— Avez-vous fini, cette fois ? demanda-t-elle, lorsque le journaliste et le photographe eurent établi un courant d’air pour chasser l’impalpable et âcre poussière qui prenait tout le monde à la gorge.
Les journalistes enfin se retiraient et, comme Caroline était venue sur le pas de la porte s’assurer de leur départ, Mirat gagna ses bonnes grâces en lui glissant quarante sous dans la main.
Eugénie Drapier rejoignait alors son mari :
— Il est impossible, expliqua-t-elle, de dîner dans la salle à manger, ce magnésium est une infection !
Léon Drapier haussa les épaules.
— Ils abusent !… Vraiment, ils abusent, ces journalistes !… Et cependant, on ne peut pas les envoyer promener, sans quoi ils imprimeraient des horreurs sur notre compte !…
En attendant que le dîner fut prêt, chacun des deux époux se replongeait dans sa lecture.
Léon Drapier étudiait un dossier, un important rapport qu’un inspecteur des finances avait fait sur la frappe des monnaies.
M me Drapier, à qui Caroline venait d’apporter les journaux du soir, jetait un rapide coup d’œil sur les feuilles qui venaient de paraître.
À peine avait-elle déployé l’une d’elles, qu’elle poussa un petit cri de surprise.
— Encore un drame ! fit-elle. Une demi-mondaine qui s’est donné la mort, dit le journal. Oh suppose d’autre part qu’il s’agit peut-être d’un crime, en tout cas, ce serait une affaire mystérieuse…
Léon Drapier écoutait sa femme d’une oreille distraite.
— Ah ! ah ! fit-il, de qui s’agit-il donc ?
M me Drapier lisait :
— C’est une certaine fille Poucke, que l’on a trouvée étendue agonisante dans son appartement, un revolver à côté d’elle.
Léon Drapier ferma son rapport et, se tournant vers sa femme :
— Que dis-tu ?
M me Drapier répétait :
— Une certaine fille Poucke, attends donc… voici son nom, dans la galanterie, elle se faisait appeler Paulette de Valmondois.
— Ah ! nom de Dieu !
C’était Léon Drapier qui venait de proférer ce juron ; tout d’un coup, il devint livide.
— Qu’est-ce que tu as ? fit sa femme.
— Rien ! mais je ne me sens pas bien. N’as-tu pas quelque chose à me faire boire… un cordial quelconque… de l’eau de mélisse ?
— Mais si, mais si ! s’écria M me Drapier, qui quittait aussitôt le petit salon pour courir à son cabinet de toilette où, dans un placard, elle avait une petite pharmacie.
Léon Drapier profitait de ces instants de solitude pour se précipiter sur le journal et lire avidement les détails du drame dont venait de lui parler sa femme.
Depuis deux heures qu’il avait quitté sa maîtresse, depuis deux heures qu’il avait laissé Paulette de Valmondois agonisante dans sa chambre, rue Blanche, Léon Drapier ne vivait littéralement plus.
Il s’attendait à ce que le drame fût découvert d’un moment à l’autre, or voici que, désormais, le scandale éclatait !
Que disait-on à ce sujet ?
C’est ce qu’il importait de savoir au plus tôt.
Et si d’abord Léon Drapier ne s’était pas ému en entendant parler de la fille Poucke, c’est qu’il ignorait que tel était le nom véritable de sa maîtresse.
Léon Drapier poussait un profond soupir de satisfaction. Égoïstement, il se rassérénait.
— Mon nom n’est pas prononcé, fit-il à voix basse. Mon Dieu ! mon Dieu ! que ma femme ne sache jamais… et surtout que ma tante ignore !…
Léon Drapier apprenait en effet que la police, convoquée par la concierge, laquelle avait été mise au courant du drame par la petite bonne normande, était accourue aussitôt, et qu’on avait transporté cette infortunée Paulette de Valmondois à l’hôpital de Lariboisière.
Son état était grave. Les médecins avaient constaté, au premier examen, que la balle avait touché un poumon et était ressortie juste au-dessous de l’omoplate. On ne savait pas si l’on sauverait la malheureuse…
Léon Drapier, au surplus, ne s’apitoyait pas.
Tout sentiment était anéanti chez lui par le seul fait de la peur qu’il avait que sa femme connût ses relations avec la demi-mondaine de la rue Blanche. Jusqu’à présent, il avait pu dissimuler, il espérait, malgré tout, qu’il pourrait continuer à en être de même.
M me Drapier entra. Elle fit boire à son mari quelques gouttes d’eau de mélisse qu’elle lui apportait, mêlée à de l’eau minérale.
Il n’éprouvait aucunement la sensation qu’il allait s’évanouir. Néanmoins, Léon Drapier absorba la boisson qu’on lui présentait.
Il prit un air indifférent pour déclarer à sa femme :
— Cette histoire que tu viens de me lire, dont on parle dans le journal, n’a aucun intérêt, aucune importance. C’est une de ces pauvres filles qui s’est donné la mort, souhaitons que les journalistes n’aillent pas amplifier cette affaire et soulever un scandale à ce propos !…
— Ma foi, déclara M me Drapier, je souhaiterais plutôt le contraire ! Un clou chasse l’autre ! Et si les journalistes pouvaient s’occuper de cette demoiselle et nous laisser tranquilles, j’en serais, pour ma part, fort heureuse !… Oui, concluait-elle, plus cette affaire-là grossira, et plus nous aurons la paix… Ce M. Mirat me l’a bien expliqué, les affaires, quelles qu’elles soient, n’ont que l’importance que leur donnent les journalistes. On étouffe un incident, un drame, comme on les grossit à volonté !
— Eh bien ! pensait en lui-même Léon Drapier, on ferait bien de l’étouffer, cette histoire-là !…
Mais ce n’était pas l’avis de sa femme, et Drapier ne pouvait dire à cette dernière les raisons qu’il avait pour désirer que le suicide de Paulette de Valmondois passât inaperçu.
Les deux époux, au surplus, apprenaient à ce moment-là, par Caroline, que le dîner était prêt, et dès lors ils se mettaient à table.
Le couple Drapier bavardait peu en temps ordinaire. Depuis la singulière aventure, depuis le drame à l’issue duquel on avait découvert le cadavre de Firmain, ils échangeaient encore moins de propos.
Léon Drapier ne tenait pas à donner à sa femme des détails sur cette affaire, craignant d’être obligé de lui avouer qu’il avait découché toute la nuit du crime. Quant à M me Drapier, elle conservait au fond de son cœur cette émotion très troublante, la certitude que son mari avait menti à la justice en affirmant qu’il était là, dans sa chambre, à l’heure où, vraisemblablement, Firmain avait été tué, alors qu’en fait M me Drapier savait que son mari n’était pas là.
Lorsqu’ils eurent achevé de dîner, les deux époux ne tardèrent pas à aller se coucher.
Il était à peine huit heures un quart du matin, quelqu’un parlementait à la porte de l’appartement avec Caroline, la cuisinière, qui était restée seule domestique pour le moment chez les Drapier. On n’avait pas encore remplacé le valet de chambre ; quant à la femme de chambre, elle était toujours souffrante.
Au surplus, Caroline n’avait pas grand-chose à faire, d’autant que la tante Denise, douloureusement impressionnée par ce qui s’était passée, était brusquement repartie pour Poitiers, ce qui laissait fort ennuyé Léon Drapier, qui redoutait de perdre l’héritage.
Un homme, dans l’antichambre, sollicitait d’être introduit auprès de M. Drapier.
— Je vous dis, fit Caroline maussade, que monsieur est parti pour son bureau !
Mais l’homme secouait la tête et, esquissant un sourire qui signifiait qu’il en savait long, il rectifia :
— M. Drapier n’est pas parti ! M. Drapier ne partira que tout à l’heure et même arrivera très en retard à son bureau ce matin !
— Ah ! vraiment ! fit Caroline, vous êtes mieux renseigné que personne, vous !
— C’est peut-être mon métier, répliqua l’individu.
Caroline le considéra. Elle avait en face d’elle un homme bien constitué, robuste, assez élégant de tournure ; il pouvait avoir quarante à quarante-cinq ans environ, il portait une épaisse moustache, il était mis avec recherche.
— Encore un journaliste ! pensa-t-elle.
Elle demanda la carte de visite de l’interlocuteur.
Celui-ci tendit un bristol sur lequel Caroline lut ce simple nom : Mix.
Il n’y avait pas de qualité, pas d’adresse.
— De quel journal ? demanda-t-elle.
— Je n’appartiens pas à un journal.
Puis l’homme, qui s’impatientait, ajouta :
— J’insiste pour que vous apportiez ma carte à M. Drapier.
Caroline reprit son air guindé.
— Je vous dis, moi, que monsieur ne reçoit personne, et que seule madame reçoit les journalistes. C’est de bien bonne heure pour la voir.
Sans se départir le moindrement de son calme, l’individu, qui s’entêtait, ajouta encore :
— Je n’ai rien à dire à M me Drapier, je veux voir M. Drapier !
— Mais enfin, qu’avez-vous à lui dire ?
— Des choses importantes et graves. Assurez-lui qu’il ne regrettera pas de m’avoir vu et reçu.
Subjuguée par l’ascendant de cet homme, Caroline se décidait à aller trouver son maître.
Le visiteur la rappela.
— Dites à M. Drapier, fit-il, qu’il s’agit de l’affaire de Firmain.
— Bien, monsieur !
Quelques instants après, dans sa chambre à coucher où il achevait de se vêtir, M. Drapier voyait entrer un homme qui n’était autre que le visiteur auquel Caroline avait tout d’abord déclaré que son maître ne recevait pas, puis qu’elle avait annoncé ensuite.
Tout en enfilant sa jaquette, Drapier, se tournant vers le nouveau venu, lui demanda d’un air rogue :
— Vous êtes ce M. Mix qui m’a fait passer sa carte à l’instant ?
L’homme s’inclina légèrement.
— Je suis ce M. Mix qui vous a fait passer sa carte à l’instant.
— Votre insistance est peut-être un peu exagérée, monsieur, ce qui fait que je vous reçois, contrairement à mes habitudes.
— Contrairement à mes habitudes, monsieur, rétorqua l’individu, j’ai sollicité de vous voir alors qu’en temps ordinaire c’est moi qui suis supplié de recevoir les visiteurs !
— Qu’est-ce à dire, monsieur ? Et quel rôle remplissez-vous donc ?
L’individu esquissait un léger sourire.
— Je suis Mix.
— Je ne prétends pas le contraire !
— Il ne manquerait plus que ça ! Et cela ne vous dit donc rien ?
— Cela ne me dit rien ! Votre nom m’est inconnu, monsieur Mix !
Le mystérieux visiteur souriait toujours.
— J’aurais dû m’en douter, en effet, car jusqu’à présent vous n’avez jamais eu affaire à la justice.
— Et j’espère, interrompit Léon Drapier, que je n’aurai pas affaire à elle de longtemps !
L’interlocuteur du directeur de la Monnaie reprocha d’un air scandalisé :
— Vous avez une mémoire détestable, monsieur, car vous avez précisément affaire à la justice en ce moment… et il est à craindre pour vous que vous ayez affaire à elle pendant longtemps encore !
— Que savez-vous donc ? s’écria Léon Drapier.
— Tout ! fit l’homme. Ou rien… à votre goût !…
De plus en plus, Léon Drapier était interloqué et il se demandait à qui il avait affaire. Il balbutia, considérant fixement son interlocuteur :
— Je ne vous comprends pas du tout, monsieur. Que signifie ce « tout ou rien » ?
Enfin, l’homme paraissait disposé à fournir des explications.
Il posa son chapeau sur un coin de table, prit place dans un fauteuil sans y être invité, croisa ses jambes l’une sur l’autre et, regardant le plafond comme pour s’inspirer, il commença, s’exprimant avec élégance, faisant entendre une voix harmonieuse et séduisante.
— Vous allez comprendre, monsieur Drapier !
« Vous avez devant vous un personnage… mettons une personne, un monsieur. Ce monsieur s’appelle Mix, et il exerce la profession de policier, disons, pour être plus exact, de détective, car en France, ce qualificatif qui désigne à l’étranger les professionnels de la police, s’applique chez nous aux policiers privés.
« Ce Mix, c’est-à-dire moi, c’est donc un policier privé. Je vis de ma profession, monsieur, et comme je prétends en bien vivre, je ne donne point mes conseils et ma protection pour rien ! Par contre, lorsqu’on me paie, et vous êtes capable de bien me payer, j’accorde ma protection tout entière à mes clients.
« De là ma devise : “Tout ou rien”, c’est simple comme vous le voyez !
Léon Drapier frémissait.
— Très simple, en effet, monsieur Mix. Si je crois bien comprendre, vous êtes une sorte de maître chanteur. Vous avez appris les ennuis que j’éprouve actuellement et vous venez me menacer !
M. Mix se leva :
— Je ne menace jamais, monsieur. Je fais quelquefois des promesses qui se réalisent toujours. Quant à vous faire chanter, non, monsieur ! Cela n’est point mon rôle. Et pour parler net, pour résumer, je viens vous offrir simplement ceci :
« Vous m’avez accordé cinq minutes d’attention, vous réfléchirez cinq minutes à ce que je vais avoir l’honneur de vous dire, et cinq minutes après, vous m’aurez signé un engagement de trois mois à raison de mille francs par mois, en échange duquel je m’engage à vous débarrasser de tous les soucis que vous éprouvez à l’heure actuelle et à vous donner tous les éléments de votre innocence dans l’affaire Firmain comme dans l’affaire de la fille Poucke. Cela fait au total un quart d’heure. Il est maintenant, si j’en crois votre pendule, huit heures et demie du matin, à neuf heures moins un quart nous en aurons terminé !
Léon Drapier voulut placer une parole, son interlocuteur l’en empêcha :
— Inutile ! fit l’homme, je commence. Notez l’heure, je vous prie, huit heures trente et une !
L’individu, dès lors, s’installait à nouveau dans le fauteuil qu’il venait d’abandonner. Il sortit de sa poche un étui à cigarettes, en offrit une à Léon Drapier qui refusa et, nullement vexé, se mit à fumer.
— Résumons les faits, déclara cet homme étrange.
« Dans la nuit du 26 au 27, le valet de chambre que M. et M me Drapier ont engagé de la veille est mystérieusement assassiné dans le cabinet de travail de son maître.
« Celui-ci, qui couche dans la chambre voisine, déclare n’avoir rien entendu alors que M me Drapier, qui habite l’autre extrémité de l’appartement, a été réveillée par des bruits suspects. Première invraisemblance. M. Léon Drapier est un homme fort bien constitué et qui n’est aucunement atteint d’une infirmité connue sous le nom de surdité !
« Pourquoi donc M. Léon Drapier n’a-t-il rien entendu ?
« Oh ! la chose est fort simple ! M. Drapier n’a pas voulu entendre. M. Drapier, au surplus, pendant une bonne partie de la nuit, était absent de son domicile. Où était-il, M. Drapier ?… Il était chez une certaine demoiselle Poucke, connue dans la galanterie sous le nom de Paulette de Valmondois. C’était sa maîtresse, et M. Drapier en était fort jaloux. Quelle fut, au cours de cette nuit, la conversation intervenue entre M lle Poucke, dite Paulette de Valmondois, et son amant M. Léon Drapier ? Nul ne le sait, mais il faut croire que M. Léon Drapier apprit certaines choses et notamment les relations qui existaient entre la demoiselle et son nouveau valet de chambre Firmain. Il a cru, à tort d’ailleurs, que Firmain était l’amant de sa maîtresse. M. Drapier est alors rentré chez lui. C’est un homme vif et coléreux.
« Il a trouvé dans son cabinet ce Firmain qui y faisait je ne sais trop quoi, les deux hommes se sont disputés, battus, M. Léon Drapier a eu le dessus… il a assassiné le domestique !
— Qu’en dites-vous, monsieur ? hurla Léon Drapier.
— Je dis, poursuivit l’homme qui répondait au nom de Mix, il n’est que huit heures trente-trois et j’ai encore deux minutes à vous consacrer pour mon discours, conformément à mon programme fixé… La police survient, ne comprend rien à ce qui s’est passé et M. Léon Drapier se rassure, au fur et à mesure que s’écoulent les heures qui succèdent au drame.
« Toutefois, lorsqu’il vient chez sa maîtresse, il lui fait une scène épouvantable et lui reproche les faux certificats grâce auxquels Firmain a pu s’introduire chez M. Drapier.