La main coupée (Отрезанная рука) - Сувестр Пьер 9 стр.


Juve sourit, énigmatique :

— Eh bien moi, petit, c’est à peu près la même chose, je n’aime pas l’humidité pour mes rhumatismes et comme je n’ai précisément pas de fortes chaussures cet hiver, craignant de m’enrhumer, je m’en vais au soleil, je pars, dans un instant, avec toi, sans doute, pour ce pays de rêve et d’enchantement qu’on appelle Monaco…

— Et qu’allez-vous donc y faire ?

— La sieste l’après-midi, de jolies promenades sur le bord de la mer pour admirer les couchers de soleil ; j’emporte ma pipe pour fumer à l’ombre des palmiers et enfin je pense bien que je trouverai là-bas une bicyclette à louer le matin pour faire un peu de sport avant le déjeuner, ainsi qu’une âme sœur.

— Ouais, et où êtes-vous installé ?

Juve désigna un compartiment dans un sleeping en tête du train et que séparait du reste du convoi le wagon restaurant.

Fandor battit des mains :

— Comme ça se trouve, moi aussi.

Juve poursuivait :

— J’avais un compartiment pour moi seul, mon compagnon de voyage primitif ayant déclaré forfait. Or, j’apprends à l’instant qu’on a fourré un gêneur dans la couchette disponible.

— De mieux en mieux, déclara Fandor, ce gêneur, c’est moi.

— Voilà bien ma veine.

Le policier, toutefois, emboîtait le pas à Fandor qui, lestement, gravit les trois marches permettant d’accéder du trottoir au wagon.

Les deux hommes s’introduisirent dans l’étroit compartiment dont les banquettes, superposées l’une au-dessus de l’autre allaient constituer leurs lits respectifs jusqu’au lendemain matin.

Ils poussèrent la porte, et lorsqu’ils furent seuls, ils se regardèrent dans le blanc des yeux en éclatant de rire.

— Juve.

— Fandor.

— Vous en avez de bonnes, Juve. Jamais vous ne me ferez croire que vous allez à Monaco uniquement pour fumer des pipes, monter à bicyclette et chercher une âme sœur.

— Tu te paies ma tête, Fandor, jamais tu ne me feras admettre que tu pars pour la côte d’Azur uniquement pour revêtir chaque soir ton smoking et faire la noce avec des demoiselles.

Ils se turent. Puis Juve reprit :

— Tu vas là-bas pour l’affaire de la roulette et l’histoire du Russe ?

— Vous allez là-bas, Juve, pour la mort de Norbert du Rand ?

— Parbleu.

— Parbleu.

***

— Juve ? interrogeait Fandor, cependant que les deux hommes, attablés dans le wagon-restaurant, se brûlaient consciencieusement en s’efforçant d’avaler le consommé, Juve, vous qui êtes l’homme de toutes les perspicacités, je suis à peu près certain qu’un détail des plus curieux vous a échappé ce soir. Nous parlions tout à l’heure de l’affaire de la roulette et vous savez comme moi que dans toute cette histoire confuse qui s’est passée à Monaco, il ressort nettement que le « sept » a joué un rôle bizarre.

— Que veux-tu dire ?

— Le sept a gagné.

— Beaucoup gagné ?

— Trop gagné, Juve, poursuivit Fandor, mais là n’est pas la question. Avez-vous remarqué que notre compartiment…

— Porte le numéro sept, n’est-ce pas ?

— Ah, vous le saviez ? De plus nos couchettes sont respectivement les couchettes…

— Sont les couchettes sept et sept bis.

— Juve, grogna Fandor, vous avez décidément juré de me couper tous mes effets, mais j’ai mieux que cela encore à vous offrir. Savez-vous quel est le numéro de notre wagon ?

— Ah, petit, ma foi non, déclara Juve, cette fois je m’avoue vaincu ?

— Eh bien, fit triomphalement Fandor, c’est 3211.

— Et alors ?

— Alors, trois plus deux plus un plus un égale sept.

Juve approuva et au bout d’un moment :

— Fandor, as-tu regardé la carte du wagon-restaurant ? Le dîner coûte sept francs.

À ce moment passa le sommelier.

— Quel vin vais-je servir à ces messieurs ? demanda-t-il.

L’homme ajouta :

— La boisson n’est pas comprise dans le prix du dîner.

Alors, au grand ébahissement du domestique, Juve et Fandor, pris d’un fou rire et décidés à passer gaiement la soirée, s’écrièrent presque ensemble :

— Peu nous importe, à condition que vous nous donniez un vin qui coûte sept francs.

Le sommelier haussa imperceptiblement les épaules, puis les inscrivit d’autorité pour une bouteille de Pommard.

***

Cependant, au fur et à mesure que le dîner s’avançait dans le wagon-restaurant, on sentait naître et se développer une atmosphère de gaieté dans la voiture bondée d’une clientèle élégante.

Juve et Fandor n’avaient pas tardé à remarquer deux couples.

Fandor, fort au courant de la vie parisienne, avait immédiatement reconnu les deux jeunes femmes. Il renseignait Juve.

— La petite brune, si mince et si maigre qu’on dirait une fillette de quatorze ans, ou encore un chat de gouttière, est une demi-mondaine assez connue, célèbre par son sans-gêne, son caractère gavroche. Du temps où je fréquentais Maxim’s, ce qui m’est arrivé trois fois dans ma vie, on l’appelait la petite Louppe. Je suppose qu’elle doit porter aujourd’hui un nom plus distingué, d’autant qu’elle a l’air de voyager avec un monsieur chic.

— Tu le connais, ce monsieur chic ? interrogea Juve.

— Pas le moins du monde, fit Fandor, mais je vois à votre air, Juve, que vous allez dans un instant me réciter par cœur son casier judiciaire.

— Ce sera facile, dit Juve, il n’en a pas. C’est un brave homme, un député du Centre : M. Laurans, fort connu au Parlement, très « dans les eaux du jour », et appelé prochainement à devenir ministre.

— Vous me présenterez, Juve, s’écria Fandor, je le taperai d’un bureau de tabac. C’est égal, continuait le journaliste, il est assez piquant de voir cet homme d’un âge mûr, à l’apparence austère, avec ce petit voyou de femme.

— Et l’autre ? interrompit Juve, la blonde au teint brique, la connais-tu ?

— Parbleu, poursuivit Fandor, mais c’est l’Anglaise de Montmartre, la célèbre Anglaise de la place Pigalle, régulièrement ivre morte à trois heures du matin. C’est Daisy Kissmi. Vous n’avez jamais entendu parler d’elle ?

Le compagnon de l’Anglaise lui, était un homme très brun, à la moustache cirée, à la chevelure trop pommadée, à la barbe trop bien faite, aux ongles trop polis, à la tenue trop élégante et qui, malgré tout, n’était pas distingué.

« Quel peut être cet individu ? se demandait Juve. Il allait prendre l’avis de Fandor, mais celui-ci ne l’écoutait plus.

Le journaliste avait entamé une conversation en signaux avec la compagne du député. La petite femme noire avait reconnu Fandor et par une mimique expressive elle s’efforçait de lui faire entendre qu’ils se retrouveraient tout à l’heure, dès qu’elle aurait pu se débarrasser de son protecteur.

Louppe, de temps à autre, pour bien manifester ses sentiments, promenait ostensiblement le revers de sa main sur sa joue mince, ce que Fandor traduisait dans son bon argot parisien par :

— » La barbe ». Cette pauvre Louppe est terriblement rasée par son bonhomme.

Le dîner s’acheva.

De rigoristes bourgeoises avaient quitté le wagon-restaurant sitôt la dernière bouchée avalée, estimant peu convenable de rester à traîner dans un wagon, où les hommes, avec l’assentiment de quelques dames, commençaient à fumer en buvant des liqueurs.

Mais Juve et Fandor s’aperçurent à ce moment que la petite Louppe insistait d’une façon pressante auprès du député.

Laurans écoutait son amie avec beaucoup de docilité. Il hocha la tête, il approuva.

Au bout de quelques instants, Louppe avait évidemment obtenu satisfaction, car son visage s’éclairait d’un large sourire, ses yeux s’illuminaient. Le député, en effet, après avoir soldé l’addition, se levait, solennel et, traversant le wagon, regagnait son compartiment, cependant que Louppe allait s’asseoir auprès de Daisy Kissmi.

Mais le député avait à peine disparu que Louppe, pirouettant sur ses talons et titubant d’une table à l’autre, tout en grommelant contre les secousses du train, quittait Daisy Kissmi et bondissait vers Fandor :

— Chouette, dit-elle, en posant ses deux mains sur les épaules du journaliste, j’ai fini par décider mon vieux à se débiner. Tel que je le connais, dans dix minutes il va roupiller comme une souche. Mon petit Fandor, je suis bien contente de te revoir. Qu’est-ce que tu paies ? Dis donc, il a l’air de rigoler ton copain ? faudrait pas qu’il s’envoie ma poire ?

Juve protesta doucement qu’il n’avait nullement l’intention de se moquer de la nouvelle venue.

Mais celle-ci ne songeait déjà plus à la question qu’elle venait de poser. Elle s’était installée délibérément sur la table occupée par Juve et Fandor.

Elle appela le garçon :

— Amène-toi ballot ! il faut me refiler une fine, et de la bonne, j’en ai assez de boire de l’eau sucrée, pour faire croire au père Laurans que je n’ai pas de vices. Vas-y donc d’une fine et surtout pas de whisky, comme en prend Daisy Kissmi.

« Zieute-moi l’Anglaise, poursuivit Louppe en se penchant à l’oreille de Fandor, qu’est-ce qu’elle est en train de se passer encore. J’parie cinq louis, contre un sou qu’elle sera mûre d’ici une heure. Au fait Fandor tu ne m’as pas encore présenté ton copain ?

Fandor, au hasard présenta Juve :

— Monsieur Dubois.

Mais l’Anglaise, entre deux verres de whisky, voulait, elle aussi, faire la connaissance des voyageurs amis de Louppe.

Il semblait bien du reste qu’elle connaissait Fandor, de vue tout au moins. C’était une raison suffisante pour venir boire à sa table.

Daisy Kissmi s’installa et plus rigoriste que son amie, elle voulut aussitôt qu’on lui présentât le compagnon de Fandor :

— Monsieur Duval, fit celui-ci gravement, en désignant Juve :

Louppe s’esclaffa :

— Non, mais vous êtes rien farces tous les deux. Surtout toi, poursuivait-elle en désignant Juve interloqué par cette familiarité, il n’y a pas trois minutes, tu t’appelais Dubois. Voilà maintenant que tu t’appelles Duval. À quand Durand ?

— Du Rand proféra l’Anglaise, avec un léger hoquet, aoh, il ne faut pas parler de loui, puisque cette pauvre Du Rand, il est morte.

Ce rappel à la réalité jeta un froid dans l’assistance. Juve et Fandor se souvenaient, en effet, qu’ils roulaient à cent vingt à l’heure vers les lieux du crime.

Mais ces femmes insoucieuses avaient déjà oublié. L’Anglaise, avec un entêtement d’ivrognesse, deux ou trois fois proposa de présenter à ses amis son compagnon : un Italien très bien, disait-elle, le signor Mario Isolino. C’était un grand seigneur, qui malheureusement aimait trop les cartes, ce qui l’avait perdu. Après avoir possédé une fortune immense, il était en train de la reconstituer désormais par son travail et son adresse.

Tandis que Daisy Kissmi allait chercher par la main l’Italien qui, de loin multipliait les sourires et se confondait en petites salutations, Louppe, pendant ce temps, expliquait, brutalement en deux mots à Juve et à Fandor la profession du signor Isolino :

— Un grec, un tricheur, quoi, il fait le bonneteau.

Il était minuit environ, Daisy Kissmi allait être ivre morte bientôt, Louppe, ayant en vain essayé de séduire Juve, puis Fandor, et n’ayant pas réussi, s’était rabattue en fin de compte sur Isolino.

Le journaliste et le policier regagnèrent leurs couchettes laissant les deux demi-mondaines en tête à tête avec l’Italien.

***

Le train roulait, le train roulait.

Juve et Fandor dormaient encore lorsque les premiers rayons d’une aube pâle apparurent timidement sous les rideaux.

Soudain, réveil en sursaut.

Une secousse violente, un arrêt brusque venait de les jeter, pour ainsi dire, à bas de leurs lits et Fandor qui se trouvait dans celui du dessus, dégringolant sur Juve, se meurtrit les genoux contre les parois du wagon et jura comme un templier, tout en épongeant machinalement les gouttelettes de sang qui perlaient à la peau de ses rotules.

Aucun bruit.

Fandor leva le store.

Malgré la buée humide du matin, en dépit de la brume épaisse, ils se rendirent compte que le train n’était pas arrêté dans une gare, mais en rase campagne.

Au silence du début succédèrent quelques pas d’hommes pressés dont les souliers crissèrent sur le gravier. La locomotive poussa deux coups de sifflets. Sur ce, on entendit des éclats de voix, des exclamations, des discussions.

— Il y a quelque chose, murmura Juve, si on allait voir ?

Comme ils longeaient le convoi, Juve fit une remarque :

— Fandor, dit-il, regarde les rails sur lesquels se trouve notre train.

— Eh bien ?

— Ces rails sont rouillés.

— Alors, que concluez-vous ? reprit le journaliste.

— J’en conclus que nous ne sommes pas sur la grande ligne, car sur la grande ligne il passe de nombreux trains et les rails y sont polis comme des miroirs. Nous sommes évidemment sur une voie de garage, mais pourquoi ?

— Pourquoi ? c’est ce que nous allons savoir en le demandant à ces messieurs, les employés.

Le policier et le journaliste, en arrivant dans le groupe du personnel, trouvèrent des gens complètement affolés.

Soudain le train avait été orienté vers la gauche et s’engageait sur une voie que le mécanicien ne reconnaissait pas. Ignorant ce qui se passait, il avait bloqué aussitôt ses freins et il n’avait pas eu tort : à cent mètres, la voie s’achevait par un butoir.

— Voilà bien notre veine, souffla Fandor à l’oreille de Juve.

Mais où sommes-nous ?

— À douze kilomètres après Arles, répondit un employé, il y a, à quinze cents mètres d’ici, je crois bien, une petite gare.

Tandis que les employés continuaient à commenter l’incident et que le chef de train courait au prochain disque pour s’efforcer de voir le signal, Juve tira Fandor en arrière.

Toujours doctoral et précis, le policier déclarait :

— Nous sommes sur une voie où nous ne devrions pas nous trouver. Pourquoi, Fandor ? Tu n’en sais peut-être rien, mais moi je m’en vais te le dire : c’est parce que notre train a été aiguillé dans une fausse direction.

— Bravo, reconnut Fandor, en feignant l’enthousiasme. C’est une découverte sensationnelle que vous venez de faire là. Jamais, Juve, vous n’avez été aussi perspicace et M. de La Palisse lui-même n’aurait pas mieux trouvé.

Mais Juve poursuivait :

— Quand on veut connaître l’origine d’un fleuve, il faut remonter à sa source, lorsqu’on veut comprendre une histoire, il faut en connaître le commencement. Viens avec moi, petit, nous allons examiner l’embranchement de cette voie de garage.

Comme ils passaient devant le wagon occupé par le député Laurans, la tête de Louppe apparut dans l’entrebâillement de la vitre :

— C’est-y qu’on est chaviré ? demanda-t-elle. Le député m’est tombé sur la tête, tout à l’heure, pendant que je roupillais. Pensez si je l’ai reçu. Il dort tout de même, mais je n’ai plus sommeil. Où c’est-y que vous allez comme ça tous les deux ?

— Prendre l’air.

— Cavalez donc pas si vite. Je viens avec vous, j’en ai ma claque, de ce wagon, il fait trop chaud, il faut que je prenne l’air aussi.

Deux secondes plus tard, Louppe, sommairement vêtue, la chevelure ébouriffée maintenue sur sa tête par une écharpe, sautait sur le ballast, manquait d’ailleurs de dégringoler et tombait dans les bras de Juve, ce qui l’empêcha de rouler.

— Eh bien, mon vieux Dubois, s’écria-t-elle, tu peux dire que tu m’as sauvé la vie. Mais c’est égal, il y en a plus d’un qui voudrait recevoir comme ça la nommée Louppe dans les bras, sur le coup de six heures du matin.

Depuis longtemps, Juve avait dépassé l’extrémité du train et voici qu’il atteignait la bifurcation.

Aucun poste d’aiguilleur ne se trouvait à proximité, on voyait simplement, à cinq cents mètres de là, les abords d’une petite gare, si bien endormie que nul encore ne s’était aperçu de l’arrêt du rapide demeuré en détresse sur la voie de garage. Comment se faisait-il que ce train eût été aiguillé de la sorte, hors de son parcours normal ?

Назад Дальше