, sachez donc que nous sortons du cabinet de M. Havard. Eu égard à notre profession antérieure, nous avions sollicité l’un et l’autre, mon ami Pérouzin et moi, notre entrée dans la police. Or, Monsieur le Directeur de la Sûreté vient de nous aviser que notre demande était officiellement agréée. Nous appartenons désormais au service de la Sûreté générale, en qualité d’inspecteurs auxiliaires.
Fandor leva son verre et, cérémonieusement :
— Je vous félicite, messieurs, de cet heureux événement qui exauce vos vœux. Je félicite aussi la police française, d’avoir su s’attacher la précieuse collaboration de deux hommes aussi perspicaces que vous, monsieur Nalorgne, que vous, monsieur Pérouzin.
Achevant son petit discours, Fandor ne pouvait s’empêcher de se souvenir de la facilité avec laquelle, depuis plus de deux heures, il filait les deux phénix de la Tour Pointue.
10 – VENTOUSE
— Baptiste, frictionnez-moi plus fort.
— Monsieur m’excusera, mais j’ai peur d’écorcher monsieur.
— Eh marchez donc, puisque je vous le dis, j’ai la peau dure comme un vieux cuir !
Baptiste, avec une ardeur nouvelle, frictionnait de son long gant de crin les épaules d’Hervé Martel, qui sortait du tub et qui, depuis son réveil, était de très mauvaise humeur.
— Baptiste, quel temps fait-il dehors ?
— Il pleut, monsieur.
— Naturellement.
Hervé Martel alluma une cigarette, ouvrit le journal. Il ne s’était rien passé. Il rejeta la feuille dans le lavabo.
— Baptiste ?
— Monsieur ?
— Qu’est-ce qui trafique dans mon cabinet ? Depuis que je suis levé, j’entends remuer tout le temps. J’ai pourtant répété cent fois que je voulais que Rosalie fasse la pièce de bonne heure.
— Ce n’est pas Rosalie, monsieur, qui est dans votre cabinet.
— Qui donc ?
— Les Pieds-Crottés.
— Ils sont encore là ?
— Mais oui, monsieur.
— Et qu’est-ce qu’ils font ?
— Ils sont couchés sur le tapis de monsieur, ils salissent le plus qu’ils peuvent et ils fouinent partout.
— Passez-moi mon pyjama, Baptiste, je vais aller leur dire deux mots.
Ceux que Baptiste avait qualifiés irrespectueusement de « Pieds-Crottés » étaient en réalité deux hommes assez correctement habillés, sinon élégants, qui se trouvaient dans la pièce, à plat ventre sur le tapis, l’oreille collée au sol et semblant écouter.
— Encore vous, messieurs ? dit Martel.
Les deux hommes s’étaient relevés en faisant de grands gestes pour lui recommander le silence.
— Venez dans le corridor.
— Chut.
— Eh bien, avez-vous trouvé quelque chose ?
— Peut-être.
— Car je vous préviens que si vous n’avez rien trouvé ce matin, j’aime mieux ne rien apprendre du tout et être tranquille.
Les deux hommes échangèrent un regard navré, semblaient se consulter du regard, puis, le plus âgé d’entre eux prit la parole, comme à contrecœur.
— Monsieur, nous vous demanderons encore trois jours de patience. Diable. Cela vaut la peine. Vous avez perdu dix mille francs de titres. On a tout bouleversé chez vous. Puis on vous a encore volé cent billets de mille francs. Vous ne pouvez pas nous refuser encore trois jours ?
— Messieurs, commença le courtier, lorsqu’il y a huit jours, en désespoir de cause, je me suis adressé à la Préfecture pour demander deux inspecteurs, M. Havard m’a assuré qu’on chercherait le voleur avec tact, discrétion et célérité. Je ne dis pas que vous ayez commis une grosse gaffe. Je constate néanmoins que voici huit jours sans résultats, huit jours entiers que vous passez à vous traîner sur mon tapis, à regarder mes meubles par en dessous, et cela sans que l’enquête ait progressé d’un pas.
— Nous nous trouvons, monsieur, en présence d’un phénomène extraordinaire.
— Je ne dis pas le contraire. Je le crois même si extraordinaire que je suis persuadé que vous n’y comprendrez jamais rien. Vous me demandez trois jours de patience ? Soit. Mais que dans trois jours, cette comédie soit finie, ou alors, bonsoir ! J’aime mieux déménager et renoncer à connaître le mystère de mon appartement.
Il dit, et laissa les policiers.
Restés seuls, les deux hommes sourirent.
— Je crois, monsieur Léon, dit le premier, que les choses vont se gâter.
— Qu’est-ce que cela peut faire, Michel, lui répondit son compagnon, avant trois jours nous serons renseignés.
Et les deux inspecteurs regagnèrent le cabinet de travail où ils recommencèrent à faire la planche sur la carpette, et à se traîner comme le font les pinsons de pierre en pierre, d’un meuble à l’autre.
Il serait déloyal de dissimuler que l’avant-veille seulement, Léon et Michel avaient rendu visite à l’excellent Juve. Au Roi des Policiers, ils avaient confié leur extrême embarras, et c’est, semble-t-il en vertu des conseils, de leur ancien chef, qu’à présent, ils se livraient aux bizarres manœuvres qui indisposaient le maître de maison et son personnel.
Toutefois, alors que jusqu’ici, les deux inspecteurs avaient travaillé dans le doute, à présent ils échangeaient des regards radieux.
Au moment où on les saisit, Léon est à plat ventre, la tête engagée sous le canapé du coin. Quant à Michel, sur le dos, il disparaît sous la bibliothèque. Suit un échange de signes de sourds-muets, et ils finissent par sortir encore une fois :
— Vous avez entendu, Léon, ça ne va pas traîner.
— Oui, Michel, ça ronfle, ça ronfle. Quand même, ce Juve quel homme, faut-il qu’il soit fort pour avoir tout compris, sans rien voir, de son lit.
Ils causaient encore quand Hervé Martel apparut, habillé cette fois :
— Alors, messieurs, nous nous livrons à la même comédie que chaque matin ? Quelles paroles ridicules dois-je prononcer ?
Léon sourit. Michel protesta :
— Croyez bien, monsieur Martel, que ce ne sont pas des paroles si ridicules que ça. D’ailleurs, mon collègue et moi, nous sommes maintenant persuadés que d’ici quelques heures, nous vous expliquerons tout ce qui peut vous intriguer.
— J’en accepte l’augure. Que dois-je dire ?
— Exactement la même chose qu’hier.
Hervé Martel, l’air résigné, précéda les deux inspecteurs dans son cabinet de travail. Il alla s’asseoir à son bureau. Il parla, feignant de s’adresser à sa dactylographe, M lle Hélène absente d’ailleurs.
— Bonjour, mademoiselle. Oui, je vais bien. Ah, nous ne travaillerons pas ce matin. Je vais tout bonnement vous donner des expéditions à faire. Faites-y bien attention, par exemple. Je ne tiens pas à perdre encore de l’argent. Depuis quelque temps, j’ai vraiment trop de malheur.
Hervé Martel s’interrompit, haussa les épaules, et regarda dans les yeux Léon, qui, très calme, montre en main, chronométrait la durée.
Léon fit un signe. Le courtier recommençait :
— Vous affranchirez ces lettres, mademoiselle. Les voilà signées. Bien. Autre chose, maintenant. Je vais vous donner dix billets de mille francs que vous porterez cet après-midi, au bureau, place de la Bourse. Attendez une seconde.
Gardant toujours un air résigné, un air de contrainte, Hervé Martel tirait de sa poche son trousseau de clefs, ouvrait, à grands fracas, le tiroir-caisse de son bureau et il y prenait, liés ensemble par une épingle, dix morceaux de papier blanc de la grandeur et de l’épaisseur d’un billet de banque :
— Voici ces dix billets de mille, mademoiselle, je les pose sur l’étagère, vous les prendrez tout à l’heure. Venez s’il vous plaît au salon avec moi, je vais vous montrer les gravures qu’il faudra remettre à l’encadreur car je vais sortir et vous resterez seule ici.
Hervé Martel se leva, sortit encore une fois du cabinet de travail, Léon et Michel le rejoignirent dans la galerie.
— Vous êtes satisfaits, messieurs ? Vous n’avez plus besoin de moi ? J’ai bien fait le pitre. Oui ? Alors tout est pour le mieux. Et maintenant bonne chance. Je souhaite que les dix billets de mille francs vous mettent sur la piste. Mais je vous avoue que j’en doute. J’ai comme une idée que c’est un homme intelligent, et que votre piège est un peu grossier.
Hervé Martel, après un petit salut, abandonna les deux inspecteurs, prit son chapeau et sortit.
Depuis qu’ils enquêtaient au sujet des vols incompréhensibles, Léon et Michel contraignaient Hervé Martel chaque matin, à jouer la même comédie. Instruit par eux, Hervé Martel prononçait des phrases caractéristiques :
— Mademoiselle, voici dix mille francs que je mets sur cette table.
— Mademoiselle, vous expédierez ces titres de rente, que je pose sur la cheminée à l’adresse de mon agent de change.
— Mademoiselle, vous ferez bien attention à ce contrat d’assurance. Il y a un procès d’engagé et on en donnerait bien cinquante mille francs. Je le laisse sur mon bureau…
Puis, Hervé Martel sortait du cabinet de travail, où restaient seuls les deux inspecteurs.
Léon et Michel s’efforçaient en effet d’inciter le voleur invisible à recommencer devant eux la manœuvre qui lui avait permis de réussir auparavant.
Léon et Michel se rendaient bien compte qu’il était impossible que titres ou billets eussent disparu tout seuls. Esprits rassis, d’autre part, ils ne voulaient pas admettre une explication spirite, l’hypothèse d’une maison hantée, et par conséquent, ils étaient amenés à imaginer l’intervention d’un homme, celui à qui ils offraient un appât aujourd’hui. Mais rien n’avait mordu encore.
— Michel ?
— Quoi donc mon vieux ?
— Ça ronfle de plus en plus fort.
— Ah bougre de nom d’un chien, c’est curieux tout de même.
***
À onze heures, les deux inspecteurs étaient encore dans le cabinet de travail et rien ne s’était passé.
— Léon ?
— Michel ?
— Avez-vous senti ?
— Non. Rien du tout.
— Peut-être que je me suis trompé ?
— Vous avez remarqué quoi ?
— Un peu de vent.
— C’est curieux.
Or, soudain, Léon étendit le bras, et Michel en suivant la direction de son index pointé, parut soudain au comble de la surprise.
Ce que voyaient les deux inspecteurs était cependant peu de chose, mais ce peu de chose… Au centre même de la pièce, près du bureau d’Hervé Martel, se trouvait un fétu de paille, probablement tombé de quelque balai, de quelque plumeau. Ce fétu de paille s’était redressé, comme si une force mystérieuse lui avait prêté la vie. Le fétu de paille roulait sur lui-même, allait, venait. À un moment donné, il parut s’élever en l’air, et comme emporté par un tourbillon, puis il retomba, resta immobile tout à coup.
— Qu’est-ce que cela veut dire ?
— Ma foi, je me le demande.
Ils n’en dirent pas plus. Le fétu de paille recommençait à s’agiter. Quittant le tapis, il alla jusqu’au marbre de la cheminée, avançant en roulant sur lui-même, en sautillant, restant immobile de longs instants puis précipitant sa course. Lentement Michel sortit de sa cachette. Puis Léon. À genoux, l’air grave, les deux inspecteurs surveillèrent longuement les déplacements de ce fétu de paille, qui maintenant sur le marbre de la cheminée, glissait comme un brin de paille secoué par la tempête.
— Léon ?
— Michel ?
— Vous n’avez pas senti cette fois ?
— Non. Rien du tout.
— Je vous assure qu’il y a un courant d’air. Un appel d’air.
Léon, pour s’en assurer mouilla un doigt, le tendit. En effet, son collègue avait raison.
Un léger courant d’air semblait naître dans le cabinet de travail, sans qu’il fût possible d’identifier dans quel sens il se produisait. Portes et fenêtres étaient fermées.
Or, dans la coupe de cristal qui servait de cendrier à Martel, des allumettes, comme animées d’une vie mystérieuse, s’étaient soudain précipitées, avaient voltigé jusqu’à la cheminée. Impossible de s’y tromper, Léon et Michel, très nettement, cette fois-ci, avaient senti un courant d’air assez violent, assez brusque.
— Ma parole, commença Michel, il y aurait réellement de quoi se demander si des esprits ?
Mais il n’acheva pas.
Sur la petite table où Hervé Martel, sur leur conseil, avait déposé la liasse des dix faux billets de banque, un nouveau phénomène. La liasse semblait animée, elle aussi, d’une vie bizarre. Avec un froissement léger, les billets de banque supposés palpitaient, frissonnaient, s’agitaient. D’abord, ils ne décrivirent que de petits mouvements. La liasse sautilla en quelque sorte sur la table, puis ce fut une chose rapide et que les deux inspecteurs eurent à peine le temps de noter, la liasse glissa d’un mètre au moins sur la tablette cirée.
— Par exemple, cria Michel, voilà que tout commence à déménager.
Et une joie s’emparait du brave inspecteur, à la pensée que peut-être le piège tendu allait se refermer.
Malheureusement, après avoir glissé, la liasse des faux billets de banque s’arrêta brusquement. Les billets, eux-mêmes, ne frissonnaient plus. Rien ne bougeait dans la pièce.
Léon et Michel attendirent un instant et, aussitôt, Léon grinça des dents. Coupant net la parole à Léon, un soupir, un véritable soupir s’éleva dans la pièce. On eût dit qu’un géant, car le soupir était bruyant, avait baillé sans se contraindre. Léon et Michel froncèrent les sourcils. Ils étaient seuls évidemment dans le cabinet d’Hervé Martel et, cependant, au bruit qu’ils venaient d’entendre, ils avaient l’impression que quelqu’un était là, près d’eux, quelqu’un qu’ils ne voyaient pas, quelqu’un qui allait agir. Était-ce bien quelqu’un pourtant ? Était-ce quelqu’un qui avait soupiré ?