Justine Ou Les Malheurs De La Vertu - de Sade Marquis Alphonse Francois 14 стр.


La troisième classe est celle de l'âge raisonnable; elle est vêtue de bleu; on y est depuis vingt-un jusqu'à trente; c'est celle où nous sommes l'une et l'autre.

La quatrième classe, vêtue de mordoré, est destinée pour l'âge mûr; elle est composée de tout ce qui passe trente ans.

Ou ces filles se mêlent indifféremment aux soupers des Révérends Pères, ou elles y paraissent par classe: tout dépend du caprice des moines; mais hors des soupers, elles sont mêlées dans les deux chambres, comme tu peux en juger par celles qui habitent la nôtre.

L'instruction que j'ai à te donner, me dit Omphale, doit se renfermer sous quatre articles principaux: nous traiterons dans le premier de ce qui concerne la maison; dans le second, nous placerons ce qui regarde la tenue des filles, leur punition, leur nourriture, etc., etc., etc.; le troisième article t'instruira de l'arrangement des plaisirs de ces moines, de la manière dont les filles y servent; le quatrième te développera l'histoire des réformes et des changements.

Je ne te peindrai point, Thérèse, les abords de cette affreuse maison, tu les connais aussi bien que moi; je ne te parlerai que de l'intérieur; on me l'a fait voir afin que je puisse en donner l'image aux nouvelles venues, de l'éducation desquelles on me charge, et leur ôter par ce tableau toute envie de s'évader. Hier, Sévérino t'en expliqua une partie, il ne te trompa point, ma chère. L'église et le pavillon qui y tient forment ce qu'on appelle proprement le couvent; mais tu ignores comment est situé le corps de logis que nous habitons, comment on y parvient; le voici. Au fond de la sacristie, derrière l'autel, est une porte masquée dans la boiserie qu'un ressort ouvre; cette porte est l'entrée d'un boyau, aussi obscur que long, des sinuosités duquel ta frayeur en entrant t'empêcha, sans doute, de t'apercevoir; d'abord ce boyau descend, parce qu'il faut qu'il passe sous un fossé de trente pieds de profondeur, ensuite il remonte après la largeur de ce fossé, et ne règne plus qu'à six pieds sous le sol; c'est ainsi qu'il arrive aux souterrains de notre pavillon, éloigné de l'autre d'environ un quart de lieue. Six enceintes épaisses s'opposent à ce qu'il soit possible d'apercevoir ce logement-ci, fût-on même monté sur le clocher de l'église; la raison de cela est simple: le pavillon est très bas, il n'a pas vingt-cinq pieds, et les enceintes composées, les unes de murailles, les autres de haies vives très serrées les unes sur les autres, en ont chacune plus de cinquante de haut: de quelque part qu'on observe cette partie, elle ne peut donc être prise que pour un taillis de la forêt, mais jamais pour une habitation; c'est donc, ainsi que je viens de le dire, par une trappe donnant dans les souterrains que se trouve la sortie du corridor obscur dont je t'ai donné l'idée, et duquel il est impossible que tu te souviennes d'après l'état où tu devais être en le traversant. Ce pavillon-ci, ma chère, n'a en tout que des souterrains, un plain-pied, un entresol et un premier étage; le dessus est une voûte très épaisse, garnie d'une cuvette de plomb pleine de terre, dans laquelle sont plantés des arbustes toujours verts qui, se mariant avec les haies qui nous environnent, donnent au total un air de massif encore plus réel. Les souterrains forment une grande salle au milieu et huit cabinets autour, dont deux servent de cachots aux filles qui ont mérité cette punition, et les six autres de caves; au-dessus, se trouvent la salle des soupers, les cuisines, les offices, et deux cabinets où les moines passent quand ils veulent isoler leurs plaisirs et les goûter avec nous, hors des yeux de leurs confrères. Les entresols composent huit chambres, dont quatre ont un cabinet; ce sont les cellules où les moines couchent, et nous introduisent, quand leur lubricité nous destine à partager leurs lits; les quatre autres chambres sont celles des frères servants, dont l'un est notre geôlier, le second le valet des moines, le troisième le chirurgien, ayant dans sa cellule tout ce qu'il faut pour des besoins pressants, et le quatrième le cuisinier; ces quatre frères sont sourds et muets; difficilement on attendrait donc d'eux, comme tu vois, quelques consolations ou quelques secours; ils ne s'arrêtent jamais d'ailleurs avec nous, et il nous est très défendu de leur parler. Le dessus de ces entresols forme les deux sérails; ils se ressemblent parfaitement l'un et l'autre; c'est, comme tu vois, une grande chambre où tiennent huit cabinets. Ainsi, tu conçois, chère fille, qu'à supposer que l'on rompît les barreaux de nos croisées, et que l'on descendît par la fenêtre, on serait encore loin de pouvoir s'évader, puisqu'il resterait à franchir cinq haies vives, une forte muraille et un large fossé: ces obstacles fussent-ils même vaincus, où retomberait-on, d'ailleurs? Dans la cour du couvent qui, soigneusement fermée elle-même, n'offrirait pas encore dès le premier moment une sortie bien sûre. Un moyen d'évasion, moins périlleux peut-être, serait, je l'avoue, de trouver dans nos souterrains la bouche du boyau qui y rend; mais comment parvenir dans ces souterrains, perpétuellement enfermées comme nous le sommes? Y fût-on même, cette ouverture ne se trouverait pas encore, elle rend dans un coin perdu, ignoré de nous et barricadé lui-même de grilles dont eux seuls ont la clef. Cependant, tous ces inconvénients se trouvassent-ils vaincus, fût-on dans le boyau, la route n'en serait pas encore plus sûre pour nous; elle est garnie de pièges qu'eux seuls connaissent, et où se prendraient inévitablement les personnes qui voudraient la parcourir sans eux. Il faut donc renoncer à l'évasion, elle est impossible, Thérèse; crois que si elle était praticable, il y a longtemps que j'aurais fui ce détestable séjour, mais cela ne se peut. Ceux qui y sont n'en sortent jamais qu'à la mort; et de là naît cette impudence, cette cruauté, cette tyrannie dont ces scélérats usent avec nous; rien ne les embrase, rien ne leur monte l'imagination comme l'impunité que leur promet cette inabordable retraite; certains de n'avoir jamais pour témoins de leurs excès que les victimes mêmes qui les assouvissent, bien sûrs que jamais leurs écarts ne seront révélés, ils les portent aux plus odieuses extrémités; délivrés du frein des lois, ayant brisé ceux de la religion, méconnaissant ceux des remords, il n'est aucune atrocité qu'ils ne se permettent, et dans cette apathie criminelle, leurs abominables passions se trouvent d'autant plus voluptueusement chatouillées que rien, disent-ils, ne les enflamme comme la solitude et le silence, comme la faiblesse d'une part et l'impunité de l'autre. Les moines couchent régulièrement toutes les nuits dans ce pavillon, ils s'y rendent à cinq heures du soir, et retournent au couvent le lendemain matin sur les neuf heures, excepté un qui, tour à tour, passe ici la journée: on l'appelle le régent de garde. Nous verrons bientôt son emploi. Pour les quatre frères, ils ne bougent jamais; nous avons dans chaque chambre une sonnette qui communique dans la cellule du geôlier; la doyenne seule a le droit de la sonner, mais lorsqu'elle le fait en raison de ses besoins, ou des nôtres, on accourt à l'instant. Les pères apportent en revenant, chaque jour, eux-mêmes les provisions nécessaires, et les remettent au cuisinier qui les emploie d'après leurs ordres; il y a une fontaine dans les souterrains, et des vins de toute espèce et en abondance dans les caves.

Passons au second article, ce qui tient à la tenue des filles, à leur nourriture, à leur punition, etc.

Notre nombre est toujours égal; les arrangements sont pris de manière que nous soyons toujours seize: huit dans chaque chambre; et, comme tu vois, toujours dans l'uniforme de nos classes; la journée ne se passera pas sans qu'on te donne les habits de celle où tu entres; nous sommes tous les jours en déshabillé de la couleur qui nous appartient; le soir, en lévite de cette même couleur, coiffées du mieux que nous pouvons; la doyenne de la chambre a sur nous tout pouvoir, lui désobéir est un crime; elle est chargée du soin de nous inspecter avant que nous ne nous rendions aux orgies, et si les choses ne sont pas dans l'état désiré, elle est punie ainsi que nous. Les fautes que nous pouvons commettre sont de plusieurs sortes. Chacune a sa punition particulière dont le tarif est affiché dans les deux chambres; le régent de jour, celui qui vient, comme je te l'expliquerai tout à l'heure, nous signifier les ordres, nommer les filles du souper, visiter nos habitations, et recevoir les plaintes de la doyenne, ce moine, dis-je, est celui qui distribue le soir la punition que chacune a méritée. Voici l'état de ces punitions à côté des crimes qui nous les calent.

Ne pas être levée le matin à l'heure prescrite: trente coups de fouet (car c'est presque toujours par ce supplice que nous sommes punies; il était assez simple qu'un épisode des plaisirs de ces libertins devînt leur correction de choix); présenter ou par malentendu, ou par quelque cause que ce puisse être, une partie du corps, dans l'acte des plaisirs, au lieu de celle qui est désirée: cinquante coups; être mal vêtue, ou mal coiffée: vingt coups; n'avoir pas averti lorsqu'on a ses règles: soixante coups; le jour où le chirurgien a constaté votre grossesse: cent coups; négligence, impossibilité, ou refus dans les propositions luxurieuses: deux cents coups. Et combien de fois leur infernale méchanceté nous prend-elle en défaut sur cela, sans que nous ayons le plus léger tort! Combien de fois l'un d'eux demande-t-il subitement ce qu'il sait bien que l'on vient d'accorder à l'autre, et ce qui ne peut se refaire tout de suite! Il n'en faut pas moins subir la correction; jamais nos remontrances, jamais nos plaintes ne sont écoutées; il faut obéir ou être corrigées. Défauts de conduite dans la chambre ou désobéissance à la doyenne: soixante coups; l'apparence des pleurs, du chagrin, des remords, l'air même du plus petit retour à la religion: deux cents coups. Si un moine vous choisit pour goûter avec vous la dernière crise du plaisir et qu'il n'y puisse parvenir, soit qu'il y ait de sa faute, ce qui est très commun, soit qu'il y ait de la vôtre: sur-le-champ, trois cents coups. Le plus petit air de répugnance aux propositions des moines, de quelque nature que puissent être ces propositions: deux cents coups; une entreprise d'évasion, une révolte: neuf jours de cachot, toute nue, et trois cents coups de fouet chaque jour; cabales, mauvais conseils, mauvais propos entre soi, dès que cela est découvert: trois cents coups; projets de suicide, refus de se nourrir comme il convient: deux cents coups; manquer de respect aux moines: cent quatre-vingts coups. Voilà nos seul délits, nous pouvons d'ailleurs faire tout, ce qui nous plaît, coucher ensemble, nous quereller, nous battre, nous porter aux derniers excès de l'ivrognerie et de la gourmandise, jurer, blasphémer: tout cela est égal, on ne nous dit mot pour ces fautes-là; nous ne sommes tancées que pour celles que je viens de te dire, mais les doyennes peuvent nous épargner beaucoup de ces désagréments, si elles le veulent. Malheureusement, cette protection ne s'achète que par des complaisances souvent plus fâcheuses que les peines garanties par elles; elles sont du même goût dans l'une et l'autre salle, et ce n'est qu'en leur accordant des faveurs qu'on parvient à les enchaîner. Si on les refuse, elles multiplient sans raison la somme de vos torts, et les moines qu'on sert, en en doublant l'état, bien loin de les gronder de leur injustice, les y encouragent sans cesse; elles sont elles-mêmes soumises à toutes ces règles, et de plus très sévèrement punies, si on les soupçonne indulgentes. Ce n'est pas que ces libertins aient besoin de tout cela pour sévir contre nous, mais ils sont bien aises d'avoir des prétextes; cet air de nature prête des charmes à leur volupté, elle s'en accroît. Nous avons chacune une petite provision de linge en entrant ici; on nous donne tout par demi-douzaine, et l'on renouvelle chaque année, mais il faut rendre ce que nous apportons; il ne nous est pas permis d'en garder la moindre chose; les plaintes des quatre frères dont je t'ai parlé sont écoutées comme celles de la doyenne; nous sommes punies sur leur simple délation; mais ils ne nous demandent rien au moins, et il n'y a pas tant à craindre qu'avec les doyennes, très exigeantes et très dangereuses quand le caprice ou la vengeance dirige leurs procédés. Notre nourriture est fort bonne et toujours en très grande abondance; s'ils ne recueillaient de là des branches de volupté, peut-être cet article n'irait-il pas aussi bien, mais comme leurs sales débauches y gagnent, ils ne négligent rien pour nous gorger de nourriture: ceux qui aiment à nous fouetter, nous ont plus dodues, plus grasses, et ceux qui, comme te disait Jérôme hier, aiment à voir pondre la poule, sont sûrs, au moyen d'une abondante nourriture, d'une plus grande quantité d'œufs. En conséquence, nous sommes servies quatre fois le jour; on nous donne à déjeuner, entre neuf et dix heures, toujours une volaille au riz, des fruits crus ou des compotes, du thé, du café, ou du chocolat; à une heure on sert le dîner; chaque table de huit est servie de même: un très bon potage, quatre entrées, un plat de rôti et quatre entremets; du dessert en toute saison. A cinq heures et demie, on sert le goûter: des pâtisseries ou des fruits; le souper est excellent sans doute, si c'est celui des moines; si nous n'y assistons pas, comme nous ne sommes alors que quatre par chambre, on nous sert à la fois trois plats de rôti et quatre entremets; nous avons chacune par jour une bouteille de vin blanc, une de rouge, et une demi-bouteille de liqueur; celles qui ne boivent pas autant sont libres de donner aux autres; il y en a parmi nous de très gourmandes qui boivent étonnamment, qui s'enivrent, et tout cela sans qu'elles en soient réprimandées; il en est également à qui ces quatre repas ne suffisent pas encore; elles n'ont qu'à sonner, on leur apporte aussitôt ce qu'elles demandent.

Les doyennes obligent à manger aux repas, et si l'on persistait à ne le vouloir point faire, par quelque motif que ce pût être, à la troisième fois, on serait sévèrement punie. Le souper des moines est composé de trois plats de rôti, de six entrées relevées par une pièce froide et huit entremets, du fruit, trois sortes de vin, du café et des liqueurs. Quelquefois, nous sommes à table toutes les huit avec eux; quelquefois ils obligent quatre de nous à les servir, et elles soupent après; il arrive aussi de temps en temps qu'ils ne prennent que quatre filles à souper; communément alors, ce sont des classes entières; quand nous y sommes huit, il y en a toujours deux de chaque classe. Il est inutile de te dire que jamais personne au monde ne nous visite; aucun étranger, sous quelque prétexte que ce puisse être, n'est introduit dans ce pavillon. Si nous tombons malades, le seul frère chirurgien nous soigne, et si nous mourons, c'est sans aucun secours religieux; on nous jette dans un des intervalles formés par les haies, et tout est dit; mais par une insigne cruauté, si la maladie devient trop grave, ou qu'on en craigne la contagion, on n'attend pas que nous soyons mortes pour nous enterrer; on nous enlève et nous place où je t'ai dit, encore toute vivante; depuis dix-huit ans que je suis ici, j'ai vu plus de dix exemples de cette insigne férocité; ils disent à cela qu'il vaut mieux en perdre une que d'en risquer seize; que c'est d'ailleurs une perte si légère qu'une fille, si aisément réparée, qu'on y doit avoir peu de regrets.

Passons à l'arrangement des plaisirs des moines et à tout ce qui tient à cette partie.

Nous nous levons ici à neuf heures précises du matin, en toute saison; nous nous couchons plus ou moins tard, en raison du souper des moines. Aussitôt que nous sommes levées, le régent de jour vient faire sa visite, il s'assoit dans un grand fauteuil, et là, chacune de nous est obligée d'aller se placer devant lui les jupes relevées du côté qu'il aime; il touche, il baise, il examine, et quand toutes ont rempli ce devoir, il nomme celles qui doivent être du souper; il leur prescrit l'état dans lequel il faut qu'elles soient, il prend les plaintes des mains de la doyenne, et les punitions s'imposent. Rarement ils sortent sans une scène de luxure à laquelle nous sommes communément employées toutes les huit. La doyenne dirige ces actes libidineux, et la plus entière soumission de notre part y règne. Avant le déjeuner, il arrive souvent qu'un des Révérends Pères fait demander dans son lit une de nous; le frère geôlier apporte une carte où est le nom de celle que l'on veut; le régent du jour l'occupât-il alors, il n'a pas même le droit de la retenir, elle passe, et revient quand on la renvoie. Cette première cérémonie finie, nous déjeunons; de ce moment jusqu'au soir, nous n'avons plus rien à faire; mais à sept heures en été, à six en hiver, on vient chercher celles qui ont été nommées; le frère geôlier les conduit lui-même, et, après le souper, celles qui ne sont pas retenues pour la nuit reviennent au sérail. Souvent aucune ne reste, ce sont de nouvelles que l'on envoie prendre pour la nuit; et on les prévient également, plusieurs heures à l'avance, du costume où il faut qu'elles se rendent; quelquefois il n'y a que la fille de garde qui couche.

– La fille de garde, interrompis-je, quel est donc ce nouvel emploi?

– Le voici, me répondit mon historienne. Tous les premiers des mois, chaque moine adopte une fille qui doit pendant cet intervalle lui tenir lieu et de servante et de plastron à ses indignes désirs; les doyennes seules sont exceptées, en raison du devoir de leur chambre. Ils ne peuvent ni les changer dans le cours du mois, ni leur faire faire deux mois de suite; rien n'est cruel, rien n'est dur comme les corvées de ce service, et je ne sais comment tu t'y feras. Aussitôt que cinq heures du soir sonnent, la fille de garde descend près du moine qu'elle sert, et elle ne le quitte plus jusqu'au lendemain, à l'heure où il repasse au couvent. Elle le reprend dès qu'il revient; ce peu d'heures s'emploie par elle à manger et à se reposer, car il faut qu'elle veille pendant les nuits qu'elle passe auprès de son maître; je te le répète, cette malheureuse est là pour servir de plastron à tous les caprices qui peuvent passer par la tête de ce libertin: soufflets, fustigations, mauvais propos, jouissances, il faut qu'elle endure tout; elle doit être debout toute la nuit dans la chambre de son patron et toujours prête à s'offrir aux passions qui peuvent agiter ce tyran; mais la plus cruelle, la plus ignominieuse de ces servitudes, est la terrible obligation où elle est de présenter sa bouche ou sa gorge à l'un ou l'autre besoin de ce monstre; il ne se sert jamais d'aucun autre vase: il faut qu'elle reçoive tout, et la plus légère répugnance est aussitôt punie des tourments les plus barbares. Dans toutes les scènes de luxure, ce sont ces filles qui aident aux plaisirs, qui les soignent, et qui approprient tout ce qui a pu être souillé: un moine l'est-il en venant de jouir d'une femme? c'est à la bouche de la suivante à réparer ce désordre; veut-il être excité? c'est le soin de cette malheureuse; elle l'accompagne en tout lieu, l'habille, le déshabille, le sert, en un mot, dans tous les instants, a toujours tort, et est toujours battue; aux soupers, sa place est, ou derrière la chaise de son maître, ou, comme un chien, à ses pieds, sous la table, ou à genoux, entre ses cuisses, l'excitant de sa bouche; quelquefois elle lui sert de siège ou de flambeau; d'autres fois elles seront toutes quatre autour de la table, dans les attitudes les plus luxurieuses, mais en même temps les plus gênantes. Si elles perdent l'équilibre, elles risquent ou de tomber sur des épines qui sont placées près de là, ou de se casser un membre, ou même de se tuer, ce qui n'est pas sans exemple; et pendant ce temps les scélérats se réjouissent, font débauche, s'enivrent à loisir de mets, de vins, de luxure et de cruauté.

– Ô ciel! dis-je à ma compagne en frémissant d'horreur, peut-on se porter à de tels excès! Quel enfer!

– Écoute, Thérèse, écoute, mon enfant, tu es loin de savoir encore tout, dit Omphale. L'état de grossesse, révéré dans le monde, est une certitude de réprobation parmi ces infâmes, il ne dispense ni des punitions, ni des gardes; il est au contraire un véhicule aux peines, aux humiliations, aux chagrins. Combien de fois est-ce à force de coups qu'ils font avorter celles dont ils se décident à ne pas recueillir le fruit! et s'ils le recueillent, c'est pour en jouir: ce que je te dis ici doit te suffire pour t'engager à te préserver de cet état le plus longtemps possible.

– Mais le peut-on?

– Sans doute, il est de certaines éponges… Mais si Antonin s'en aperçoit, on n'échappe point à son courroux; le plus sûr, est d'étouffer l'impression de la nature en démontant l'imagination, et avec de pareils scélérats, cela n'est pas difficile.

Au reste, poursuivit mon institutrice, il y a ici des attenances et des parentés dont tu ne te doutes pas, et qu'il est bon de t'expliquer, mais ceci rentrant dans le quatrième article, c'est-à-dire dans celui de nos recrues, de nos réformes et de nos changements, je vais l'entamer pour y renfermer ce petit détail.

Tu n'ignores pas, Thérèse, que les quatre moines qui composent ce couvent sont à la tête de l'ordre, sont tous quatre de familles distinguées, et tous quatre fort riches par eux-mêmes. Indépendamment des fonds considérables faits par l'ordre des Bénédictins pour l'entretien de cette voluptueuse retraite, où tous ont espoir de passer tour à tour, ceux qui y sont ajoutent encore à ces fonds une partie considérable de leurs biens; ces deux objets réunis montent à plus de cent mille écus par an, qui ne servent qu'aux recrues ou aux dépenses de la maison; ils ont douze femmes sûres et de confiance, uniquement chargées du soin de leur amener un sujet chaque mois, entre l'âge de douze ans et celui de trente, ni au-dessous, ni au-dessus. Le sujet doit être exempt de tout défaut et doué du plus de qualités possible, mais principalement d'une naissance distinguée. Les enlèvements, bien payés, et toujours faits très loin d'ici, n'entraînent aucun inconvénient; je n'en ai jamais vu résulter de plaintes. Leurs extrêmes soins les mettent à couvert de tout; ils ne tiennent pas absolument aux prémices; une fille déjà séduite, ou une femme mariée, leur plaît également; mais il faut que le rapt ait lieu, il faut qu'il soit constaté; cette circonstance les irrite; ils veulent être certains que leurs crimes coûtent des pleurs; ils renverraient une fille qui se rendrait à eux volontairement; si tu ne t'étais prodigieusement défendue, s'ils n'eussent pas reconnu un fond réel de vertu dans toi, et par conséquent la certitude d'un crime, ils ne t'eussent pas gardée vingt-quatre heures. Tout ce qui est ici, Thérèse, est donc de la meilleure naissance; telle que tu me vois, chère amie, je suis la fille unique du comte de ***, enlevée à Paris à l'âge de douze ans, et destinée à avoir cent mille écus de dot un jour; je fus ravie dans les bras de ma gouvernante qui me ramenait seule dans une voiture, d'une campagne de mon père à l'abbaye de Panthemont où j'étais élevée; ma gouvernante disparut; elle était vraisemblablement gagnée; je fus amenée ici en poste. Toutes les autres sont dans le même cas. La fille de vingt ans appartient à l'une des familles les plus distinguées du Poitou. Celle de seize est fille du baron de ***, l'un des plus grands seigneurs de Lorraine; des comtes, des ducs et des marquis sont les pères de celle de vingt-trois, de celle de douze, de celle de trente-deux; pas une enfin qui ne puisse réclamer les plus beaux titres, et pas une qui ne soit traitée avec la dernière ignominie. Mais ces malhonnêtes gens ne se sont pas contentés de ces horreurs; ils ont voulu déshonorer le sein même de leur propre famille. La jeune personne de vingt-six, l'une de nos plus belles sans doute, est la fille de Clément, celle de trente-six est la nièce de Jérôme.

Dès qu'une nouvelle fille est arrivée dans ce cloaque impur, dès qu'elle y est à jamais soustraite à l'univers, on en réforme aussitôt une, et voilà, chère fille, voilà le complément de nos douleurs; le plus cruel de nos maux est d'ignorer ce qui nous arrive, dans ces terribles et inquiétantes réformes. Il est absolument impossible de dire ce qu'on devient en quittant ces lieux. Nous avons autant de preuves que notre solitude nous permet d'en acquérir, que les filles réformées par les moines ne reparaissent jamais; eux-mêmes nous en préviennent, ils ne nous cachent pas que cette retraite est notre tombeau; mais nous assassinent-ils? Juste ciel! le meurtre, le plus exécrable des crimes, serait-il donc pour eux, comme pour ce célèbre maréchal de Retz [4] , une sorte de jouissance dont la cruauté, exaltant leur perfide imagination, pût plonger leurs sens dans une ivresse plus vive? Accoutumés à ne jouir que par la douleur, à ne se délecter que par des tourments et par des supplices, serait-il possible qu'ils s'égarassent au point de croire qu'en redoublant, qu'en améliorant la première cause du délire, on dût inévitablement le rendre plus parfait, et qu'alors, sans principes, comme sans foi, sans mœurs, comme sans vertus, les coquins, abusant des malheurs où leurs premiers forfaits nous plongèrent, se satisfissent par des seconds qui nous arrachassent la vie? Je ne sais… Si on les interroge sur cela, ils balbutient, tantôt répondent négativement, et tantôt à l'affirmative; ce qu'il y a de sûr, c'est qu'aucune de celles qui sont sorties, quelques promesses qu'elles nous aient faites de porter des plaintes contre ces gens-ci et de travailler à notre élargissement, aucune, dis-je, ne nous a jamais tenu parole… Encore une fois, apaisent-ils nos plaintes, ou nous mettent-ils hors d'état d'en faire? Lorsque nous demandons à celles qui arrivent des nouvelles de celles qui nous ont quittées, elles n'en savent jamais. Que deviennent donc ces malheureuses? Voilà ce qui nous tourmente, Thérèse, voilà la fatale incertitude qui fait le malheur de nos jours. Il y a dix-huit ans que je suis dans cette maison, voilà plus de deux cents filles que j'en vois sortir… Où sont-elles? Pourquoi toutes ayant juré de nous servir, aucune n'a-t-elle tenu parole?

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