— Si elle est sortie, pensa-t-il, autant l’attendre dans les jardins, je la verrai bien venir.
Le journaliste, descendant précipitamment le perron du vestibule, éprouva une certaine satisfaction à se dissimuler dans l’ombre. Fandor alla jusqu’à la grille du jardin, surveilla quelques instants la rue déserte qui longeait le port et, soudain, tressaillit. Le silence qui régnait venait d’être interrompu par le bruit sec d’un petit pas rapide.
— C’est elle, murmura Fandor, c’est Hélène, comment va-t-elle m’accueillir ?
Il s’avança. Hélène s’arrêta :
— Monsieur Fandor.
Et la surprise était si vive, si inattendue, que la jeune fille manquait défaillir, mais Fandor se précipitait vers elle, la soutenait, passait son bras autour de sa taille souple.
— Hélène, vous ne m’en voulez pas ?
— Non, Fandor, je ne vous en veux pas, je ne vous en ai jamais voulu.
— Ne songeons plus au passé, dit Fandor.
— Pourquoi, dit-elle, tout être humain n’a-t-il pas le droit, ici-bas, d’obtenir un jour sa part de bonheur ? N’avons-nous pas, l’un et l’autre, suffisamment souffert dans l’existence pour espérer une compensation ?
Fandor n’en croyait pas ses oreilles.
Quoi, c’était Hélène, c’était la fille de Fantômas qui parlait ainsi ? C’était elle, la femme impétueuse, perpétuellement révoltée contre le sort, la femme aux décisions irrévocables, aux colères soudaines, aux rancœurs terribles qui s’exprimait ainsi ?
— Hélène, est-ce votre pensée sincère ?
— Oui, Fandor, je vous dis ce que je pense, j’espère que nous sommes tous les deux des êtres assez forts et des cœurs assez généreux pour n’avoir pas besoin de dissimuler. Si j’ai été, comme vous le savez, mêlée à de tragiques aventures, c’est à mon corps défendant. Si j’ai mené l’existence que vous connaissez, c’est qu’il m’a fallu perpétuellement lutter, perpétuellement agir.
— Oui, je sais, vous passez votre existence, Hélène, à contrecarrer les forfaits de votre père et aussi à vous efforcer de le faire échapper au châtiment !
— C’était mon devoir, Fandor.
— Votre devoir a-t-il changé ?
— Le devoir est toujours le devoir, mais mon père a depuis longtemps déjà renoncé à l’existence que je réprouve. Il s’est amendé. Il expie.
— Hélène, est-ce possible ? Ne vous illusionnez-vous pas ?
— Je sais ce que je dis, Fandor. Voilà six mois déjà que je n’ai pas revu mon père. La dernière fois qu’il m’a parlé, il m’a juré de changer de vie. Il a tenu sa parole et désormais, Fandor, je suis prête à vous aimer, je vous aime.
— Hélène, Hélène, murmura-t-il, je suis désespéré de ce que je vais vous dire. Vous vivez dans un rêve, et dans un instant, je vais vous faire entrevoir l’affreuse réalité. Vous connaissez Hervé Martel ?
— Oui. Fandor, c’est le courtier maritime chez lequel je travaille comme dactylographe depuis quelques mois.
— Savez-vous, poursuivit Fandor, qui est Hervé Martel ?
— Je ne comprends pas votre question ?
Le journaliste avait lâché les mains de celle qu’il aimait.
— Hervé Martel, déclara-t-il, les dents serrées, comment se fait-il que vous ne vous en soyez pas aperçue, Hélène ? Vous savez bien que c’est votre père, que c’est Fantômas.
La jeune fille, à la grande surprise du journaliste, se contenta de sourire :
— Vous vous trompez absolument, mon pauvre Fandor, M. Hervé Martel est bien M. Hervé Martel, et non pas mon père, comme vous le dites. Je suis peinée de vous voir m’accorder si peu de confiance.
— Pardonnez-moi, Hélène, je suis fou. Je ne sais où je veux en venir, mais c’est plus fort que moi, j’ai besoin d’avoir la preuve, la preuve certaine que votre père ne se dissimule pas sous la personnalité d’Hervé Martel. Ne m’en veuillez pas d’insister ainsi, ma conscience m’ordonne de pousser jusqu’au bout mon enquête alors que mon cœur serait tout prêt à m’arrêter sur un mot de vous.
La jeune fille, très calme, se leva du banc où elle était assise.
— Il doit être environ neuf heures et demie, dit-elle, n’est-ce pas ?
— Neuf heures vingt-cinq.
— M. Hervé Martel est un homme qui apprécie pardessus tout la régularité et l’exactitude, j’ai la prétention d’être une dactylographe modèle et pour rien au monde, je ne voudrais commettre une faute.
— Où voulez-vous en venir ?
— À ceci, continua la jeune fille : chaque soir, à neuf heures et demie, M. Hervé Martel me dicte son courrier dans un des salons de l’hôtel, je vous prie de m’excuser, il faut que j’aille le rejoindre. Toutefois, monsieur Fandor, M. Hervé Martel ne se cache pas, il dicte au grand jour. Il doit être actuellement dans le hall de l’hôtel, achevant de fumer son cigare, comme il fait tous les soirs, depuis qu’il est arrivé à Cherbourg. Rien ne vous empêche de me suivre, de le voir, de vous rendre compte.
Fandor, pétrifié, demeurait au milieu du jardin, immobile.
Hélène se retourna, eut un sourire engageant et moqueur.
— Mais venez donc, dit-elle, monsieur Fandor, je vous en prie ?
12 – C’ÉTAIT UN MANCHOT
Aux petites tables rangées le long des fenêtres qui donnaient sur la rade magnifique, des femmes en toilette achevaient leur repas, en compagnie de messieurs, cravatés de blanc.
Il y avait en effet grande réception chez l’amiral Roustan et les nombreux invités venus des villes voisines étaient descendus au Palace pour rectifier leur toilette avant d’aller valser sur les parquets cirés à grand renfort de fauberts de la Préfecture maritime.
Hervé Martel, lui, avait pris place à la grande table, à la table d’hôte. Le courtier avait le front soucieux, il était de mauvaise humeur, chagrin, ennuyé. Aussi bien l’affaire qui l’avait amené à Cherbourg, le naufrage du Triumph, à bord duquel se trouvaient les millions imprudemment assurés par lui-même, n’était évidemment point de nature à l’égayer énormément.
Pour la première fois de sa carrière, Hervé Martel se trouvait en présence d’une perte qui allait vraisemblablement être irrémédiable. Pour la première fois il connaissait l’angoisse terrible de ceux qui se sentent acculés à la ruine, qui imaginent l’âpre misère, toute proche et presque inévitable. C’était un lutteur cependant et tandis que bien d’autres se fussent laissé aller au découragement, il espérait lui, il continuait d’espérer malgré tout. Il voulait espérer. Il comptait sur le sauvetage de la cargaison engloutie du Triumph. Hervé Martel, quoi qu’il en soit et quelles que fussent ses espérances, avait fort mal dîné. Il s’était contenté de chipoter quelques plats, de grappiller un peu de dessert. On passa le café. Malheureusement, si le Palace-Hôtels’enorgueillissait d’un immeuble somptueux, le service y était mauvais.
À cette époque de l’année, en plein hiver il y avait généralement peu de monde dans l’hôtel et ce soir-là, les maîtres d’hôtel perdaient la tête. On venait de verser le café, on avait oublié le sucre.
Hervé Martel allait se décider à boire son café sans sucre lorsque son voisin de table, un homme d’une trentaine d’années, en habit et qui, chose curieuse, avait dîné le haut de forme sur la tête, se pencha vers lui :
— Vous seriez aimable, monsieur, demanda-t-il, de bien vouloir mettre dans ma tasse deux morceaux de sucre. Le sucrier est là, je viens de renvoyer mon domestique et…
Hervé Martel, heureux d’apercevoir enfin le sucrier qu’une coupe de fruits avait jusqu’alors dissimulé à ses yeux, allait s’empresser de rendre le service demandé.
— Vous vous demandez, monsieur, pourquoi je fais appel à vos bons offices. C’est que je suis manchot des deux bras.
— C’est moi qui dois m’excuser, monsieur. J’ai dîné très précipitamment et je vous avoue que je n’avais pas remarqué…
— … mon infirmité. Vous êtes tout excusé, monsieur et vous ne pouvez savoir, au contraire, l’extraordinaire plaisir que j’éprouve lorsque parfois, comme il vient d’arriver pour vous, je m’aperçois que quelqu’un ne l’a pas remarquée. Si vous saviez comme il est triste de toujours passer aux yeux de ses contemporains pour une monstruosité ou tout au moins comme un objet de curiosité.
— Je vous comprends, dit Hervé Martel, ou du moins je compatis à votre douleur. Vous avez donc eu un accident terrible, monsieur ?
— Terrible, en effet.
L’infirme qui buvait son café à l’aide d’un chalumeau de verre continua sur le ton des confidences :
— Je n’ai pas trente ans, monsieur et il y a six mois j’avais les deux bras. Je suis ingénieur et c’est en visitant une usine, en voulant arracher un pauvre diable d’ouvrier qu’une courroie de transmission entraînait que j’ai eu les deux bras broyés. J’ai été assez heureux pour sauver l’homme, mais cependant je dois vous avouer, vous confesser qu’il y a des moments où je regrette de m’être trouvé là. Je regrette au moins de n’être pas mort.
Hervé Martel voulut le réconforter.
— Allons. Vous êtes ingénieur, au moins vous devez trouver dans des études scientifiques un soulagement ?
— Vous vous trompez. Monsieur. C’est un peu l’histoire des enfants malades qui, souffrant de la tête se lamentent en disant qu’il vaudrait bien mieux avoir mal aux pieds. Non, monsieur, ne croyez pas que je puisse encore avoir de vraies satisfactions intellectuelles. D’ailleurs, pratiquement, je ne puis plus exercer, je suis incapable, songez-y bien, d’écrire une addition.
Le manchot s’était levé, son café bu, il accompagna jusqu’à l’embrasure d’une fenêtre Hervé Martel :
— Vous mettriez le comble à votre obligeance, déclara-t-il, si vous vouliez bien, cher monsieur, me passer une cigarette et m’aider à l’allumer. Vous voyez où j’en suis, à faire continuellement le mendiant moral, à réclamer perpétuellement aide et assistance. Bah, tant pis, et je vous demande pardon d’être si lugubre. Vous alliez sortir, sans doute ? vous occuper de vos affaires, du Triumph ?
— Vous savez ?
— Oui, j’ai bavardé avec Pastel.
— Un imbécile.
— Mais non, un homme intelligent, mais un commerçant. L’avez-vous décidé ?
— Non, j’ai mieux que lui.
Pastel, dont l’inconnu venait de parler était un bonhomme au caractère bizarre qui, depuis son arrivée à Cherbourg, faisait le désespoir d’Hervé Martel.
Pastel était en effet un des gros entrepreneurs français spécialisés dans les opérations de renflouement, de sauvetage des bateaux naufragés. Ancien matelot qui, chose curieuse, avait renoncé à son métier parce qu’il n’avait jamais pu dominer les terribles souffrances du mal de mer, il était devenu un excellent scaphandrier d’abord, un intrépide sauveteur ensuite. Là où d’autres avaient échoué, il avait réussi brillamment. Sa renommée petit à petit avait grandi et de la sorte, devenu universellement réputé dans les milieux maritimes, il avait pu, grâce à un labeur acharné secondé par une folle témérité, monter une véritable entreprise de sauvetage, utilisant de nombreux employés, disposant d’un matériel perfectionné, de pontons submersibles, de grues puissantes, de chaînes, de dragues, de tous les outils enfin qui peuvent concourir à la remise à flot d’un navire englouti. C’était à Pastel que le courtier maritime avait tout de suite songé lorsqu’il avait appris que le Triumphavait sombré.
« La rade du port de guerre n’est pas si profonde, avait estimé Hervé Martel pour qu’il soit impossible, vraisemblablement de renflouer le cargo boat. De plus si le renflouement du Triumphen lui-même est une opération trop difficile, c’est bien le diable si Pastel ne parvient pas à extraire de la cale les caisses d’or qui seules m’intéressent, et qu’il faut que je sauve, coûte que coûte, ou c’est la ruine. » Ce n’était évidemment pas mal raisonné et cependant Hervé Martel, escomptant le secours de Pastel, avait été au-devant d’une terrible désillusion. Non seulement Pastel avait haussé les épaules quand on lui avait parlé de renflouer le Triumph, mais encore il avait nettement déclaré que toute tentative de sauvetage des caisses d’or était vouée d’avance à l’insuccès.
— C’est pas de veine, avait affirmé Pastel, demeurant inébranlable devant les objurgations du courtier, mais c’est indiscutable. Là où le Triumpha coulé il y a un trou de près de quarante ou cinquante brasses et de plus, je m’en suis assuré moi-même par des sondages, le malheureux bateau est sur le flanc, dans un équilibre si précaire qu’il n’y a pas moyen d’y envoyer des scaphandres. Ce serait exposer la vie des hommes et cela pour rien, je vous le répète.
Hervé Martel, épouvanté à l’idée qu’on ne pouvait même rien tenter pour arracher aux flots les fameuses caisses d’or, avait insisté tant qu’il avait pu, Pastel était demeuré inébranlable.
— Rien à faire, s’était-il contenté de répéter.
Et force avait bien été le matin même, à Hervé Martel d’abandonner tout espoir de le faire revenir sur ses décisions.
— Vous voyez, cher monsieur, conclut le courtier qui venait de raconter les refus du sauveteur à l’infortuné manchot, vous voyez que j’avais raison de vous le dire, Pastel est un imbécile. Sa réputation de sauveteur est usurpée. J’aurais donné pour l’opération que je lui proposais une grosse somme. Il la perd bêtement.
Le manchot, cependant, n’était pas de cet avis :
— Hé, répondait-il en riant, vous en parlez à votre aise et, pardonnez-moi de vous le rappeler, comme un homme qui a ses deux bras, si vous aviez été comme moi victime d’un accident, vous comprendriez peut-être mieux qu’il y a des entreprises téméraires qu’il est préférable de ne pas tenter, surtout lorsqu’elles sont impossibles.
— Vous parlez un peu au hasard, cher monsieur, puisque vous ignorez autant que moi les difficultés réelles de l’entreprise et nous tomberons certainement d’accord lorsque vous apprendrez qu’un Norvégien m’a fait des propositions que je me suis empressé d’accepter. Où Pastel a échoué, sans même avoir rien tenté, quelque idée me dit que mon Norvégien va réussir. D’ailleurs, continuait-il, quand on songe aux merveilles que réussit la science moderne, il semble bien inadmissible qu’on ne puisse pas, avec le temps, réussir à retirer une fortune sous trente mètres d’eau.
Le manchot répondit simplement :
— Croyez bien que je vous souhaite d’avoir raison. Mais j’ai grande confiance en Pastel.
Le manchot allait continuer lorsqu’un homme à casquette galonnée approcha :
— Monsieur a-t-il besoin de mes services ? Monsieur veut-il que je lui passe son pardessus ?
C’était évidemment le domestique mis aux ordres de l’infirme. Hervé Martel se tourna vers son compagnon :
— Vous connaissez la ville, monsieur ?
— Assez bien. Oui. Pourquoi ?
— Moi-même, je connais très mal Cherbourg, si vous n’avez rien de mieux à faire, voulez-vous que nous fassions un tour ensemble ?
— Très volontiers. Vous êtes infiniment aimable de m’offrir votre compagnie, j’ai l’habitude de ne solliciter la compassion de personne, mais croyez que je suis sensible à la sympathie. Voulez-vous me permettre de renvoyer mon domestique ? Je serais heureux de donner une heure de liberté à ce pauvre homme qui m’aide à vivre.
— Je passe au fumoir prendre mon chapeau, dit Martel.
— Je vous suis. Pour moi, je reste toujours coiffé. Il est trop compliqué d’avoir à demander l’aide d’un serviteur.
Hervé Martel, précédant l’infirme, ouvrit la porte. La fenêtre était ouverte et un courant d’air fit voltiger les papiers.
— Entrez, proposa Hervé Martel à son compagnon. Sans cela nous allons briser les carreaux.
Le manchot pénétra dans la pièce, Hervé Martel referma la porte, cependant que la caissière de l’hôtel qui avait elle-même senti le courant d’air traversait la salle à manger pour aller fermer les fenêtres. Or, la caissière n’était pas encore au milieu de la salle, qu’elle s’arrêtait net dans sa course, cependant que les maîtres d’hôtel, déjà occupés à desservir, s’arrêtaient eux aussi, cloués sur place.
Une terrible clameur venait de s’élever :
— À l’assassin.
Bruit d’un corps qui tombe. Nouveaux appels. Violents coups de pieds contre la porte du fumoir.