— Et elle vous a cru, Juve ?
— Dame, je n’en sais rien. Mais je l’espère. Va voir !
Fandor serra cordialement la main de Juve, laissant deviner dans son étreinte une émotion soudaine, puis il prit son chapeau et partit.
***
Fandor suivit la rue Tardieu, puis les boulevards extérieurs, atteignit la place Clichy. Il sauta dans le tramway qui va de la Trinité à Enghien.
Fandor, à cet instant, avait une grande hâte d’arriver auprès de Sarah Gordon.
Fandor réfléchissait, s’absorbant dans ses pensées, calculant les chances qu’il avait de découvrir la retraite d’Hélène et faisait peu attention au chemin que suivait le tramway. Il était monté, non pas dans la première voiture, mais dans la baladeuse [3], et, rencogné sur sa banquette, fumant sans discontinuer, il regardait devant lui, sans les voir, les vilains environs de Paris, qui séparent la capitale de la coquette petite ville d’eaux, puisque Enghien tient avant tout à être considérée comme une ville d’eaux.
Or, alors que le tramway approchait d’Enghien, Jérôme Fandor, brusquement, se dressa dans la baladeuse, poussa un juron formidable. Fandor répétait :
— Mais fichtre de nom d’un chien. Je ne me trompe pas pourtant, crédibisèque.
Il n’en dit pas plus long d’ailleurs, car, bousculant une grosse femme qui se trouvait en face de lui, les genoux chargés de paquets, il s’élança sur le marchepied du tramway, puis, au risque de se rompre le cou, car la voiture marchait à toute allure, il sauta sur la chaussée.
Des cris avaient retenti. De la baladeuse, on se penchait curieusement, les voyageurs s’attendaient à voir le jeune homme rouler sur le sol, mais il n’en était lien.
Grâce à sa souplesse d’acrobate, en effet, le journaliste n’avait point perdu son équilibre, et maintenant, courant à perdre haleine, il se précipita vers un petit chemin qui débouchait à quelque distance, le long de la grande avenue où passe la voie du tramway. Or, Jérôme Fandor était à peine à l’entrée de ce chemin, qu’il levait encore les bras au ciel dans une mimique de stupéfaction profonde.
— Mais c’est incompréhensible cette histoire-là, murmurait-il, c’est à devenir fou, fou à lier !
Il fit encore quelques pas en courant, puis il appela :
— Bouzille, Bouzille, qu’est-ce que vous faites-là ?
À cinquante mètres de Jérôme Fandor, rangée dans le petit chemin, se trouvait une automobile dont la carrosserie particulière, la forme caractéristique, ne permettaient point d’erreur, c’était l’automobile de la Sûreté, la voiture de Nalorgne et Pérouzin, la voiture sur laquelle la fille de Fantômas s’était enfuie, au moment où les agents de la Sûreté espéraient l’appréhender.
Or, sur cette voiture, assis à la place du conducteur, il y avait un bonhomme, qui, à l’appel de Fandor, éclata d’un large rire.
Bouzille, car c’était Bouzille, ne répondit rien toutefois à Fandor. Tandis que le journaliste se précipitait vers lui, courant aussi vite qu’il le pouvait, l’inénarrable individu agitait avec des cris de joie les leviers de la voiture, puis, soudain, prenant la corne d’appel à pleines mains, il se mit à faire un bruit abominable. Allait-il donc partir ? Allait-il donc voler cette voiture devant Fandor impuissant ?
— Qu’est-ce que vous faites là ? Arrêtez, Bouzille !
— Je ne peux pas, riposta le chemineau, manœuvrant toujours les leviers, comment voulez-vous que j’arrête ? Je ne suis pas en marche.
— Où avez-vous trouvé cette voiture, Bouzille ? Comment est-elle entre vos mains ? Parlez, parlez, bon Dieu !
— Là, là, monsieur Fandor, vous faites donc pas tant de bile, j’ai pas besoin de me dépêcher, vous avez toute vot’ vie pour m’entendre.
— Parlez, nom de Dieu, qu’est-ce que vous faites là ?
— Ça fait bien vingt fois que vous me le demandez, interrompit Bouzille qui semblait toujours de la meilleure humeur, pourtant ça se voit, j’imagine, ce que je fais. Je me promène, je me balade, j’prends l’air.
— Mais comment avez-vous eu cette voiture ?
— Je l’ai trouvée, m’sieu Fandor.
— Trouvée ? Quand ? Comment ?
— Hier. Ou plutôt c’te nuit. Ah tenez, puisque vous êtes curieux, et que vous voulez tout savoir, j’vas vous dire la vérité vraie. Comme ça je cherchais mes asticots pour aller à la pêche, ou encore de l’herbe pour des lapins, ou si vous aimez mieux des morceaux d’étoiles pour en faire des vers luisants, enfin quoi, je promenais mon ventre, lorsque tout à coup, j’vois mam’zelle Hélène, sauf vot’ respect, qui s’aboule avec cette machine.
À ces mots, Fandor était devenu tout pâle. Bouzille le contempla avec intérêt :
— C’est rigolo, hein ? Mais vous voilà tout chose, monsieur Fandor. Ah, l’amour, ce que ça occasionne des jaunisses.
Et, sur cette réflexion philosophique, Bouzille en revint à son histoire.
— Donc, la demoiselle s’est amenée en douce, sur cette voiture-là, qui faisait beaucoup de bruit et qui n’avançait pas vite. « Bouzille, qu’elle me dit, veux-tu garder cette voiture et la reconduire à la Sûreté ? Elle n’est pas à moi, tu me rendrais service. »
— Alors, Bouzille, alors, qu’avez-vous dit ?
— J’ai rien dit, m’sieu Fandor.
— Comment vous n’avez rien dit ?
— Non, rapport au moteur qui tournait. Moi, j’aime pas ces choses-là. J’ai toujours le trac que ça explose. Seulement, voilà : M lle Hélène, elle a tout arrêté, elle est descendue, et puis…
— Et puis quoi ? Bouzille, où est-elle allée ?
— Ah ça, Dieu de Dieu, j’en sais rien, m’sieu Fandor, quelque part, ici, là-bas ou ailleurs. Sauf votre excuse, j’ai pas l’habitude d’interroger les femmes.
— Mais vous avez bien vu par où elle est partie ?
— Oui, par là, vers Paris.
Fandor se mordit les lèvres. Il lui prenait une colère folle à la pensée qu’il arrivait trop tard pour rien apprendre d’intéressant et que Bouzille, assurément, lui avait dit tout ce qu’il savait, ce qui était à peu près rien.
— Enfin, Bouzille, reprit Fandor, secouant le chemineau par le bras pour l’empêcher de manœuvrer la corne dont il tirait toujours un effroyable vacarme, enfin, vous devez bien savoir où la retrouver ?
— Non, m’sieu Fandor.
Un gémissement s’échappait des lèvres du journaliste. Bouzille reprit aimablement :
— Mais elle sait où me retrouver. Elle m’a demande mon domicile, et je lui ai dit qu’il y avait toujours chez moi un morceau de fromage à sa disposition.
L’offre dont parlait Bouzille ne pouvait évidemment avoir beaucoup tenté Hélène. Toutefois, il était certain que Bouzille avait raison. Si Fandor ne savait toujours pas où retrouver la fille de Fantômas, il était important que celle-ci connût la demeure du chemineau. Peut-être pourrait-on, par Bouzille, lui faire savoir que sa lettre était perdue, que ni Juve, ni Fandor n’avaient pu en prendre connaissance.
— Bouzille, commanda le journaliste, vous allez tâcher de m’écouter. Si vous revoyez la fille de Fantômas, il faudrait lui remettre ceci.
En parlant, le jeune homme avait tiré son portefeuille, il avait écrit quelques lignes sur une feuille de papier, qu’il glissait sous enveloppe.
— C’est très grave, Bouzille, recommandait-il encore, en fixant le chemineau, c’est excessivement grave, ce que je vous confie-là, si grave même que je vous fais une promesse : si la lettre arrive, si vous la remettez entre les mains d’Hélène, je vous donnerai cinquante francs.
— Pas possible, vous me donneriez cinquante francs, cinquante francs en or ?
— Oui, en or, Bouzille.
Le chemineau prit la lettre, l’enfouit dans sa poche, posa la main sur le cœur et cérémonieusement annonça :
— Monsieur le marquis peut compter sur moi. Sa lettre arrivera. À ce prix-là, je fais toujours très bien la poste.
Toutefois, Fandor, s’il n’espérait plus retrouver par Bouzille, immédiatement du moins, la fille de Fantômas, se prenait à songer que peut-être il allait avoir, par lui, d’utiles indications.
— Bouzille, demandait encore le jeune homme, qu’allez-vous faire de cette voiture abandonnée ? Vous allez la ramener à Paris ?
— Oui, m’sieu Fandor.
— Mais vous ne savez pas conduire, Bouzille ?
— Non, m’sieu Fandor.
— Voulez-vous que je vous mène ?
La face de Bouzille s’éclaira encore d’un large rire.
— C’est pas la peine, répondit le chemineau, j’ai déjà commandé une équipe.
— Quelle équipe ?
— L’équipe des chineurs, parbleu.
— Des chineurs ?
— Oui, ils bouffaient de la sardine dans les environs.
— Ne vous payez pas ma tête, Bouzille, cela tournerait mal.
— Pourvu que ça tourne, c’est l’essentiel, mais il ne s’agit pas de ça. M’sieu Fandor, je ne me paye pas votre tête, c’est trop cher pour moi, et puis vraiment je ne saurais qu’en faire. Si je vous dis que j’ai commandé les chineurs, c’est que j’ai commandé les chineurs.
Et Bouzille, alors, mit Fandor au courant. Depuis quelque temps, il se sentait, affirmait-il, de grandes dispositions pour les arts, le commerce du fromage n’allait pas, il perdait de l’argent même avec le gruyère, parce que, pour faire plaisir aux aminches, il agrandissait toujours les trous et ne trouvait plus de clients pour les acheter, il fallait donc faire autre chose.
— J’ai avisé, m’sieu Fandor, disait Bouzille, en clignant des yeux, j’ai avisé et je suis en train de me mettre artiste.
— Artiste en quoi, seigneur ?
— En vieux neuf, m’sieu Fandor.
Et Bouzille, après bien des peines, bien des phrases incompréhensibles, finit par expliquer à Fandor qu’il avait fait la connaissance d’un certain nombre de bohèmes, fournisseurs attitrés des antiquaires les mieux achalandés :
— C’est des jeunes gens épatants, disait Bouzille. Ça vous prend un fauteuil tout neuf qui vaut bien trente-cinq francs, crac. Ça le trafiquote, ça le casse, ça flanque, du plomb de chasse dedans et ça en fait un fauteuil tout vieux qui vaut bien cent cinquante francs pour un amateur. L’amateur, m’sieu Fandor, c’est la bête à bon Dieu, c’est la poire juteuse, c’est l’homme charmant. Alors, vous comprenez, ce truc-là, ça m’a plu, et naturellement, je me suis mis artiste pour amateurs.
— Vous faites donc des faux meubles, Bouzille ?
— Oui, m’sieu Fandor. Et de faux vases aussi et des fausses vieilles assiettes. Ah, ça, c’est le plus rigolo ! Les fausses vieilles assiettes, ça se fait avec des articles dépareillés qu’on flanque par terre, qu’on casse et qu’on recolle. Plus il y a de morceaux et plus que ça se vend cher. Même si des fois on peut érailler la peinture, ça devient du bon nanan et ça se vend aux amateurs comme le tabac à priser aux vieilles religieuses en retraite.
Bouzille, dans son enthousiasme, se frottait les mains, il ajoutait encore :
— Rechercheur d’antiquités, chineur, quoi, voilà ce que je vais devenir, m’sieu Fandor. C’est pas un métier de purotin, je vous assure. Ma fortune est faite.
— Je comprends ce que vous appelez les chineurs [4] maintenant, Bouzille, mais je ne comprends pas comment ces chineurs vont ramener la voiture à Paris ?
— Parce qu’ils mangeaient de la sardine. Tous les copains, m’sieu Fandor, étaient en train de faire la bombe aux environs. L’un d’eux, voilà ce que c’est, un garçon très gentil, tenez, un certain Érick Sunds, un étranger, sa spécialité à lui, c’est tout et le reste, a gagné à la loterie dix-huit boîtes de sardines. Naturellement il a invité les amis, même il y a des gens que vous connaissez, tenez, Mario Isolino, vous vous rappelez, hein, Mario Isolino ? Un de mes amis de Monaco [5] quand j’étais mendiant riche et puis, Nadia, la Circassienne, la suivante à Sonia Danidoff autrefois [6]. Et tout ce monde-là, m’sieu Fandor, comme j’avais l’honneur de vous le dire, bouffait de la sardine aux environs.
— Alors, Bouzille ?
— Alors, le bon Dieu ou le diable, je ne sais pas lequel et je m’en moque, peut-être tous les deux, a voulu que je les rencontre, m’sieu Fandor. J’ai le cœur sur la main et vous le savez : « J’ai une voiture, que je leur ai dit, une belle voiture, venez donc, je vous ramènerai. » Ils n’ont pas dit non, vous comprenez. Seulement ils ont d’abord été manger leurs sardines. Moi, je les attends. Quand ils reviendront, ils m’aideront à pousser la voiture. C’est bien le diable s’il n’y a pas l’un d’eux qui soit capable de la ramener à la Sûreté. Seulement, voilà, c’est moi qui irai prévenir, parce que c’est moi qui veux toucher la prime.
Et Bouzille se frotta encore les mains. Il n’y avait évidemment rien de bien intéressant à tirer du chemineau. Il disait ce qu’il savait, peu de chose, et il importait seulement à Fandor de savoir qu’il était possible qu’Hélène vînt au domicile de Bouzille.
Fandor n’insista pas, il recommanda encore sa lettre, puis le laissa campé, fier comme Artaban, sur sa voiture en panne et s’éloigna.
Jérôme Fandor, toutefois, n’alla pas très loin. Il rejoignit la grand-route, mais il fit un brusque détour et revint s’embusquer derrière une palissade qui le cachait aux regards, à quelque distance de Bouzille.
— M’a-t-il dit la vérité ? pensait Jérôme Fandor, n’attend-il pas Hélène, par hasard ?
Hélas, Bouzille n’avait pas menti. Comme la nuit tombait, Jérôme Fandor vit accourir vers l’automobile une grande bande joyeuse parmi lesquels il reconnut en effet Mario Isolino et la jolie Nadia, une bande de bohèmes qui s’empressaient autour de la voiture, et, avec de grands éclats de rire, ayant l’air de s’amuser follement, s’occupaient à la pousser, cependant que Bouzille, campé au volant, cornant sans discontinuer, hurlait de toutes ses forces :
— Pas si vite, pas si vite, je ne veux pas avoir d’accident !
***
Or, tandis que Fandor se rendait ainsi à Enghien dans l’intention d’interroger Sarah Gordon et, en fait, passait son après-midi à interroger Bouzille, à le surveiller, une scène tragique se déroulait au Palais de Justice.
Régulièrement saisi de l’instruction de Fantômas, M. le juge Germain Fuselier, conformément à la loi, faisait extraire le bandit du dépôt, dans l’intention de le soumettre à un interrogatoire de forme, à l’interrogatoire d’identité.
Encadré de six gardiens, précédé de quatre gardes municipaux, Fantômas avait été conduit de la souricière au cabinet du juge d’instruction.
— Monsieur le juge, déclara-t-il, en saluant le magistrat au moment où il entrait dans son cabinet, je suis fort heureux de vous voir et je vous prie de croire au plaisir que j’éprouve à ce que mes affaires soient confiées à vos soins.
— Fantômas, répondit le juge, je ne suis pas ici pour écouter vos plaisanteries, ou recevoir des félicitations. Je vous engage même vivement à changer d’attitude. Ignorez-vous qu’une bonne fois pour toutes, la Justice pense en finir avec votre triste personnage ?
— La Justice peut penser tout ce qu’elle veut, répliqua tranquillement le bandit, et je puis dire ce que bon me semble. Ne vous fâchez pas, monsieur le juge. D’ailleurs, j’ai l’intention de me confiner strictement dans mon rôle d’accusé. En conséquence, je ne sais rien de ce que l’on me reproche. Veuillez m’apprendre, monsieur, pourquoi j’ai été arrêté.
Fantômas souriait en parlant, car il était véritablement difficile à Fuselier de lui répondre. Il était incriminé de tant de forfaits, le génie du crime, qu’il eût fallu sans doute de longues heures pour expliquer les motifs de sa détention. Pourtant, M. Fuselier répondit sans se départir de son calme :
— Vous êtes arrêté, Fantômas, pour de nombreux assassinats, j’aurai à vous en parler en détail au cours de l’instruction, mais si vous tenez à savoir quel est le motif de l’inculpation que je vais relever en premier lieu, je ne vous le cacherai pas. Vous êtes l’assassin présumé de lady Beltham.
Or, à ces simples mots, Fantômas avait pâli. En dépit des gardiens qui l’entouraient, prêts à se jeter sur lui, à l’immobiliser cm moindre mouvement qu’il tenterait, il se leva :