— Dépêchez-vous, madame, dit le fossoyeur qui s’était écarté.
La grande dame s’était jetée à genoux près de la bière ouverte, et avant que le fossoyeur ne fût revenu de sa surprise, elle avait renversé le contenu d’une fiole dissimulée dans le creux de sa main, sur les lèvres du mort.
Le fossoyeur avait poussé un cri d’épouvante :
— Ah ! madame… que voulez-vous donc faire ?
Mais l’émotion, le cloua sur place, ému, hébété, évanoui, on ne savait pas.
Quelques secondes après, le mort revenait à la vie. Ses paupières remuaient, ses bras eurent quelques contractions. L’homme enfin se redressa.
Ses lèvres s’agitèrent, il parla :
— Lady Beltham, murmura-t-il, merci, je vous attendais.
Lady Beltham, car c’était elle, en effet qui avait assumé la redoutable tâche de venir ouvrir le cercueil de Tom Bob, eut un mouvement d’angoisse :
— Vous étiez donc réveillé ? fit-elle.
— Depuis une heure, répliqua le ressuscité, je vous entendais, mais je ne pouvais faire le moindre mouvement. Si mon esprit vivait, mon corps était encore plongé dans la catalepsie.
— Tom Bob, implora lady Beltham, partons… fuyons.
L’homme sur la bière duquel on avait écrit le nom célèbre de « Tom Bob » se leva lentement. Mais il avisa le fossoyeur évanoui.
— Celui-là, qu’est-ce qu’il fait ?
Lady Beltham expliqua le précieux concours que lui avait prêté le fossoyeur, elle insista sur le malheur irréparable qui aurait résulté de son refus de coopérer.
Tom Bob, cependant, qui sentait peu à peu renaître en lui son irréductible vigueur, son admirable robustesse, demeurait songeur, les sourcils froncés.
— Ce fossoyeur, articula-t-il enfin, lentement, est un témoin… fâcheux.
— Grâce pour lui, Tom Bob, dit lady Beltham.
Mais Tom Bob ne l’écoutait pas. Déjà il se penchait sur le corps inerte du fossoyeur. La commotion avait été violente, l’homme ne reprenait toujours pas connaissance. Tom Bob eut un sourire affreux, en considérant celui qui allait être sa victime. Ses mains musclées et vigoureuses se nouèrent autour du cou du fossoyeur, puis ses doigts serrèrent longuement, cependant que le pouce comprimait avec énergie les carotides et la trachée-artère. Le malheureux n’eut pas un mouvement de révolte, ne fit pas un geste.
À peine entendit-on un léger râle s’échapper de sa gorge, puis sa tête retomba en arrière, cependant que ses lèvres devenaient toutes blanches et que ses yeux se révulsaient.
Lady Beltham, épouvantée, s’était laissée tomber sur les dalles de pierre qui constituaient le sol du caveau.
De ses yeux fixes, agrandis par l’épouvante, désormais, elle regardait faire Tom Bob.
Tom Bob avait soulevé le cadavre du fossoyeur, sa force herculéenne lui était entièrement revenu, et Tom Bob prenait le mort à pleins bras, l’emportait pour le déposer ensuite dans le cercueil, dont lui-même venait de sortir quelques instants auparavant.
Tom Bob, cet acte horrible accompli, revissa le couvercle sur la bière avec une hâte fébrile, et quelques minutes plus tard, l’ordre était rétabli dans la crypte.
Dans les cercueils, rangés les uns contre les autres, il n’y avait plus désormais que des morts… que de véritables morts.
***
La nuit n’était pas encore achevée que Tom Bob et lady Beltham se retrouvaient dans une petite maison isolée de la banlieue de Londres.
Cependant, lady Beltham luttait encore pour réagir contre l’émotion qui l’avait torturée.
Tom Bob, lui, fit une toilette minutieuse, puis s’apprêta à partir.
— Tom Bob, dit lady Beltham, vous me quittez, vous m’abandonnez, moi qui vous ai sauvé ?
— Je vous ai sauvée aussi, répliqua Tom Bob, et je vous sauverai encore, mais un homme, même un homme comme moi, n’a qu’une parole. J’ai juré, je vais tenir mon serment.
Lady Beltham épouvantée, car sans doute elle comprenait la décision du mystérieux personnage qu’elle venait d’arracher à la mort la plus affreuse, interrogeait douloureusement :
— Mais que comptez-vous faire ?
— Voir Juve, déclara Tom Bob, voir Juve auquel j’ai promis de rendre Fandor, Juve à qui j’ai donné rendez-vous trois jours après mon enterrement.
Lady Beltham avait une exclamation de surprise :
— Vous rendrez Fandor à Juve, dit-elle, savez-vous donc où il se trouve ?
Gravement, Tom Bob affirma :
— Je sais où se trouve Fandor, madame, et je le rendrai à Juve, car en rendant Fandor j’obtiendrai de mes adversaires le répit dont j’ai besoin pour accomplir l’œuvre que je médite depuis quinze ans.
— Tom Bob, s’écria encore lady Beltham, est-ce possible ? c’était donc vrai ?
— C’était la vérité, madame… et, quoi qu’il arrive, n’oubliez jamais que l’amour le plus puissant est…
— Est ?
— L’amour paternel.
Tom Bob, qui venait d’échapper si miraculeusement à une mort horrible, n’était pas seulement le plus célèbre des détectives anglais, membre du Conseil des Cinq. C’était encore et surtout, Fantômas.
Fantômas dont les dernières paroles à son vieil adversaire, avaient été :
— Juve… à dans trois jours.
***
Juve, après avoir compté les jours, comptait les heures. Le soir venait. Avec la nuit toute proche, allait s’achever la troisième journée, allait se terminer le délai fixé par Fantômas. Juve reverrait-il le bandit ?
Certes, sa décision était prise : si Fantômas ne revenait pas, Juve, le soir même, serait au cimetière, il aurait vu le chef de la police anglaise et lui aurait tout raconté. Il ferait ouvrir le cercueil.
Mais Juve ne voulait rien dire, Juve ne voulait pas agir avant l’expiration du délai.
Il était environ sept heures. À huit heures, l’inspecteur de la Sûreté reprendrait sa liberté d’action.
Juve, dans la petite chambre qu’il occupait dans un hôtel du centre de Londres, en proie à une vive émotion, allait et venait, incapable de tenir en place.
Soudain il tressaillit.
Un coup discret venait d’être frappé a la porte.
- Entrez, fit Juve, d’une voix étranglée par l’émotion.
La porte s’ouvrit.
Fantômas apparut…
8 – LES PREMIÈRES CARTOUCHES
— Ma chère Winie, affirmait Teddy, vous avez absolument tort de vous désoler. D’abord, se faire du mauvais sang n’a jamais servi à rien, et, ensuite, vous verrez que tout s’arrangera… Tout s’arrange, d’ailleurs.
— Ah ! Teddy, on voit bien que vous n’êtes pas à ma place, vous ne comprenez pas toute l’horreur de la situation.
— Mais rien n’est définitif, Winie, voyons…
— Si, Teddy. Comment voulez-vous que son innocence éclate jamais ?
— Le jour où l’on découvrira le voleur…
— Est-ce qu’on le découvrira jamais ?
— Si, si, le voleur d’une somme pareille, Winie, doit fatalement commettre une imprudence, faire des dépenses exagérées, jouer aux cartes, attirer l’attention.
Winie, tristement, secoua la tête.
— Non, déclara-t-elle, vous vous trompez, ce misérable argent a été trop adroitement subtilisé, pour qu’il ne soit pas absolument certain que le coupable est un habile homme. Il sait maintenant, à coup sûr, que le lieutenant Wilson Drag passe pour coupable, il aura bien soin de ne rien faire qui puisse attirer les soupçons sur lui. Wilson Drag est bel et bien perdu…
— Perdu, mais non.
— Que voulez-vous qu’il fasse maintenant ? Si ses collègues, si ses chefs apprennent jamais pareille aventure, voyez le scandale, voyez le déshonneur qui rejaillit sur lui…
— Votre père ne dira rien, Winie…
— Papa, non, sans doute. Il ne voudrait pas avoir une pareille responsabilité, mais Jupiter parlera. Vous pensez bien…
Teddy ne répondit pas.
Ils se trouvaient dans la vaste pièce, formant salon, qui occupait presque tout le rez-de-chaussée de Diamond House.
Par les fenêtres, on apercevait les montagnes sauvages, encerclant de toutes parts la maison, et la nuit close, à peine éclairée par une lune indécise, prêtait des aspects fantastiques aux arbres torturés par le vent.
Teddy était arrivé vers les neuf heures, à cheval, suivant son habitude. Il revenait d’une longue course, et n’ayant plus le temps de regagner pour le dîner sa demeure, il s’était arrêté à Diamond House pour solliciter des hospitaliers propriétaires, le traditionnel morceau de « blitong » qui, dans toute l’Afrique du Sud constitue le repas obligatoire des cavaliers et des chasseurs.
Teddy avait trouvé Diamond House presque désert. L’usine, voisine de la maison d’habitation, avait déjà renvoyé ses ouvriers, et dans les bâtiments sombres, les machines avaient arrêté leur va-et-vient.
Hans Elders lui-même n’était pas là. À son habitude, il était parti de bonne heure pour gagner Durban, pour faire à son cercle sa partie de baccara. Déjà les domestiques étaient remontés se coucher, seule Winie rêvait à l’une des fenêtres du salon.
C’était la jeune fille qui s’était avancée à la rencontre de Teddy, c’était elle qui, avec sa familiarité libre, cette cordialité simple qui règne dans tout le Natal, avait improvisé au jeune homme un frugal souper, très heureuse de sa venue, d’ailleurs, qui lui donnait l’occasion d’une causerie confiante, qui lui permettait de décharger dans une oreille amie le poids de son chagrin.
Pour Teddy, tandis qu’il prodiguait à Winie les mots les plus consolants, les assurances les plus douces, dans l’espoir de calmer son chagrin, il semblait à la vérité fort peu convaincu de ce qu’il disait…
Ce qui faisait que Teddy était sombre, c’est que, pensait-il, même si l’innocence de Wilson Drag éclatait – et elle éclaterait – un mariage n’en serait pas moins fort difficile entre Winie et Wilson Drag.
Wilson Drag, en effet, n’apprendrait-il pas un jour ou l’autre, et cela par le fait même de Teddy, la nature véritable de Hans Elders ?
Et Winie n’était-elle pas, de la sorte, vouée aux pires malheurs ?
Or, comme Winie silencieusement pleurait, comme Teddy, à bout d’arguments, demeurait embarrassé, peiné du chagrin de Winie, mais ne sachant plus trop que dire, voici qu’au même instant les deux jeunes gens tressaillirent :
— Avez-vous vu ? haleta Winie.
— Oui, il m’a semblé…
Teddy déjà s’était levé, il courait à la fenêtre.
— Hello ! qui va là ?
La voix du jeune homme résonna, vibrante et chaude dans le silence calme du soir. Nulle réponse. Teddy répéta :
— Hello, qui va là ? Que veut-on ?
Nulle réponse encore.
Et comme Winie l’avait rejoint et se tenait très pâle, à ses côtés, Teddy, persuadé qu’ils avaient été victimes d’une illusion, déclara :
— Nous avons dû nous tromper, il n’y a personne…
Mais Winie, elle, était certaine du contraire :
— Non ! non ! fit-elle, je suis sûre de ce que j’ai vu, il y avait quelqu’un qui collait son visage à la fenêtre, qui nous épiait.
— Qui ?
Teddy haussa les épaules tranquillement.
— Qui ? Winie, reprit-il. Mais c’est peut-être votre père, tout simplement qui rentre et qui, voyant de la lumière ici, a regardé en passant… Nous allons l’entendre ouvrir la porte et…
— Non, dit Winie, si c’était papa, il aurait répondu à nos appels.
— Eh bien, c’est un domestique attardé, qui craignait une réprimande.
— Il ne serait pas rentré à Diamond House par cette porte, Teddy.
— Alors, c’est un passant qui a été intrigué par votre maison. On s’attend si peu, au sortir du vallon sauvage qu’il y a à cinquante mètres d’ici, à trouver une demeure, qu’il est assez naturel…
Et soudain, Winie sursauta de nouveau :
— Là ! là ! fit-elle, voyez…
Teddy, de ses yeux perçants, de ses yeux de chasseur, habitués à saisir les moindres détails, à découvrir, même au plus fort de la nuit, les plus petits aspects d’un paysage, avait, lui aussi, tout comme Winie, aperçu l’ombre dans le bout du jardin.
— Oui ! avoua-t-il cette fois.
Et, rapidement, rabattant les volets de fer qui clôturaient la fenêtre et mettaient la pièce à l’abri de toute attaque, il ajouta :
— J’en aurai le cœur net, parbleu. Restez ici, Winie, je vais aller fouiller le jardin.
Mais Teddy n’avait point traversé le salon que Winie, effrayée, s’agrippait à lui :
— Oh non ! criait la jeune fille, pour l’amour de Dieu, n’y allez pas.
— Et pourquoi ?
— J’ai peur pour vous…
— Allons donc.
— C’est sans doute un malfaiteur, un bandit, on a signalé des convicts dans les environs. N’y allez pas, Teddy.
Mais du moment qu’il s’agissait d’un danger à courir, pas moyen de retenir Teddy.
Outre qu’il était naturellement brave, sa vanité de jeune homme n’eût pas admis de reculer.
Il repoussa Winie doucement :
— Vous êtes folle, dit-il. Si par hasard c’était un malfaiteur, ce serait une raison de plus pour aller le chercher. D’ailleurs, un homme en vaut un autre.
— Je vous en supplie, s’écria Winie, j’ai peur, terriblement peur.
Et comme Teddy, sans l’écouter, ouvrait la porte du salon, la jeune fille, comprenant qu’elle n’allait pouvoir le retenir, demanda :
— Vous êtes armé, au moins ? Vous avez vos revolvers ?
Machinalement, Teddy porta la main à sa ceinture où, d’habitude, pendait toujours l’un des Colt qui était ses compagnons habituels.
— Non, dit-il, ils sont restés dans les fontes de ma selle. Peu importe. Ne vous inquiétez pas.
Winie, de plus en plus tremblante, venait encore de tressaillir. Prêtant l’oreille, elle avait entendu dans le jardin un bruit de pas. Si c’était vraiment une bande de malfaiteurs qui cernait la maison…
— Ah, je ne veux pas vous laisser partir, répéta-t-elle, restez, Teddy…
Le jeune homme la repoussa.
— Laissez-moi donc…
— Alors, armez-vous. Tenez, là, dans le cabinet de mon père, vous trouverez son fusil et des cartouches dans la petite armoire vitrée, contre le mur…
Teddy gagna le bureau de travail de Hans Elders, pas fâché, en somme, d’aller y prendre une arme.
Le fusil était au râtelier.
Teddy le prit et, d’un geste machinal, il fit basculer la clef du pontet, vérifia le chargement…
— Il n’y a qu’une cartouche. Bien.
Le jeune homme bondit à la petite armoire où Winie lui avait dit qu’il trouverait des munitions.
Sur les rayons de l’étagère, des cartouches, en effet. Teddy en prit une poignée – des cartouches bleues, analogues à celles dont il se servait lui-même – il les fourra dans sa poche.
Mais, en même temps qu’il glissait dans le magasin de son arme l’une des douilles, voilà que de la petite armoire vitrée tombait, ébranlée par son geste, toute une pile d’autres cartouches, des cartouches liées ensemble, et de couleur rose…
Or, du paquet de cartouches roses, une cartouche s’était séparée… Cette cartouche, tombée sur le culot, avait détoné, mais elle n’avait pas éclaté. À peine l’enveloppe de carton était-elle fendillée… Teddy qui, voyant basculer le paquet de cartouches, s’était attendu à une assez forte explosion, en demeura saisi.
Machinalement, il ramassa l’unique cartouche dont la capsule venait de détoner, il la mit dans sa poche, songeant :
— Eh bien, si les douilles que je viens de prendre ne sont pas de meilleure qualité, mon fusil ne va pas me servir à grand-chose.
Il se précipita vers la porte-fenêtre du cabinet de travail, l’ouvrit, courut dans le jardin, son fusil sous le bras :
— Hello ! cria-t-il encore, ayant l’impression que quelqu’un venait de débusquer d’un fourré et de s’enfuir devant lui.
Nul ne répondit. Teddy hâta sa course.
— Dommage, pensa-t-il, que la nuit soit si sombre. Il y a certainement quelqu’un dans ce jardin, mais où ?
Il fallait d’ailleurs au jeune homme un beau courage pour continuer ainsi sa course. Lui ne voyait personne, mais sans doute « on » le voyait, car son ombre devait se détacher, en silhouette, sur les fenêtres éclairées du cabinet de travail de Hans Elders.
Teddy, immobile, l’arme à l’épaule, prêt à faire feu, écouta un instant, puis brusquement pivota sur ses talons, visa un quart de seconde, tira.