— D’où venez-vous ?
— De Pantruche.
— De quoi ?
— Excusez-moi, j’ai pas l’habitude de causer à des flics de province. Pantruche ça se trouve sur les bords de la Seine, entre Saint-Denis et Montrouge.
— C’est bon je vous mets en état d’arrestation.
— Vraiment, voilà déjà cinq minutes que vous m’avez passé les menottes, je commençais bien à m’en douter.
Les douaniers cependant se consultaient avec les gendarmes :
— Nous allons, dit le sergent des douaniers, continuer nos recherches le long de la côte. Qu’est-ce que vous faites de ce gaillard-là ?
— Je vais détacher deux hommes et le faire conduire immédiatement, non pas au poste de la pointe Saint-Mathieu comme les autres, mais à la prison de Brest.
Et le brigadier désignant Œil-de-Bœuf, ajouta :
— Voyez ces mains rouges, ces taches de sang. Son affaire est claire, il est inculpé d’assassinat.
— Ah, mais nom de Dieu, pas de blague, fit Œil-de-Bœuf, faudrait voir à ne pas m’en coller sur le dos, plus que ma brouette ne peut en charrier : mettons que j’aie visité le pante, histoire de savoir s’il avait du pèze. Quant à ce qui est de l’avoir refroidi, la gueuse et les cailloux s’en sont bien chargés tout seuls. Non, très peu, d’avoir zigouillé le mec, au revoir, messieurs.
— Inutile de nier. Nous savons ce que nous disons. Il se peut que ce malheureux officier ne vous ait pas opposé une bien grande résistance, mais tout nous prouve que c’est vous qui l’avez assassiné. Au surplus, le juge d’instruction appréciera.
— Ah, nom de Dieu, tas de vaches, vaches que vous êtes, hurla Œil-de-Bœuf au comble de l’exaspération.
Mais, décidément, le brigadier ne se laissait pas intimider. Il choisit deux robustes gaillards parmi ses hommes.
— Je vous le confie. Vous savez les ordres. S’il fait du tapage, un bâillon, s’il résiste, le cabriolet, et s’il n’est pas content avec ça, s’il essaie de s’échapper, deux balles dans la peau.
Le brigadier se penchant vers le sergent de douane, d’un air entendu :
— On a reçu des ordres ce matin, liberté pleine et entière pour traiter cette racaille comme elle le mérite. Je ne regrette qu’une chose, c’est qu’on ne l’ait pas démoli tout de suite, ça ferait moins d’histoires, et il y en aurait un de moins.
— Bougre de bougre, pensa Œil-de-Bœuf, lançant un regard mauvais au brigadier, cette brute-là n’a pas l’air de vouloir rigoler. Eh bien, on va tâcher de faire son petit saint Jean. C’est égal, inculpé d’assassinat, alors que j’ai simplement retourné les poches à un macchabée c’est raide ! Je trouve qu’il cherre dans le mastic, ce brigadier de malheur.
Quelques minutes plus tard, les deux gendarmes entraînaient leur prisonnier. La petite troupe des douaniers conduite par le sergent et le brigadier, continuait ses recherches. Nul ne s’était aperçu de la disparition de Loulou Planche-à-Pain, et, Œil-de-Bœuf, depuis qu’il savait qu’on allait le conduire à la prison de Brest, était bien le dernier à s’en préoccuper.
***
Cependant, cette sinistre matinée s’achevait par une victoire relative des autorités.
Non seulement on avait appréhendé l’individu qu’on allait inculper d’assassinat, mais encore dans le poste du phare de la pointe Saint-Mathieu, on gardait à vue, baïonnette au canon, une demi-douzaine de rôdeurs mal réputés sur la côte, puis des apaches parisiens, qui n’étaient autres que le Barbu, Carfoux, Rouquinot, enfin la mère Toulouche, qui se lamentait à l’idée qu’après avoir passé quatre ans dans une maison centrale, elle retombait après quinze jours de liberté aux mains de la justice de son pays, qui, disait-elle avait toujours manqué d’égards pour ses cheveux blancs, et ne s’était jamais montrée très tendre pour l’excellente personne qu’elle était.
7 – QUATRE JOURS DE VOYAGE
Dans une chambre proprette, toute tapissée d’un grand papier à fleurs, dont les fenêtres étaient closes par un rideau de cretonne à grands ramages qui tamisait mal le jour, Fandor venait d’ouvrir les yeux. Le journaliste était rompu. Après une nuit mouvementée comme celle qu’il avait vécue, il avait d’ailleurs bien le droit d’être fatigué et il allait s’accorder l’autorisation de demeurer encore un peu au lit, à demi sommeillant, à demi éveillé, lorsque la voix de Juve vint le tirer de sa torpeur.
— Café ou chocolat ? Qu’est-ce que tu désires, Fandor ?
Fandor se redressa, se pencha, regarda sur le lit voisin Juve qui, assis, achevait de s’habiller en laçant ses bottines.
— Café ou chocolat, répéta le journaliste, vous en avez de bonnes, Juve. Ah ça, vous imaginez-vous, par exemple, que nous sommes à l’hôtel Continental ?
— Non, Fandor, nous sommes à l’hôtel de Brest.
— Justement, et les petits déjeuners sont uniformes. D’ailleurs vous connaissez mes goûts, Juve : ni café, ni chocolat, passez-moi une cigarette.
Le policier obtempéra au désir du jeune homme et Fandor ayant allumé l’indispensable rouleau de tabac, fuma béatement et se sentit peu à peu envahi d’une douce satisfaction.
— Mon vieux Juve, déclara bientôt le journaliste, sautant à son tour au bas de son lit, me voici tout à fait confortable. Bigre de bigre, qu’en pensez-vous ? cela fait du bien de dormir.
— Je ne dis pas non.
— Alors, Juve, si nous nous recouchions ?
— Non, ne nous recouchons pas, levons-nous, au contraire. Tu oublies, que diable, qu’il nous faut aller visiter M. Noyot, le juge d’instruction.
Là-dessus Fandor s’avoua vaincu. Bien qu’en rechignant un peu, il s’habilla en hâte.
Comment Juve et Fandor se trouvaient-ils à l’hôtel de Brest ?
Comment les deux héros avaient-ils échappé à l’effroyable catastrophe ?
Les deux amis avaient eu la bonne fortune en réalité, au moment où ils tombaient à l’eau, d’être accrochés par des épaves qui flottaient et qui les avaient empêchés de se noyer.
***
— Allons, lambin, as-tu bientôt fini de faire ta raie et d’adresser des œillades aux Brestoises qui passent sous nos fenêtres ?
Juve pressait Fandor, qui, un peigne en main, semblait regarder avec une profonde attention la petite place sur laquelle était dressé l’hôtel. Mais Fandor ne tint aucun compte de l’observation du policier. Au lieu d’achever de se peigner, il souleva le rideau de vitrage, appela Juve :
— Venez donc, pardieu, je ne me trompe pas, ce sont eux.
Juve était accouru à l’appel de Fandor :
— Ma foi, tu as raison. Les choses se compliquent. Pourquoi diable Ellis Marshall et Sonia sont-ils ici ? Cela me donne à penser.
— À penser quoi, Juve ?
— Dépêche-toi.
Le journaliste fut prêt en un clin d’œil.
Les deux hommes quittèrent le petit hôtel pour prendre la direction du Palais de Justice où les attendait le juge d’instruction. Fandor, les mains dans les poches, la cigarette aux lèvres, semblait parfaitement insouciant. Le policier allait tête basse, roulant de sombres pensées. Bientôt même Fandor essaya de faire parler Juve :
— Mon bon ami, la présence d’Ellis Marshall et de Sonia m’intrigue. L’autre jour, en les rencontrant, nous supposions que tous les deux, en leur qualité d’agents diplomatiques, s’occupaient, comme nous, de suivre le Skobeleff. Mais maintenant qui suivent-ils ? Est-ce que, par hasard…
— Tais-toi donc, bavard, je t’ai dit que nous ne devions plus parler de cela. D’ailleurs, tu te trompes peut-être, Ellis Marshall et Sonia sont sans doute à Brest pour un motif très simple. Tu oublies qu’on leur a volé une auto ?
— Ah diable, c’est vrai, vous croyez qu’ils sont ici pour porter plainte ?
— C’est bien possible.
Au Palais de Justice, on ne les fit point attendre. Le juge commis pour enquêter sur le naufrage du Skobeleff, un certain M. Noyot, était homme ponctuel, précis, méticuleux, respectueux des formes et d’une grande exactitude.
À peine Juve eut-il fait passer sa carte, qu’il donnait l’ordre d’introduire les deux hommes :
— J’espère, demandait-il, comme le policier et le journaliste le saluaient, j’espère, messieurs, que vous voici parfaitement remis ? Vous m’excuserez de vous avoir convoqués si vite, mais je suppose que vous avez aussi hâte de quitter Brest que j’ai hâte moi-même, de clore l’information ouverte, relativement à la perte de ce malheureux navire ? Vous savez à quoi il faut l’attribuer ?
— Ma foi, non, monsieur le juge d’instruction.
— Messieurs, il n’y a aucun doute à se faire, le Skobeleffs’est perdu par le fait des manœuvres coupables d’une bande de naufrageurs.
— Des naufrageurs ? Vous êtes sûr de ce que vous avancez, monsieur le juge ?
— Tout ce qu’il y a de plus sûr. Une bande d’individus sans aveu a envahi le littoral. J’ai des témoignages formels. On les a vus se promener sur la falaise, agitant des lanternes pour faire croire à la présence de bateaux et amener le navire à se mettre au plein. Bref, il ne peut subsister aucun doute. D’ailleurs, monsieur Juve, si vous vouliez une plus ample confirmation à ces faits, je m’empresse de vous aviser que la gendarmerie a arrêté un individu qui, non content de piller les épaves du Skobeleff, a assassiné un malheureux aspirant de marine.
— Son nom ?
— Son nom, je ne sais pas, mais il est surnommé Œil-de-Bœuf.
***
Des naufrageurs.
On avait attiré volontairement le Skobeleffsur les récifs de la pointe Saint-Mathieu. Parmi ceux qui avaient ainsi occasionné la perte du vaisseau, on avait arrêté Œil-de-Bœuf. Juve n’avait pas besoin d’autres renseignements pour tout comprendre.
Après avoir longuement causé avec M. Noyot, le policier demanda :
— Dites-moi, monsieur, savez-vous, par hasard, si les appareils de télégraphie sans fil de la Préfecture maritime ont enregistré, ces temps-ci, certains troubles ?
— Oui, en effet, j’ai lu dans les journaux. Mais quel rapport ?
— Aucun.
Et là-dessus Juve avait pris congé.
Mais à peine le policier était-il hors du cabinet de M. Noyot, qu’il frappait sur l’épaule de Fandor :
— Tu comprends, je suppose ?
— Non, Juve, je ne comprends rien.
— Mais c’est limpide. Mon petit, lorsque Fantômas est monté à bord du Skobeleff, il s’est parfaitement douté que son vaisseau allait avoir à ses trousses toutes les marines du monde. Bien. Il a inventé alors une manœuvre inimaginable : Fantômas, qui a des complices dans le monde entier, a dû trouver moyen de lancer un télégramme sans fil, secret, pour convoquer à la pointe Saint-Mathieu ceux qui devaient causer la perte du cuirassé. N’en doute pas, c’est volontairement que les gredins qui sont les amis d’Œil-de-Bœuf, et de Fantômas, ont attiré le Skobeleffsur les récifs. Fantômas a inventé cette excellente façon de débarquer à l’improviste. Quant au portefeuille, Fandor, de deux choses l’une : ou Fantômas ne connaissait pas son existence, et alors je m’explique fort bien qu’il ne l’ait point sauvé au moment où le vaisseau coulait, ou il soupçonnait son extraordinaire importance et dans ce cas il avait imaginé la plus infernale des machinations.
— Laquelle, Juve, grand Dieu ?
— Eh, parbleu, Fandor, nous enfermer dans la cabine où était ce document, couler le navire, nous faire noyer dans une pièce où, fatalement, on nous retrouverait, nous, Français, à côté de ce portefeuille diplomatique. Tu vois ça d’ici ? le scandale qui en résultait ? l’accusation qui pesait sur notre pays, d’avoir volontairement coulé le Skobeleff ?
***
— C’est invraisemblable, dit Fandor.
Atterrés, les deux amis continuaient à regarder autour d’eux cette petite chambre dont ils ne s’étaient absentés que le temps d’aller au Palais de Justice et d’en revenir, et où, maintenant, régnait un superbe désordre.
— Regarde, dit Juve, on a fouillé partout, partout, m’entends-tu ? Il n’y a pas besoin d’être grand clerc, même, pour s’apercevoir que l’on a passé des aiguilles à travers notre matelas.
— Démonté la commode.
— Sondé les lames du parquet.
— Retourné nos oreillers.
— Et nos traversins.
— C’est mieux qu’une fouille, Juve, c’est une perquisition. Bougre de bougre, qui diable a pu ainsi trouver moyen de pénétrer dans notre chambre ? qui diable a voulu s’assurer que nous ne cachions rien ? Ne croyez-vous pas qu’Ellis Marshall ou Sonia…
— Non, tu te trompes. Certes, ni Sonia, ni Ellis, pour rattraper le portefeuille, ne se feraient scrupule de s’introduire chez nous, de tout bouleverser. Mais enfin ce sont des agents diplomatiques, ils s’arrangeraient certainement pour ne pas laisser de traces.
— Alors, qui, Juve ?
— Mais Fantômas, parbleu. Si réellement Fantômas se doute que nous avons le portefeuille, si réellement il a eu connaissance de notre sauvetage, ce qui n’était pas difficile, et du sauvetage de ce terrible document, dans les quatre jours qui nous restent à vivre avant que nous remettions le portefeuille rouge au prince Nikita, nous devons nous attendre aux pires catastrophes.
— Eh bien, Juve ? en avant pour les catastrophes. Voilà dix ans que nous nous débattons dans les luttes les plus insensées, au milieu des périls les plus caractérisés, que diable, nous n’en sommes plus à économiser quatre jours d’aventures ?
***
À midi et demi, après un bon déjeuner qu’ils avaient arrosé d’un vin d’excellente qualité, Juve et Fandor se retrouvaient, assis dans le jardinet formant la cour du petit hôtel où ils étaient descendus.
Mais tandis que Juve, une heure auparavant, était silencieux, un peu sombre, alors que Fandor était de bonne humeur, suivant son habitude, c’était exactement tout le contraire aujourd’hui. Juve plaisantait et Fandor boudait.
— Mon petit, expliqua le policier parlant à haute voix, n’ayant nullement l’air de redouter que l’on entendît ses paroles, mon petit, il faut se faire une raison. Puisque nous avons été assez heureux pour sauver le portefeuille rouge du naufrage du Skobeleff, il faut que nous employions tous les moyens possibles pour arriver à voyager avec lui jusqu’à Paris sans nous exposer à ce qu’on nous l’enlève. Voyons, que proposes-tu ? Où cacher le portefeuille ?
— Que diable, vous êtes fou de parler ainsi Juve ? Voilà que vous criez maintenant à tous les échos que nous détenons le portefeuille ? Ah çà, vous n’avez donc pas aperçu Ellis Marshall et Sonia qui dînent sous cette tonnelle, à moins de cinq mètres de nous et qui certainement ne perdent pas de vue un seul de nos mouvements ? Vous voulez donc que nous ayons tout le monde à nos trousses ?
— Peu nous importe, va. Nous serons bien assez malins pour déjouer leur poursuite, et puis, d’abord, là n’est pas la question. Comment proposes-tu de faire voyager le portefeuille rouge ? Réponds.
— Eh bien que diriez-vous de cette proposition : cacher cette maudite serviette de maroquin dans un train ? Nous prendrions le train suivant.
— On fait dérailler un train, Fandor.
— Alors, si nous frétions une automobile ?
— Encore plus sot, Fandor. Une automobile a des pannes, brûle. Trouve autre chose.
— C’est difficile. Tiens, au fait, pourquoi n’enverrions-nous pas le document par la poste ?
— Parce que l’on vole à la poste.
— Vous avez raison. Mais vous êtes bien difficile. Que proposez-vous, vous ?
Juve décidément avait complètement perdu ses habitudes de prudence. Ostensiblement et alors qu’il savait les deux agents Sonia et Ellis Marshall embusqués à quelques pas de lui, il tira de sa poche le fameux portefeuille rouge.
— Mon petit Fandor, la meilleure cachette que je connaisse la voici : le portefeuille est dans ma poche. Il y restera jusqu’au moment où je le remettrai au lieutenant prince Nikita. J’imagine qu’on ne me le prendra pas à mon insu. D’ailleurs, pour plus de sûreté et pour occuper les quatre jours qui nous séparent du moment où nous pourrons nous en débarrasser, Fandor : voyageons à petite journée. Ce soir allons coucher à Morlaix. Demain nous irons un peu plus loin.