L'évadée de Saint-Lazare (Побег из Сен-Лазар) - Сувестр Пьер 6 стр.


Cet homme, monologuait à voix basse :

— C’est une terrible affaire. Il va falloir jouer serré.

Il marchait très vite, de plus en plus vite.

Et cet homme-là, c’était l’ami de Riquet. Si Riquet l’avait rencontré il lui aurait demandé :

— Monsieur Juve, d’où venez-vous ? Que venez-vous de voir ?

5 – PRÉSENTATIONS

Il était à peu près huit heures du matin, le boulevard présentait son maximum d’animation, des ouvriers, des employés, se hâtaient vers leur travail. Riquet, lui, ne semblait nullement pressé de reprendre la direction de Saint-Denis où on devait, à la même minute, le porter absent.

Riquet semblait de la meilleure humeur du monde. Le spectacle de la rue l’amusait prodigieusement. Un corbillard passait, au trot, Riquet interpella le cocher :

— Eh dis donc, mon vieux, va pas si vite, ton client a pas eu le temps de monter.

Plus loin, c’était une voiture de blanchisserie :

— Tiens, v’là toute la saleté de la bourgeoisie qui passe, salut et respect.

Dans la poche de Riquet, tintaient quatre sous. Il avait déjà fait deux visites à un marchand de marrons établi au coin d’un café et il avait commandé gravement :

— Un sou de fruits, et laisse-moi les prendre.

Un par un, en effet, dans le poêlon, il avait choisi les marrons, au grand désespoir du marchand qu’impatientait son trop exigeant client.

Or, comme huit heures et demie sonnaient, Riquet qui jusqu’alors avait visiblement flâné, remontait le boulevard Magenta jusqu’à la hauteur du faubourg Saint-Denis, dans lequel il tournait précipitamment. Riquet s’arrêtait pourtant à quelques mètres du boulevard Magenta, s’adossait à une maison et là, fixant le trottoir d’en face, commençait à surveiller la grande porte de la prison de Saint-Lazare.

Les vieux bâtiments de la terrible geôle, une des hontes de Paris, avec leurs façades grises et noirâtres, semblaient déserts, morts, et pourtant, Riquet, en regardant l’heure à la pendule d’un boulanger, paraissait attendre.

— Huit heures et demie, c’est le moment. M llesOmnibus vont s’en aller vers le Palais.

À huit heures et demie, en effet, d’ordinaire, a lieu le départ du « panier à salade », qui emmène les filles arrêtées vers les cabinets d’instruction.

Riquet, considérant Saint-Lazare, se livrait à des réflexions philosophiques :

— Les femmes, c’est des oiseaux, ça devrait pas se flanquer en cage. Quelles mœurs pourries nous avons. Quand je pense que là-dedans, sur le tas, y en a des quantités, ça me rend mélancolique.

En même temps, il sifflait une valse avant de recommencer son petit amusement : cracher le plus loin possible, pour pousser à bas du trottoir un bout d’allumette qui y était en équilibre. Riquet devait avoir des talents extraordinaires à ce jeu, car il finit par atteindre son but. L’allumette tomba dans le ruisseau où il la suivit d’un œil attendri :

— Le ruisseau tombe à l’égout, l’égout tombe à la Seine, la Seine tombe à la mer, la mer mouille l’Amérique. J’ai peut-être fait sa fortune, à ce morceau de bois, p’t’être bien qu’il va s’en aller jusqu’aux placeurs d’or. Tiens, v’là l’Taxi.

En face de lui, sur le trottoir longeant Saint-Lazare, l’infirme arrivait en effet, il poussait son petit chariot avec sa vigueur accoutumée, descendit la pente de la rue, puis, opérant un virage savant, alla s’immobiliser à la porte même de la prison où aussitôt il tendit la main.

— Rigolo, qu’est-ce qu’il vient foutre ici ? J’ai comme une idée que tout à l’heure j’m’en vais me tordre un brin se disait le gamin.

Riquet quittait son poste d’observation. Nonchalant, traînant les pieds et marchant de préférence dans les flaques de boue afin de bien éclabousser ceux qu’il frôlait, Riquet traversa le faubourg Saint-Denis. Il se dirigeait vers l’infirme, lorsque la porte de la prison s’ouvrit.

Raclant les murs, faisant sous les voûtes un grand bruit de tonnerre, le « panier à salade », débouchant de la prison, tournait boulevard Saint-Denis. Riquet, planté au milieu de la chaussée, ne perdait pas la voiture des yeux :

— Et allez donc, murmurait-il, quand je pense qu’il y a là-dedans des beautés, ça me donne si froid que j’vas m’enrhumer du cœur.

Le « panier à salade » n’avait pas achevé de traverser le trottoir que Riquet demeurait figé sur place.

D’entre les volets cloués de la voiture pénitentiaire, une main de femme, une toute petite main blanche avait passé. Et Riquet avait parfaitement vu que cette main tenait quelque chose… Quoi ? il n’aurait pu le dire, quelque chose de gris, de rond, qu’elle laissait échapper de ses doigts, qui tombait sans faire de bruit sur le trottoir, cependant que disparaissait la petite main.

— Mince alors, murmurait Riquet, m’est avis qu’on se débarrasse d’un objet compromettant. Faudrait voir.

Depuis quelques jours, embauché par Juve, qui d’ailleurs tenait à merveille son rôle de simple ouvrier, réunissant à s’accréditer auprès de tous comme un Lambert des plus réussis, Riquet ne rêvait que police et opérations de police. Depuis longtemps certes, il s’enthousiasmait quotidiennement au récit des aventures de Juve, colportées par tous les journaux. Mais, de connaître le policier, de le fréquenter, de savoir qu’il vivait, alors que chacun le croyait mort, Riquet s’élevait à un paroxysme d’enthousiasme qui le rendait incapable de retourner à l’atelier.

C’était avec l’idée bien arrêtée de faire l’école buissonnière, avec l’idée bien arrêtée aussi de fréquenter les environs d’une prison, que Riquet s’était rendu rue du Faubourg-Saint-Denis, et voilà qu’il surprenait dès ses premiers moments d’observation quelque chose de fort intéressant.

Riquet, sans plus s’occuper de la voiture, traversa la rue du Faubourg-Saint-Denis pour aller chercher dans le ruisseau, sur la chaussée, le long du trottoir, ce qui avait bien pu tomber. Il ne trouva rien. Pourtant, il n’y avait pas de bouche d’égout, le ruisseau était à sec, et ce qui était tombé n’avait pu disparaître. Consciencieusement, Riquet cherchait. Il chercha près de cinq minutes, mais il chercha vainement.

— Ah ça, nom d’un chien, se disait le gosse en roulant des yeux terribles, je n’ai pourtant pas la berlue… Où diable a pu se tirer des pattes cet objet-là ?

Au même moment, Riquet apercevait Taxi qui le regardait avec une sorte de rire. Avait-il été témoin de sa déconvenue ? Avait-il vu lui aussi ?

— Toi, mon bonhomme, tu m’embêtes, murmura Riquet.

En deux pas, le gosse traversait le trottoir, il apostropha l’infirme :

— Hé, Taxi, t’es donc pas en grève que te v’là ici ? Ousqu’est ta carte ? Attends voir un peu que je te fasse circuler.

L’infirme n’eut même pas le temps de protester. Riquet attrapa la poussette. Il suffit à l’apprenti d’une poussée pour la mettre en position de descendre la rue du Faubourg-Saint-Denis. Le malheureux infirme était précipité à toute allure le long du trottoir.

Scandale, le chariot prit aussitôt de la vitesse sur cet endroit où la pente est rapide.

Les passants s’écartaient. Un fruitier, sorti de sa boutique aux exclamations qu’il entendait, se jeta avec un dévouement surhumain au-devant d’une grande malle d’œufs, comme s’il eût voulu la protéger au péril de sa vie. Pour l’infirme, abandonné au hasard, il hurlait, il criait, il agonisait de sottises Riquet qui, très satisfait de son affaire, se tordait littéralement de rire et gloussait de bonheur.

— Oh, là là, oh ma mère, attention à l’automobile.

Tout de même, Riquet n’avait pas mauvais cœur et la catastrophe était à craindre. Le chariot de l’infirme, roulant à toute allure, décrivait d’inquiétants zigzags.

— Eh pas de bêtises, songea Riquet, il va se faire laminer par un autobus. Faut que j’aille le freiner, ce vieux frère.

Riquet galopa le long du faubourg Saint-Denis. Il rattrapa le chariot juste au moment où, en pleine vitesse, l’une de ses roues avait débordé le trottoir, ce qui l’amenait à culbuter.

Riquet s’approcha :

— Faites excuse, Taxi, j’avais pas vu que vous étiez embrayé. C’est pour ça que j’ai mis le moteur en marche.

Mais ses excuses furent interrompues. Avec une agilité, une souplesse que l’on n’aurait certes pas attendue d’un malheureux paralytique, l’infirme, au moment même où son chariot versait, effectua une pirouette, presque un saut périlleux, pour se retrouver sur ses jambes. L’homme était debout, le chariot brisé, renversé sur le trottoir.

— Eh bien ? commença Riquet.

Mais il s’interrompit. Riquet, de stupéfaction, n’essaya même par de fuir, il n’en aurait pas eu le temps. Le paralytique-gymnaste se retourna, sauta sur lui, l’attrapa par un bras, le souleva de terre, lui flanqua avec une impétuosité soudaine une paire de gifles d’abord, puis encore sept ou huit bourrades appliquées au bon endroit. À présent, ce n’était plus le paralytique qui était assis dans le ruisseau, c’était Riquet, Riquet que d’une poussée vigoureuse, le paralytique soudain ingambe avait déposé là un peu brutalement :

— Espèce de sale môme, espèce de touche-à-tout, espèce d’idiot. Tu pouvais me faire casser la gueule, tu pouvais m’estropier.

— Vous ne l’êtes donc pas ?

Puis, comme il avait l’âme magnanime :

— Tout de même votre voiture, mon vieux Taxi, elle est en sept morceaux et quart, et, ma foi…

— J’m’en fous de ça, nom d’un chien.

— Alors, moi aussi, riposta Riquet. Te bile pas, Taxi, va, t’auras des frites, j’t’en offre pour deux sous !

— Tu m’offres des frites ? Pourquoi, gosse ? d’abord, je n’aime pas ça ! Garde tes deux sous, et va-t’en.

Mais Riquet déjà avait pris sa pose favorite. Les deux mains dans les poches et le corps en arrière, il considérait son interlocuteur :

— Mon vieux, commença-t-il d’un ton protecteur, c’est pas parce qu’t’es un impotent à la manque que t’es autorisé à avoir un culot pareil. Et puis, je sais que tu les aimes, les pommes de terre.

La phrase énigmatique était accompagnée d’un clin d’œil des plus bizarres. Pourtant, l’infirme ne s’avoua pas vaincu.

— J’aime les pommes de terre, sale gosse ? Qu’est-ce que tu veux dire ?

Sans sourciller, Riquet répondit :

— J’te dis que tu aimes les pommes de terre. En salade.

— En salade ?

— En panier à salade.

C’était de plus en plus incompréhensible, et cependant l’attitude de l’infirme changea. Un sourire d’abord passait sur ses lèvres, puis il dit :

— Viens prendre un verre chez le bistro voisin.

— Ça colle.

Certes, le paralytique oubliait complètement de jouer son rôle. Il ne feignait même plus d’éprouver la moindre gêne à se mouvoir. Grand, mince, souple, il se pencha, attrapa par la poignée le petit chariot où il gisait quelques minutes avant et, le remettant sur ses pieds, suivi de Riquet, avança à grand pas, se dirigea vers le cabaret voisin. Une seconde après, les deux nouveaux amis étaient attablés.

Riquet, pour faire l’homme, avait commandé une fine qui le brûlait atrocement chaque fois qu’il en prenait une petite gorgée. Un café fumait devant Taxi.

Et c’est Taxi qui reprit la conversation :

— Alors, qui es-tu, pour de bon ?

— Mais tu me connais, Taxi, le fils de mon père, probablement, et celui de ma mère, aucun doute.

— Je ne te demande pas cela. Tu es le fils de qui ça te plaît. Ce que je veux savoir, c’est ta vraie profession.

— Et la tienne ?

— Écoute, petit, tu as surpris un secret et je vais me confier à toi. Mais, confidence pour confidence, je ne suis pas paralytique, c’est vrai, je ne l’ai jamais été, et j’espère bien ne jamais l’être. Maintenant, dis-moi, es-tu de la police ?

— Hum, oui, non.

— Comprends pas. Décidément, tu ne m’as pas l’air d’un imbécile ! qu’est-ce que tu as vu tout à l’heure ?

— Ce qu’il fallait voir. Qu’est-ce que c’était ?

— Tu m’as parlé de pommes de terre.

— Probable. Pendant que vous me passiez le shampooing, vous en aviez une dans la main.

— Et alors ?

— Elle venait du « panier à salade », pas vrai ?

Taxi ne répondait, à son tour, ni oui ni non. Il s’absorba quelques instants dans une profonde songerie, puis se décida :

— Petit, tu n’as pas l’air d’une gourde et tu peux me rendre service. J’ai confiance en des gosses comme toi. Écoute-moi bien : je vais te dire mon nom. Mais pour toi seul : je m’appelle Fandor, Jérôme Fandor.

— Moi, vous savez, je m’appelle Riquet. Pour vous servir Monseigneur !

***

Une quinzaine de jours auparavant, lorsque, quittant M. Havard, Fandor avait abandonné le Palais de Justice après y avoir reçu la confirmation officielle de la mort de Juve, le jeune homme avait d’abord éprouvé un affreux chagrin. Juve mort, Fantômas devait être libre, triomphant, hors d’atteinte. Juve mort, Fandor se disait que le bandit allait pouvoir continuer ses abominables forfaits, multiplier les deuils, accumuler les ruines, ajouter les atrocités aux atrocités. Pourtant, les premières minutes de désespoir passées, Fandor s’était ressaisi. Lui, Fandor, demeurait, et, tant que Fandor vivrait, Fantômas aurait à lutter contre un adversaire d’autant plus décidé à le vaincre qu’il aurait à venger son meilleur ami.

Puis, Fandor s’était posé une question. Que Juve fût réellement mort, qu’il se fût laissé enfermer chez lui par Fantômas, qu’il eût été victime de l’incendie, c’était incroyable puisque la paralysie de Juve n’était qu’illusoire. Discrètement, Fandor avait enquêté. Il s’était rendu rue Bonaparte et s’il n’avait pu pénétrer dans les décombres, il avait pu du moins, interviewer de nombreux témoins. Et Fandor avait tressailli en apprenant qu’au plus fort de l’incendie, quelqu’un avait prononcé cette phrase, surprenante à coup sûr :

— Juve est mort, c’est vrai, ou s’il n’est pas mort, il n’en vaut guère mieux !

Fandor n’avait pas hésité :

— Un seul homme a pu parler de la sorte : Juve.

D’autres faits, depuis, étaient venus rassurer le journaliste. Certes, les journaux avaient multiplié les articles biographiques sur le malheureux policier décédé. Certes, le bruit du trépas s’était accrédité, mais M. Havard non seulement n’avait pas semblé affecté, mais encore, pour parler vulgairement, « n’avait même pas marqué le coup. »

— C’est tout de même rigolo, se disait le journaliste, on ne songe même pas à inscrire Juve, sur la plaque des Victimes du Devoir.

Rassuré, le jeune homme s’était dit alors :

— Juve ne donne pas de ses nouvelles, pour mieux rester dans l’ombre. Je vais me cacher moi aussi.

Fandor avait beaucoup ri de l’invention de Juve se faisant passer pour paralytique. Aujourd’hui, il l’avait froidement copié : seulement, comme le repos lui coûtait, il s’était donné une paralysie spéciale. Il s’était fait paralytique-mendiant, paralytique mobile.

Mais que faisait donc Fandor à la porte de la prison Saint-Lazare ?

Riquet allait parler, révéler à Fandor qu’il connaissait Juve quand le journaliste sauta dehors, lui disant :

— Le môme, attends-moi ici, sans faute.

Fandor cependant, remontait vers Saint-Lazare. Il arriva juste à temps pour voir se refermer devant lui, sur le « panier à salade », retour du Palais de Justice, les portes de la prison. Il vit une grosse vieille femme s’agitant entre deux gardiens, visiblement au paroxysme de la colère.

— Avec tout ça, je n’a rien vu de la rentrée du Palais, pourvu qu’il n’y ait pas eu une nouvelle pomme de terre.

Or, chose bizarre, la vieille femme ramassée par les agents songeait à la même minute :

— Je n’ai pas perdu ma matinée, puisque j’ai pu le voir.

Que signifiait tout cela ?

Fandor, à pas lents, reprit, rêveur, la direction du cabaret où Riquet l’attendait.

— Il est extraordinaire ce gosse, se disait Fandor, et c’est peut-être une excellente recrue. Vif, intelligent, aimant la police, il peut m’être utile. Tout de même, qu’a-t-il surpris au juste ? Que j’ai ramassé une pomme de terre tombée du « panier à salade ». Bah, cela n’est pas bien grave. J’imagine que ce fait ne le conduira pas à inventer que je viens de prendre rendez-vous avec Hélène à l’intérieur même de cette prison.

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