La main coupée (Отрезанная рука) - Сувестр Пьер 8 стр.


— Oui, reprit M. de Vaugreland en s’adressant à Ivan Ivanovitch, mais pourquoi ne nous avez-vous pas dit la vérité tout à l’heure ?… la situation était cependant bien grave pour vous.

Ivan Ivanovitch s’approcha lentement de son interlocuteur. À ce moment son visage défait, ravagé par les émotions, était éclairé par la pleine lumière et à ce moment précis Denise le regarda, n’en croyant pas ses yeux.

Mais nul n’avait remarqué ce jeu de physionomie. On attendait avec anxiété la réponse d’Ivan Ivanovitch.

Elle vint lentement :

— Messieurs, je n’avais pas à parler… je me devais de taire ma présence au Casino dans les salles de bal, ne sachant pas s’il convenait à M lleDenise que l’on sût, dans son entourage, qu’elle était avec moi à cette réunion.

Le brave commissaire de police, assez naïvement, laissait éclater son enthousiasme :

— C’est très bien, déclara-t-il, c’est d’un galant homme. Il n’y a pas à dire, mon commandant, c’est très chic.

L’excellent magistrat n’avait visiblement qu’un désir : libérer son prisonnier au plus vite, se débarrasser de lui au plus tôt.

M. de Vaugreland, d’ailleurs, feignit de reconnaître son erreur, il s’approcha de l’officier, lui exprima des excuses :

— C’est un malentendu, déclara-t-il, dont vous ne nous tiendrez pas rigueur, nous l’espérons très vivement…

Le directeur tendit la main à Ivan Ivanovitch.

Celui-ci, la serra machinalement.

Un observateur perspicace se serait rendu compte qu’assurément la personne la plus étonnée de tout ce qui venait de se passer, celle qui avait été la plus surprise par les déclarations de la jeune fille, c’était Ivan Ivanovitch.

***

Une demi-heure plus tard, l’officier revêtait son pardessus et s’apprêtait à quitter le Casino.

Il s’arrêta net en apercevant une jeune femme qui s’emmitouflait dans des fourrures, pour sortir, elle aussi, du palais.

C’était Denise.

Un coupé l’attendait dans lequel elle monta. Ivan Ivanovitch se précipita aussitôt à la portière.

— Mademoiselle, murmurait-il, mademoiselle, permettez que je vous remercie.

Puis il ajouta, plus bas, se penchant à l’intérieur de la voiture :

— Mais pourquoi donc êtes-vous intervenue ? Qui donc vous a dicté cette noble conduite, ce courage. admirable qui consistait à venir défendre et à sauver celui que tous accusaient ? Ah Denise, serait-ce que vous m’aimez ?

Un grand éclat de rire ironique et railleur fut la réponse de l’énigmatique jeune fille :

— Vous aimer ? répliqua-t-elle, ça, non, jamais. Je voulais vous sauver, je vous ai sauvé. Voilà tout. Ne cherchez pas à comprendre.

Tout décontenancé, Ivan Ivanovitch recula, cependant que la voiture se mettait en route, mais l’officier russe ne s’était pas encore assez éloigné du coupé, qu’il croyait encore entendre bourdonner à ses oreilles la fin de la phrase formulée par Denise :

— Non seulement je ne vous aime pas, mais il se peut même que je vous haïsse.

***

Dans les bureaux de la direction, M. de Vaugreland et ses deux inspecteurs demeuraient pensifs et pâlissants.

Ils ne paraissaient pas autrement convaincus de l’innocence d’Ivan Ivanovitch : la question des 300.000 francs qu’il voulait restituer restait toujours pendante. Il demeurait indiscutable que le commandant russe avait malgré tout, trois cent mille francs de trop.

Ils réfléchissaient aussi sur l’intervention saugrenue et incompréhensible de cette étrange jeune fille qui changeait tout au dernier moment.

— Pérouzin ? fit après un silence M. de Vaugreland.

— Monsieur le directeur ?…

— Nalorgne ? poursuivit le directeur…

— Monsieur ? proféra l’ancien prêtre…

— Messieurs, conclut enfin M. de Vaugreland, que pensez-vous de tout cela ? Pour moi ce n’est pas clair. Nous sommes en présence d’une affaire que l’on ne débrouillera pas de sitôt. Il ne faut pourtant pas qu’il y ait un scandale et que la réputation du Casino soit compromise. N’avez-vous pas une idée ?

— Si, fit Pérouzin, brusquement, et je m’en vais vous la communiquer…

À ce moment on frappait à la porte, un garçon de bureau apparut :

— C’est un journaliste, dit-il, un rédacteur du Phare de Monte-Carlo. Il voulait avoir des renseignements sur ce qui vient de se passer dans le cabinet de M. le directeur…

M. de Vaugreland avait repris sa mine impassible.

— Répondez-lui, fit-il, que j’ignore ce qu’il désire : il ne s’est rien passé.

Le reporter n’insista pas, mais il courut au téléphone et demanda :

« Paris »…

6 – LA MAIN DANS L’AIGUILLAGE

M. Dupont de l’Aube, sénateur, directeur de La Capitale, conversait familièrement avec M. de Panteloup, son secrétaire général.

Il était cinq heures et demie.

Les premières éditions venaient de sortir dans Paris et les camelots, courant à perdre haleine, les hurlaient sur les boulevards.

M. Dupont de l’Aube paraissait fort préoccupé et à deux ou trois reprises il avait renvoyé de son cabinet, dont les vastes fenêtres donnaient sur les boulevards, les garçons de bureau porteurs de cartes de visites, annonçant des visiteurs, la plupart du temps d’ailleurs quémandeurs ou solliciteurs.

— Écoutez-moi, de Panteloup, fit M. Dupont de l’Aube, lorsqu’il eut pour la dixième fois écarté d’un geste rageur et ennuyé le bristol que lui présentait un domestique, écoutez mon cher, il faut absolument tirer cette affaire au clair. Nous devons à notre réputation d’être les premiers et les mieux informés. Voyons, que s’est-il donc passé ? Racontez-moi cela en détail ?

— Mon cher directeur, ce sera très court, car je suis bien peu renseigné sur cette affaire compliquée et obscure d’un numéro qui gagne à la roulette, d’un officier russe qu’on a failli arrêter, paraît-il, qu’on a relâché ensuite, et enfin d’un malheureux jeune homme que l’on a trouvé mort sur la voie du chemin de fer entre Nice et Monte-Carlo.

Mais M. Dupont de l’Aube, précis, rectifiait :

— Non pas, Panteloup, c’est entre Monte-Carlo et Nice, vous saisissez l’importance de la chose ?

— Vous avez toujours été l’homme de l’exactitude, mon cher directeur et je vous en félicite.

— Alors, Panteloup ?

— Dame je ne sais pas, je ne sais rien de plus. Notre correspondant de Monaco, qui est rédacteur à un petit journal local, nous a téléphoné hier soir qu’on lui opposait, au Casino, un mutisme absolu. Ce correspondant est un brave garçon mais il n’est pas très dégourdi. Il a pris pour argent comptant la consigne de l’administration.

M. Dupont de l’Aube hocha la tête, se gratta le menton :

— Tout ça n’est pas clair, mon cher, et tout cela a besoin d’être éclairci. Il faut envoyer quelqu’un là-bas qui puisse débrouiller cette affaire avec tact, intelligence et discrétion. Il ne s’agit pas de dire du mal par principe de la maison de jeu, il ne s’agit pas non plus de fermer les yeux s’il s’y passe quelque scandale que l’on veuille dissimuler au public dans l’intérêt de la cagnotte.

— Mon cher directeur, conclut M. de Panteloup, vous avez absolument raison, soyons impartiaux et documentés, selon la formule qui nous a toujours si bien réussi.

— Qui allons-nous envoyer, Panteloup ?

— Parbleu, il n’y a pas à hésiter.

Le directeur appuya sur un timbre, passa une fiche au garçon de bureau.

Quelques instants après, par une petite porte dissimulée dans le mur du cabinet directorial, entrait un jeune homme à tournure élégante, à mine éveillée, yeux pétillants, lèvre ombrée d’une légère moustache blonde.

— Mon cher Fandor, dit M. Dupont de l’Aube, dès l’entrée du nouveau venu, je vous annonce une bonne nouvelle.

— Je suis augmenté ? demanda Fandor.

— Pas encore, mais vous partez, chargé d’une mission de confiance.

***

Jérôme Fandor n’était autre que le célèbre journaliste qui depuis quelques années par ses aventures sensationnelles avait intéressé et distrait le public parisien. Le jeune journaliste, mêlé dès le début de sa carrière aux intrigues les plus compliquées, aux aventures à la fois les plus tragiques et les plus extravagantes, s’était fait dans la presse une situation toute personnelle et très particulière. À maintes reprises, pendant des mois entiers, il avait disparu de La Capitale, abandonnant son journal avec la plus parfaite désinvolture dès qu’il s’agissait de se livrer à une enquête policière ou de s’attacher à éclaircir un mystère donné. Lorsqu’il revenait, on l’accueillait toujours comme l’enfant prodigue et à maintes reprises M. Dupont de l’Aube, qui le grondait à chaque retour, pour la forme, ne manquait jamais de lui dire ensuite : « Mon brave Jérôme Fandor, c’est ici pour vous le toit paternel, quoi qu’il arrive, quoi qu’il advienne, vous aurez toujours votre place gardée à La Capitale. »

Et c’était là une promesse qui avait son importance pour Jérôme Fandor, car si le journaliste avait erré de par le monde, avait vu bien des choses, fait bien des métiers, il ne s’était jamais enrichi à son métier de reporter. Bien au contraire, dès qu’il avait des économies il les dilapidait sans compter pour les besoins de la cause et lorsque, par aventure, il ne se passait rien qui fût susceptible d’intéresser son humeur aventureuse, il était fort heureux de trouver à La Capitale, la modeste, mais suffisante mensualité qui lui permettait d’attendre le lendemain.

Ayant entendu M. Dupont de l’Aube, Fandor fit la grimace :

— Une mission de confiance, répéta-t-il, feignant un immense désespoir, c’est bien pour moi… moi qui m’imaginais que j’allais passer l’hiver tranquille, c’est au moins au Pôle Nord ou dans le Centre de l’Afrique que vous m’envoyez. À moins qu’il ne s’agisse de partir dans la machine d’un inventeur qui prétend se rendre de la Terre à la Lune par les voies les plus directes et les moins encombrées ?

— Jérôme Fandor, la mission dont je veux vous charger est de tout repos. L’air de Paris ne vous vaut rien en ce moment, j’en suis convaincu, et vous avez besoin de passer quelques jours à l’endroit le plus charmant qu’il existe en cette saison. Je vous envoie à Monte-Carlo et je vous donne un crédit illimité, à la condition, bien entendu, que vous soyez raisonnable.

— Bien, rétorqua Jérôme Fandor, cela ne m’a pas l’air ennuyeux pour le moment. Que vais-je donc faire à Monte-Carlo ?

— Ce qu’on y fait toujours, Fandor. Vous vous lèverez de bonne heure, vous vous coucherez tard, vous irez au Casino, au théâtre, dans les restaurants à la mode, vous vous ferez de belles relations, vous organiserez des promenades en automobiles, avec des amis, même avec des dames. Vous parlerez de tout et de rien, vous ouvrirez les yeux, vous regarderez autour de vous.

— Parfait, je vois ce dont il s’agit. Il y a comme on dit des « punaises dans la friture » et c’est à propos du coup de téléphone du correspondant que vous voulez que j’aille enquêter. Le numéro sept, l’officier russe, tout cela vous turlupine, n’est-ce pas, monsieur Dupont de l’Aube, et vous désirez un beau papier sensationnel de votre envoyé spécial ? Il y a aussi, je crois, certaine mort subite sur la voie du chemin de fer à propos de laquelle les lecteurs de La Capitaledoivent vouloir des renseignements ?

M. Dupont de l’Aube s’était levé, il prenait son chapeau, son pardessus.

Le populaire sénateur, extrêmement mondain, avait sans doute encore quelque dîner en ville qui l’empêchait de prolonger son séjour au journal. Au surplus il n’avait plus rien à dire à son collaborateur.

Jérôme Fandor, en effet avait très bien compris.

— Naturellement, poursuivit ce dernier en se tournant vers M. de Panteloup, cela signifie encore que je pars par le prochain train ?

M. de Panteloup, qui, depuis quelques instants déjà feuilletait l’indicateur, hocha affirmativement la tête :

— Fandor, disait-il avec enjouement, il n’est que six heures, le rapide de 7 heures 20 m’a l’air tout indiqué…

— Tout indiqué, en effet. J’avais ce soir rendez-vous avec une petite femme dont j’ai par-dessus la tête. Nous allons mettre de la sorte quelques bons kilomètres entre elle et moi.

Fandor, qui n’oubliait pas les choses importantes, fit signer par le secrétaire général un bon qu’il s’empressa de toucher à la caisse, puis le journaliste quitta le journal.

Il n’avait que le temps d’aller boucler sa valise pour attraper son train.

***

Gare de Lyon, vers 7 heures.

C’était, sur le premier quai, le mouvement accoutumé, la bousculade qui précède le départ des grands express et des trains de luxe à destination de la côte d’Azur.

Le journaliste, en maugréant, fendait la foule des voyageurs qui déjà avaient retenu les meilleurs des coins dans les compartiments disponibles :

— Pourvu, grognait Fandor, qu’il reste une place dans un wagon-lit.

Le journaliste n’osait l’espérer car à cette époque de l’année, de février à avril, tous les compartiments de luxe sont retenus.

Mais, par bonheur, le journaliste eut l’agréable surprise d’apprendre qu’une couchette était disponible. Le voyageur qui devait l’occuper manquait au dernier moment :

— Installez-moi bien vite là-dedans, dit Jérôme Fandor, en gratifiant d’un bon pourboire l’employé du wagon.

Mais soudain au moment où il allait inspecter le domicile ambulant qui allait le transporter, en l’espace d’une nuit, du cœur de Paris, maussade, embrumé et pluvieux, sur la côte d’Azur, toute resplendissante de soleil, Jérôme Fandor poussa un cri de surprise :

— Ah, par exemple ! fit-il, cela n’est pas ordinaire, que diable, mon cher, faites-vous par ici ?

Le journaliste venait d’adresser ces paroles à un homme d’une quarantaine d’années environ, aux yeux clairs, à la face rasée, aux cheveux argentés sur les tempes. L’interlocuteur de Jérôme Fandor faisait à ce moment les cent pas sur le quai, la tête penchée en avant, les yeux baissés vers le sol, comme plongé dans de profondes réflexions. Il était enveloppé dans une grande pelisse qui faisait ressortir la carrure de ses épaules.

Le personnage ainsi interpellé releva la tête, cependant que Fandor continuait :

— Juve, mon bon Juve, comme je suis heureux de vous rencontrer.

C’était en effet l’inspecteur de la sûreté, le célèbre Juve, que venait de heurter sur le trottoir de la gare de Lyon, le journaliste Jérôme Fandor.

Les deux amis se serrèrent affectueusement les mains.

Il y avait au moins quinze jours que les hasards de l’existence les avaient éloignés l’un de l’autre et quinze jours, c’était beaucoup pour ces hommes qu’unissait depuis si longtemps une sincère, une étroite amitié.

Tous deux, en effet, avaient vécu, ensemble ou séparément, mais toujours l’un pour l’autre, les heures à la fois les plus tragiques, les plus impressionnantes, les plus drôles comme les plus douloureuses, qu’il soit possible de vivre. Ils avaient été mêlés aux aventures les plus fantastiques, ils s’étaient trouvés héros ou victimes des événements les plus inouïs.

Et, en effet, si Jérôme Fandor était universellement connu, eu égard à sa qualité de reporter chargé des enquêtes les plus sensationnelles, Juve, le policier Juve, était le plus célèbre des inspecteurs de la Sûreté.

À maintes reprises, il avait été mêlé aux pires aventures, s’était trouvé dans les situations les plus compliquées, payant perpétuellement de sa personne et risquant sa peau, compromettant au besoin sa réputation, luttant contre tout et contre tous. Juve, seul, ou aidé de son ami Fandor, s’était, depuis plus de dix ans acharné à la poursuite du bandit le plus formidable qui ait défrayé la chronique, – la chronique sanglante, – et alimenté les annales du crime, du bandit qui, perpétuellement, prenait les plus différents aspects pour échapper aux poursuites les plus acharnées : Fantômas.

Or, de même que Fandor, lorsqu’il éprouvait un instant de répit, rentrait à volonté à La Capitale, comme la brebis momentanément égarée au bercail, de même Juve, hautement apprécié de ses chefs, tenu en grande estime par M. Havard, le directeur de la Sûreté, reprenait à son gré du service à la Préfecture lorsqu’il jugeait bon d’achever les congés illimités qu’il s’octroyait parfois sans vergogne, mais toujours afin de combattre Fantômas, son implacable ennemi.

***

— Juve.

— Fandor.

— Eh bien, petit, que fais-tu donc par ici ?

— Vous le voyez, Juve, je monte dans ce train, je débarque demain matin sur la côte d’Azur, je revêts mon smoking dès six heures du soir et je fais pendant une quinzaine une bombe à la fois élégante et ininterrompue.

— Vraiment, s’exclama Juve, tu n’as pas d’autre projet ?

— Si, Juve, j’ai le projet de m’amuser, de manger de bons dîners, de boire des consommations américaines et de faire la cour aux femmes, et de tenter la chance à la roulette. Après quoi je reviendrai. Et vous-même Juve ?

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