Brusquement, le spahi quitta la pièce, claqua la porte au nez de Timoléon.
— Vous êtes décidément par trop idiot, dit-il et si il n’y en a qu’un pour sauvegarder l’honneur de la famille, je serai celui-là.
Le spahi alors courut à la gare. Il eut la chance de trouver un train direct pour Biarritz. Il y arriva une demi-heure à peine après sa sœur. Le spahi connaissait tous les marchands de vins et toutes les servantes des cafés installés le long de l’avenue qui mène de la gare au centre de la ville.
Ce fut un jeu pour lui que de retrouver la trace de sa sœur et d’apprendre qu’elle était entrée à l’ Impérial Hôtel.
Le spahi glissa un pourboire à un petit chasseur et apprit que la dame brune arrivée quelques instants auparavant venait de monter dans l’appartement réservé à l’infant d’Espagne. De plus en plus irrité, le spahi bondit jusqu’au premier étage et se heurta à une sorte de chambellan qui voulait l’empêcher de passer. Mais le spahi bouscula l’Espagnol et, avec une audace invraisemblable, déclara :
— Chargé de mission auprès de Son Altesse Royale, service du gouvernement militaire.
L’Espagnol n’insista pas. Ébloui par cette déclaration, il laissa aller le spahi qui arriva dans le couloir juste à temps pour voir sa sœur s’introduire dans l’appartement de don Eugenio.
— Je leur donne trois minutes, fit-il, pour s’expliquer. Mais pas plus, après quoi l’infant, tout infant qu’il est, devra s’expliquer avec moi.
Et le spahi attendit.
De l’autre côté du mur, M me Fargeaux stupéfaite mais furieuse, considérait Hélène interdite et l’infant perplexe. M me Fargeaux s’expliqua, nettement, catégoriquement, en femme qui sait ce qu’elle veut.
— Eh bien, Madame, s’écria-t-elle, en s’adressant à Hélène, vous me faites l’effet d’avoir un certain toupet. Voici un appartement qui m’était réservé, je vous y trouve installée, et voici Monsieur, qui… d’autre part… du moins… Son Altesse Royale qui m’avait fait l’honneur de me demander un rendez-vous et je vous trouve en tête à tête avec Elle. Avec lui. Non, avec Elle.
— Votre Altesse, continuait M me Fargeaux, s’adressant à don Eugenio, ne me reconnaît donc pas ? C’est moi, et non pas cette personne, qui suis M me Fargeaux, la petite M me Fargeaux que vous avez rencontrée voici quelques jours sur le bord de la route, près du château de Garros, et avec qui vous échangeâtes de si tendres regards qu’elle en fut toute troublée. Oui, Altesse, depuis ce jour, je vous aime, je vous adore, je ne songe qu’à vous, à vous seul, votre image est constamment présente à mon esprit et je sens que mon cœur a des ailes pour voler jusqu’au vôtre.
Graduant savamment son effet, M me Fargeaux se rapprochait de l’infant, chancela, s’écroula dans ses bras, toute palpitante.
De plus en plus interloqué, l’infant d’Espagne reçut doucement le précieux fardeau sur sa poitrine, cependant qu’Hélène qui le considérait, contenait son fou rire.
L’infant se sentit complètement ridicule.
Soutenant M me Fargeaux, qui feignait une pâmoison, il la déposa sur un fauteuil voisin. Il lui tapa dans les mains :
— Madame Fargeaux, dit-il, revenez à vous, tout cela n’est pas la peine.
La jeune femme obéit, ouvrit les yeux, regarda don Eugenio.
Le regard de celui-ci allait d’une femme à l’autre et naïvement le Grand d’Espagne déclarait à mi-voix :
— Je suis très ennuyé, fort vexé de ce qui arrive. Évidemment c’était sur vous, M me Fargeaux que je comptais, on avait convenu en effet ce rendez-vous, mais j’avoue que, évidemment, d’autre part…
Brusquement, l’infant lâcha le fond de sa pensée :
— Madame… Mademoiselle… Je préfère, après tout, dit-il, l’autre personne.
Et il désignait Hélène…
— Ah ça, par exemple, c’est trop fort ! hurla M me Fargeaux et je ne le permettrai pas.
Comme tous les grands personnages, don Eugenio craignait le scandale et il sentait qu’une affaire désastreuse était imminente. Qu’allait-il faire si deux femmes se battaient pour lui ? Tout l’hôtel serait au courant de l’aventure, les journaux en parleraient. L’infant avait déjà eu trop d’histoires scandaleuses pour ne pas redouter d’en voir une de plus s’ajouter à la liste déjà longue de ses exploits amoureux. Il prit une décision subite et comme un enfant gâté auquel on ne résiste pas, il dicta brutalement ses instructions :
— Vous allez sortir d’ici toutes les deux, dit-il, vous vous expliquerez ailleurs, ou plutôt vous ne vous expliquerez pas, car c’est absolument inutile. Moi je ne comprends rien à cette affaire et n’en suis pas responsable. Allez-vous-en, je ne veux vous revoir ni l’une ni l’autre.
C’était une véritable furie que cette M me Fargeaux. Désespérée de la tournure que prenait l’aventure, elle éclata en lamentations cependant qu’elle gagnait la porte. Elle se précipita dans le couloir en hurlant :
— Ah, mon Dieu, au secours, c’est affreux. L’infant est un monstre !
M me Fargeaux passa en courant sans le voir devant son frère et se précipita dans l’escalier avant que le spahi n’ait eu le temps de la retenir. Mais la colère du militaire qui, jusqu’alors était prête à s’exercer sur sa sœur, changea brusquement de destinataire.
— Pauvre petite, pauvre Delphine, pensa soudain le spahi, c’est moi qui suis une brute, un misérable de l’avoir un instant soupçonné. Non certes elle ne voulait pas tromper son mari, ni déshonorer sa famille, elle a été attirée ici comme dans un guet-apens, et lorsqu’elle a su ce que lui voulait l’infant, toute sa pudeur s’est révoltée, son honnêteté s’est cabrée, elle a fui l’indigne personnage, l’odieux individu qui voulait la déshonorer.
Au fur et à mesure qu’il pensait ainsi, le spahi sentait sa colère s’exaspérer.
— Où est-il donc cet homme, que je le tue ? hurla-t-il.
À cet instant quelqu’un sortit de la pièce, brusquement :
— C’est lui, grogna le spahi.
Et, braquant son arme sur la personne qui surgissait soudain, il fit feu.
Un cri déchirant retentit. Un corps tomba par terre. Une femme, baignée dans son sang.
— Malédiction ! hurla le spahi.
Il se précipita auprès de sa victime par erreur.
Hélène, car c’était elle, s’était relevée, cependant. Elle avait été touchée légèrement à l’épaule, son bras saignait abondamment, mais elle n’était pas grièvement blessée.
Cependant, au bruit de la détonation, des domestiques, des gens étaient accourus, les portes s’ouvraient de tous côtés. En l’espace d’une seconde le couloir se remplissait de gens de l’hôtel, de voyageurs, d’Espagnols appartenant à la suite de l’infant. Seul, ce dernier demeurait invisible.
Tout d’abord on s’était lancé au secours d’Hélène qui titubait, défaillante, affaiblie aussi par la blessure de son épaule.
En l’espace d’une seconde on l’emporta au rez-de-chaussée. M. Hoch accourut, mais le gérant de l’hôtel qui voulait avant tout éviter le moindre scandale, fit avancer une automobile, deux hommes y montèrent avec la jeune fille, la voiture s’éloigna rapidement, on avait dit au mécanicien :
— À l’hôpital, et à toute vitesse.
Le désordre s’accroissait malgré les efforts de M. Hoch qui disait à tous ceux qui l’interrogeaient :
— Ce n’est rien, absolument rien, un léger accident, sans la moindre importance.
Cependant le spahi n’avait pas bougé du couloir, il demeurait à genoux sur le tapis, la tête penchée sur le sol, les yeux contemplant fixement l’endroit où était tombée sa victime inconnue, où il ne restait plus qu’une large tache de sang.
Les choses s’étaient passées si vite que si Martial Altarès n’avait eu ce sinistre témoignage pour raviver son souvenir, il aurait cru que tout cela n’était qu’un rêve, un cauchemar et que rien n’était arrivé.
Cependant, deux hommes s’approchant du militaire l’obligèrent à se relever. Ils avaient des mines énergiques et farouches, ils étaient vêtus simplement de complets foncés :
— C’est vous, n’est-ce pas ? interrogea l’un d’eux.
— Vous ne niez pas ? demanda l’autre.
— J’avoue, murmura l’infortuné Martial.
Les deux hommes se firent un signe, Martial sentit sur ses poignets quelque chose de froid. Tout son être tressaillit :
— Les menottes, se dit-il.
Martial Altarès venait d’être arrêté.
10 – UN CHANTAGE « POUR LE BON MOTIF »
Immédiatement après l’attentat dont elle avait été victime, Hélène avait été conduite à l’hôpital de Biarritz où on l’avait admise d’urgence. La jeune fille était installée dans une petite salle à part qui, précisément, se trouvait disponible, et après avoir reçu les pansements que nécessitait sa blessure, elle s’endormit paisiblement, sans souffrance, sans fièvre, dans le petit lit blanc. Le lendemain matin, après une nuit paisible, elle était si reposée, elle avait une mine si excellente que l’interne de service qui vint la voir en demeura stupéfait.
C’était un gros garçon réjoui, un Toulousain de Toulouse, que cet interne. Il s’appelait Carnabesse. Certes, il n’était pas la distinction même, et il avait plutôt l’allure d’un rustique infirmier que d’un futur maître de la science médicale, mais il était néanmoins un excellent homme, adoré du personnel, ayant sans cesse le mot pour rire, et distrayant toujours ses malades, les étourdissant presque par ses perpétuels bavardages.
Sans faire de façon, il s’installa au pied du lit d’Hélène et causa avec elle. Naïvement, il ne dissimulait pas son étonnement de la voir en si parfaite santé.
— Est-ce possible, Mademoiselle, s’écria-t-il, que vous soyez déjà rétablie ? ma parole, vous avez une veine extraordinaire. Recevoir un coup de revolver à bout portant le soir, et le lendemain il n’y paraît plus.
— C’est vrai, murmura Hélène en souriant aimablement, j’ai de la veine, pour une fois.
— Dans deux jours, poursuivit l’interne, vous serez sur pied et vous pourrez nous quitter. Ma foi, ce sera dommage, parce que ma petite, vous êtes une jolie fille et j’aime à croire qu’on ne doit pas s’embêter avec vous.
Cette soudaine familiarité étonna un peu Hélène, qui, cependant, n’en laissait rien paraître. Elle avait esquissé une légère moue lorsque l’interne lui avait dit qu’il lui faudrait encore quarante-huit heures de séjour à l’hôpital et elle allait discuter cette question, car elle se sentait en parfaite santé, mais Carnabesse ne lui en laissa pas le temps.
— Dites donc, fit-il, racontez-moi donc un peu votre aventure d’hier soir. Certes, on m’a déjà mis au courant, mais enfin, c’est amusant comme tout de savoir et puisque, finalement, vous n’êtes pas gravement blessée, donnez-moi donc quelques détails.
— Cela vous intéresse ?
— Mais oui. Oh, poursuivit l’excellent Carnabesse, vous pensez bien que nous avons l’habitude de ces sortes d’histoires, moi surtout… J’ai fait mes études à Toulouse, qui est, comme vous le savez, la capitale du Midi, puis, je suis venu travailler particulièrement la gynécologie à Bordeaux qui est, comme vous savez, une autre capitale d’un autre Midi, et enfin je me suis arrangé pour venir passer les six mois de la saison à Biarritz. Quand on est malin, on se débrouille. Tout cela pour vous dire d’ailleurs, que dans des villes comme celles-là on ne s’embête pas, parce qu’il y a de quoi faire la noce et rigoler avec les petites poules comme vous.
— Ah, vraiment ?
— Naturellement ! Partout où il y a de la femme, cela fait du grabuge, surtout dans le Midi où on a la tête près du bonnet. Heureusement que la plupart du temps ces batailles ne sont pas graves, et qu’une bonne nuit d’amour arrange tout ça. Alors, c’est votre amant, ce spahi ?
— Oh, mon amant, fit Hélène qui esquissait un geste de protestation.
— Oui, je sais qu’on nie toujours ces choses-là. À votre aise. D’ailleurs, ça ne me regarde pas. En tout cas, le gaillard est en prison maintenant, et avec une sale affaire sur les bras.
— Pas possible ?
— Dame oui. C’est le conseil de guerre pour lui, vous comprenez, un militaire. Surtout que ce n’est pas le premier venu. Je le connais, moi, ce garçon, il appartient à une excellente famille, les Altarès. Au fait, vous ne le connaissez peut-être pas plus que cela, votre amant ? Oui, Martial Altarès appartient à une très bonne famille du Midi. Il a une sœur mariée à M. Timoléon Fargeaux, propriétaire du château de Garros, un vieux château, ma chère, tout ce qu’il y a de bien, sur la ligne de Bayonne, à huit kilomètres de la Barre de l’Adour. Oui, et vous pouvez être sûre qu’il va trinquer, car on n’aime pas ces histoires-là au régiment. Surtout que vous allez certainement porter plainte.
— Je vais voir… Monsieur, je me sens décidément tout à fait bien, et je vous prierais de me signer mon bulletin de sortie.
— Comment, protesta Carnabesse, vous voulez nous quitter ? me quitter ?
— Mon Dieu oui.
— C’est embêtant, poursuivit l’interne, moi qui me préparais à vous faire la cour, mais enfin ça n’empêchera peut-être pas. Il est évident qu’au point de vue médical je n’ai aucune raison de vous retenir. Vous vous portez, ce matin, comme le Pont-Neuf, pas l’ombre de fièvre. Cependant, je ne vous accorderai votre exeat qu’à une condition.
— Vraiment, fit Hélène, et laquelle ?
— Eh bien, ma chère petite, c’est à la condition que vous dînerez ce soir avec moi. Nous ferons ensemble la fête, ça vous consolera de votre amoureux, et je vous prie de croire qu’on ne s’embête pas avec moi. Est-ce entendu ?
— Pourquoi pas ?
— Donc, rendez-vous à la gare de Biarritz, pour le train de 6 h. 32. N’ayez pas l’air de me reconnaître, car j’ai des relations ici et même un peu de famille, mais vous prendrez un billet pour Saint-Jean-de-Luz, et c’est là que nous nous paierons une bosse de rigolade.
Une heure après, Hélène quittait l’hôpital. Au fond d’elle-même la jeune fille était enchantée de se retrouver libre, et surtout d’avoir, en faisant bavarder l’interne, obtenu des renseignements sur son mystérieux agresseur.
— Par exemple, pensait-elle, si cet imbécile compte sur moi pour dîner avec lui ce soir, il se fait de rudes illusions. C’est qu’il m’a prise pour une petite grue.
Hélène monta dans une voiture, se fit conduire à la gare, et, dans la salle d’attente, étudia l’indicateur.
***
Cependant, au château de Garros, Timoléon Fargeaux était en tête-à-tête avec sa femme. Les époux s’expliquaient :
— Enfin, d’où viens-tu ? demandait Timoléon pour la dixième fois.
— Je te l’ai déjà dit, répliqua Delphine qui simulait la patience angélique. J’ai été voir ma tante à Dax, tu sais bien qu’elle est malade.
— Enfin, va-t-elle mieux ?
— Elle va mieux.
— Est-ce bien vrai, cette histoire-là ?
— Pourquoi ?
— Parce que, éclata Timoléon, je sais qu’hier, à la gare, au lieu de prendre le train pour Dax, tu as pris celui qui va dans la direction opposée.
— C’est pour gagner du temps. Je suis allée jusqu’à Bayonne prendre l’express qui va d’une traite à Dax.
— Ah, c’est donc ça. Je comprends maintenant.
— D’abord, tu ferais mieux de me dire à quoi tu as passé toi-même ta soirée et ta nuit ?
— Moi, je suis resté bien tranquille à la maison.
— Allons donc, je sais que tu es sorti.
— Eh bien, oui, c’est vrai, je suis sorti à neuf heures pour ne rentrer qu’à une heure du matin. Mais je n’ai rien fait de mal, j’ai simplement été faire un tour dans la propriété.
— Pourquoi ? demanda Delphine.
Timoléon refusa de répondre.
Timoléon Fargeaux, d’ailleurs, ramena la conversation sur l’absence de sa femme.
— Ouf, fit-il en se laissant tomber dans un fauteuil et en attirant tendrement Delphine près de lui, je suis bien content de tout ce que tu viens de me dire, car me voilà rassuré et je t’avoue franchement que, depuis hier, j’avais des inquiétudes.