La main coupée (Отрезанная рука) - Сувестр Пьер 21 стр.


Cela semblait impossible et pourtant il fallait bien l’admettre, car enfin on devait bien se douter que parmi les élégants et élégantes qui fréquentaient le Casino, se trouvaient des individus, des bandes d’individus même, pleins de témérité, d’audace et d’habileté, qui n’auraient reculé devant rien à condition d’avoir simplement l’impression, l’espoir même vague, de pouvoir parvenir à pénétrer dans ce lieu et à s’emparer des fortunes qu’il renfermait.

Oui certes, ces doubles portes qui, à l’extérieur avaient des lambris dorés, étaient considérées du matin au soir et du soir au matin par des milliers de regards qui convoitaient, non pas de les ouvrir, car par manière d’ironie ou de bravade, elles n’étaient jamais fermées à clef, mais bien de les franchir et de s’engager dans l’obscurité froide de la salle au sol sablé.

Mais nul ne l’osait.

N’y pénétrait qu’une seule personne :

Louis Meynan, le caissier.

À peu près régulièrement chaque soir à huit heures moins dix, on voyait le jeune employé s’approcher nonchalamment du grand escalier. Il le contournait, tantôt à droite, tantôt à gauche et comme si cela n’avait aucune importance, il pénétrait dans la pièce obscure, mystérieux vestibule des Coffres de Sûreté, soit par la porte donnant sur la galerie Nord, soit par la porte donnant sur la galerie Sud.

Jamais il ne ressortait par ces issues : il existait un autre passage pour regagner les bureaux de l’administration, sans doute.

***

Ce soir-là, comme d’habitude, mais à présent pour la dernière fois, Louis Meynan s’était introduit à l’heure accoutumée, dans la chambre secrète. Le jeune homme, ne comptait pas recommencer ce qu’il avait fait tous les jours pendant dix années consécutives. Le lendemain, il aurait un remplaçant, le surlendemain il serait parti.

Depuis sept heures du soir, à l’extrémité de la galerie Nord, installé dans un rocking-chair, se trouvait un homme qui fumait cigarettes sur cigarettes et qui, visiblement, ne s’amusait pas.

Le jeu était commencé et les promeneurs jusque-là assez nombreux dans la galerie l’avaient abandonnée, si bien que le fumeur s’y trouvait seul.

Ce fumeur n’était autre que Juve.

Le policier s’ennuyait ferme.

Depuis sa brouille avec Fandor, il n’avait pas rencontré le journaliste. Même, il ignorait totalement ce qu’il était devenu. Juve, d’ailleurs, nourrissait à l’égard de son compagnon une rage froide et raisonnée qui s’augmentait au fur et à mesure qu’il y réfléchissait. Certes, il connaissait le caractère primesautier de Fandor. Il savait qu’à maintes reprises le jeune homme avait agi d’une façon irréfléchie. Mais Juve estimait que cette fois Fandor avait dépassé la mesure, en laissant purement et simplement filer la fille de Fantômas.

Car elle était partie et bien partie.

Juve, dans l’après-midi, s’en était assuré par lui-même dans la maison Héberlauf.

Et dans l’esprit de Juve, revenait sans cesse, comme un leitmotiv, comme une véritable obsession, ce perpétuel commentaire de l’attitude de Fandor :

— C’est une imbécillité qui n’a pas de nom.

Au surplus la mauvaise humeur de Juve – mais cela, le policier ne l’avouait pas – provenait aussi de ce que Fandor lui avait fait des reproches, assurément mérités, sur la passion à laquelle il s’adonnait désormais. Car Juve se laissait aller à jouer.

Il éprouvait le vertige qui gagne, étourdit tous ceux qui s’approchent des séduisantes et effroyables tables de jeu.

Juve, malgré sa volonté, malgré son empire sur lui-même, se sentait pris et bien pris.

Cependant qu’il demeurait dans cette galerie, Juve luttait en lui-même contre un sentiment double :

Il ne voulait pas bouger, il prétendait demeurer là dans ce fauteuil, immobile, comme il l’était depuis deux heures. Il ne voulait pas se lever, car Juve savait que s’il se levait, ce serait pour se rendre à la salle de jeu.

Certes, la nuit précédente, il avait perdu la petite fortune que le Casino lui avait généreusement octroyée. Mais le policier, en fouillant son portefeuille, y avait encore découvert quelques billets de banque. Et il se disait, pour se mettre d’accord avec sa propre conscience :

— Il ne me reste pas assez d’argent pour procéder dignement à mes enquêtes, il m’en faut d’autre. Où le trouver ? Il importe que je joue, je gagnerai. Je sens que je gagnerai ce soir.

Juve, comme mû par un ressort, bondit hors de son fauteuil. Mais le mouvement brusque qu’il venait de faire l’arracha d’un rêve, d’un cauchemar. Juve commandant à sa volonté, s’imposait aussitôt l’obligation de se rasseoir, de demeurer immobile, prisonnier de lui-même, refrénant sa passion.

Dans la galerie Sud, tout à l’extrémité, était aussi un homme qui loin de rester immobile comme Juve, allait et venait, faisant les cent pas, agité, incapable de tenir en place. S’il s’arrêtait de temps en temps c’était pour aller à la fenêtre et tambouriner de ses doigts nerveux sur les vitres, le rythme d’une marche accélérée.

Ce personnage regardait perpétuellement l’heure, semblant trouver le temps fort long, se désespérant à ne pas voir avancer les aiguilles.

Et cependant que lui importait, il n’avait aucun rendez-vous, il n’attendait personne.

Cet agité, dont l’attitude aurait fait, pour un observateur, une extraordinaire opposition avec celle de Juve, n’était autre que Jérôme Fandor. Le journaliste depuis la discussion avec le policier avait erré comme une âme en peine dans les rues de Monaco, Vers cinq heures, il était venu au Casino, ne sachant que faire, véritablement désœuvré, désemparé. D’enquêtes, il n’était plus question.

Juve sans Fandor, ou Fandor sans Juve, c’était un peu, surtout dans les circonstances actuelles, comme un corps sans tête. L’un et l’autre avaient partie trop liée pour pouvoir agir chacun de leur côté, utilement.

Fandor ne décolérait pas contre ce qu’il appelait : la scandaleuse conduite de Juve.

Était-il possible qu’un homme comme l’inspecteur de la Sûreté se fût laissé prendre à la griserie de la roulette monégasque ? Et Fandor aurait volontiers étranglé Juve pour l’empêcher de retourner dans le voisinage du tapis vert.

Fandor ne s’avouait pas que si Juve était dans son tort, lui-même avait été bien inconséquent, sinon coupable le matin même de ne pas s’assurer par tous les moyens de la fille de Fantômas.

Fandor n’avait qu’une seule raison, qu’un seul motif qui pouvait excuser son attitude : l’amour.

Fandor aimait-il la fille de Fantômas ? Le journaliste aimait mieux ne pas se le demander.

***

Tandis que Juve et Fandor occupaient respectivement les extrémités des galeries Nord et Sud du Casino de Monaco et y réfléchissaient l’un et l’autre sans se douter qu’ils étaient aussi rapprochés, car ils ne pouvaient se voir, étant séparés par la chambre secrète, un homme apparut soudain à l’entrée du hall et cela vingt minutes environ après que Louis Meynan, le caissier, eût pénétré dans le vestibule des coffres-forts.

L’homme qui venait ainsi, rapidement, n’était autre qu’Ivan Ivanovitch.

L’officier marchait à grands pas. Il parut tout d’abord vouloir s’engager sur l’escalier à double révolution, mais soudain il rebroussa chemin, s’étant aperçu que l’une des portes de la mystérieuse chambre noire était entrebâillée. Il s’en fut à cette porte, surpris, semblait-il, car par son entrebâillement fusait un pinceau de lumière inaccoutumé.

Ivan Ivanovitch écarta le battant, regarda un instant à l’intérieur du local puis, soudain, recula comme épouvanté et lâcha un cri terrible : un appel « au secours » qui attira aussitôt l’attention d’une quinzaine de personnes, les personnes les plus rapprochées qui se trouvaient à proximité dans le hall.

Quel spectacle avait donc frappé les yeux de l’officier pour le terrifier de la sorte ?

On entendit sonner une horloge. Neuf heures.

18 – DES PAS SUR LE PLAFOND

— Au secours, avait crié le commandant, et Juve, qui, machinalement, avait suivi des yeux l’officier, bondissait hors de son fauteuil, s’élançait en avant vers la chambre secrète.

— Quoi ? qu’est-ce qu’il y a ? criait Juve.

Mais Ivan Ivanovitch n’était plus là.

Juve ne s’attarda pas à la rechercher. Il se précipita sur la porte que l’officier avait refermée, il l’ouvrit et, à son tour, il demeurait rigide sur le sol, blême, effaré, les yeux dilatés d’effroi.

Sur les traces du policier, vers la chambre secrète on se précipitait déjà de tous côtés, en désordre, ne sachant que croire. Et tous ceux qui s’élançaient vers l’entrée des caves demeuraient bientôt immobiles, figés de peur.

C’est qu’à la vérité, le spectacle était affreux.

La chambre secrète était une grande pièce entièrement vide, elle l’aurait été sans le corps de Louis Meynan, en son centre géométrique, transpercé d’une épée qui demeurait droite, comme si, après avoir traversé les chairs, elle s’était plantée par la pointe dans le sable épais qui sans doute recouvrait un parquet.

— Que personne ne bouge, ordonna Juve, que personne n’entre. Allez chercher la Direction.

Il n’ajouta rien. La porte s’ouvrit. Parut Fandor.

— Avez-vous entendu quelque chose ? demanda le journaliste, qui écartait les deux bras, barrant à la foule qui se poussait sur ses talons, l’entrée du local.

Juve secoua la tête d’un air stupéfié :

— Non, je n’ai rien entendu. Je ne sais même pas comment cela a pu se faire.

Dans le Casino cependant la nouvelle de la mort du caissier, de cette mort qui ne pouvait être expliquée que par un assassinat, se répandit en traînée de poudre.

Sous le grand escalier, c’était la cohue maintenant.

— Ferme ta porte, Fandor, commanda Juve qui lui-même, d’autorité, tirait sur lui celle qu’il avait ouverte pour apercevoir ce qui avait causé la frayeur d’Ivan Ivanovitch.

— Ah çà, fit le policier, en faisant signe à Fandor de ne point s’avancer, remarque donc, sur le sable il n’y a pas la moindre trace de pas à part celles du caissier.

Le cadavre de Louis Meynan, car en regardant mieux Juve et Fandor avaient dû se convaincre que le caissier avait certainement cessé de vivre, était tombé au milieu de la pièce et par conséquent entre lui et les deux portes, entre lui et Juve comme entre lui et Fandor s’étendait tout le parquet sablé sur lequel fatalement, logiquement, on aurait dû apercevoir les traces de pas de l’assassin, si réellement il y avait eu attaque et assassinat.

Or rien de pareil.

Tout au contraire, sur le sable blanc garnissant le plancher de la pièce, seules des traces s’apercevaient, traces qui venaient bien de la porte de la galerie Nord, mais qui s’arrêtaient aux pieds du caissier étendu, qui étaient à n’en pas douter les empreintes de Louis Meynan, alors qu’il était entré dans la chambre secrète pour de là, suivant les indications de son service, se rendre aux caves contenant les coffres-forts.

Personne n’était donc entré dans la pièce depuis Louis Meynan.

Mais alors Louis Meynan n’était pas mort assassiné ?

Comme s’il se fût répondu à lui-même, Juve ajoutait, tourné dans la direction de Fandor :

— Et pourtant ça ne peut pas être un suicide : l’épée est entrée dans le dos de ce malheureux.

Juve en était encore à se demander s’il devait formuler la moindre hypothèse lorsque la porte de la galerie Sud s’ouvrit derrière Fandor. C’était M. de Vaugreland, accompagné de tout son état-major d’inspecteurs qui faisait irruption.

Le directeur de la Société des Bainsétait affolé, livide, hors de lui :

— Que se passe-t-il ? mon Dieu, que se passe-t-il ?

Mais Juve, l’arrêtait, à peine entré dans la pièce :

— N’entrez pas, dit-il sur un ton sans réplique. Les choses sont bien assez compliquées comme ça. Restez là où vous êtes.

Et comme à cette apostrophe M. de Vaugreland protestait :

— Mais enfin. Qui donc a pu ?

Juve encore une fois lui coupa la parole :

— Qui a pu ? nous le verrons plus tard. Ce qu’il faudrait savoir maintenant c’est comment on a pu tuer votre caissier.

Et Juve à nouveau désigna aux arrivants le sol sablé sur lequel on n’apercevait nulle trace de pas…

— C’est un mystère, c’est un sortilège, reprenait M. de Vaugreland. C’est inexplicable.

Fandor, lui, tout le temps que ce colloque durait, se bornait à hocher la tête :

— Un mystère ?… peuh !… inexplicable ?… peuh !…

Or, soudain, comme les personnages qui assistaient à cette lugubre enquête semblaient, interdits, ne plus trop savoir où donner de la tête, Juve à haute et intelligible voix, une voix qui ne tremblait même point, s’exclama :

— Ah ça, par exemple, on n’a pas marché sur le sol, mais on a marché au plafond.

— Au plafond ?

Fandor relevait l’exclamation du policier avec une certaine incrédulité.

Juve devenait fou sans doute ? Marcher au plafond.

Est-ce qu’on pouvait marcher au plafond ?

Et instinctivement, sans même prendre le temps de la réflexion, Fandor s’élança en avant pour rejoindre le policier et voir ce qu’il regardait.

Or, Fandor n’avait pas fait trois pas pour traverser la chambre secrète et se précipiter à la rencontre de Juve qu’il reculait, trébuchant, criant, suffoqué, étourdi.

Et en même temps, faisant un vacarme épouvantable aux quatre angles de la pièce, des carillons électriques se déclenchèrent, sonnant avec une continuité énervante.

— Fandor, Fandor.

Aux cris de son ami, Juve, s’était élancé en avant.

Or, tout comme Fandor voilà que Juve devait reculer en arrière étouffant, lui aussi sautant en l’air, hurlant de douleur.

Et le carillon redoublait.

Pour le coup M. de Vaugreland qui jusqu’alors n’avait trop rien dit, si affolé qu’il semblait à demi-mort et prêt à s’évanouir, fit effort sur lui-même.

— Attention, grands dieux, hurla-t-il, vous vous feriez tuer. Il y a les fils.

— Les fils ? quels fils ?

Fandor qui se frottait consciencieusement les membres et n’osait plus risquer un mouvement, ne comprenait rien du tout à l’avertissement du directeur.

Juve au contraire se livrait à une étrange mimique. À peine M. de Vaugreland avait-il parlé qu’il s’était jeté sur le sol et, à plat ventre, se traînait vers le cadavre de Louis Meynan.

— Les fils, il y a les fils, et l’on a marché au plafond, parbleu, mais je comprends, je comprends.

— Vous comprenez ? interrogea nerveusement M. de Vaugreland, qu’est-ce que vous comprenez donc ?

— Dites-moi d’abord à quoi servent au juste ces fils ?

M. de Vaugreland était à nouveau si stupéfié, si affolé par la manœuvre de Juve qui venait de se coucher sur le dos et regardait fixement le plafond, qu’il ne répondait point. En revanche, Pérouzin, l’ex-notaire devenu inspecteur, donnait les renseignements que demandait Juve :

— Les fils ? mais ce sont tout simplement des fils électriques, si ténus qu’on ne les voit pas à l’œil nu et qui sont tendus au travers de la chambre secrète. Ces fils sont parcourus par de terribles courants électriques. Si on les frôle, ils peuvent ou tuer leur homme ou déclencher les carillons électriques que vous entendez encore. Vous et votre ami vous les avez heurtés en avançant, d’où ces décharges qui vous ont fait mal, d’où ces sonneries.

Et Juve, tout le temps que l’inspecteur parlait et bien que ce ne fût guère le moment de manifester une gaieté profonde, ricanait d’un air satisfait :

— Parfait. Tu saisis, maintenant, Fandor ?

— Ma foi non !

— Alors, tu n’es qu’un idiot.

Mais M. de Vaugreland voulait savoir :

— Et moi ? demanda-t-il d’un ton humble, moi aussi je voudrais bien être renseigné, et moi aussi je ne comprends rien du tout à ce qui se passe ?

— Ah, vous voudriez comprendre ? Ce n’est pas difficile, regardez donc ces pas, monsieur, où je vous montre, en l’air.

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